mardi 3 avril 2012 - par Frédéric Peter

Les racines du mal sont connues

L'affaire Merrah nous a interrogé sur ces fameuses origines du mal. En passant sous silence les acquis des sciences psychosociales. Que nous apprend cette psychologisation constante du mal ? Ou son opposé, la sociologisation ? Sans doute le refus de considérer notre propension à la soumission et à la réalisation du mal. 

L’affaire Merrah, entre autres choses, met en lumière la tendance grandissante de nos sociétés à s’interroger sur les racines du mal, prises en flagrant délit d’incompréhension. Evidemment, cette affaire met en exergue le crime dans sa singularité, son spectaculaire, son caractère franchement isolé et donc abyssal. Mais cela fait un demi siècle maintenant que les racines du mal (pour reprendre le titre d’un roman de Dantec) ont été clairement élucidées, n’en déplaisent aux tenant d’un psychologisme à outrance (qui pensent que tout est affaire de trajectoire intra-individuelle) et à ceux, opposés mais amis au fond, d’une sociologisation facile et bien pensante. (Mucchielli par exemple).

Donc 50 ans. En fait depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et l’émergence de la psychologie sociale. Depuis les manipulations expérimentales de S.Milgram et Zimbardo, aux USA dans les années 1960. Depuis les travaux de T.Adorno sur la personnalité autoritaire (dont la portée explicative a certes vieillit depuis).

Qui connait la psychologie sociale ? Pas grand monde ? Pourtant, ses plans expérimentaux et ses paradigmes ont fait naître les résultats les plus contre-intuitifs qui soient. De manière écologique en plus. (La critique, voulant que ces résultats issus de recherches fondamentales soient non reproductibles dans le réel, ne tient pas, en témoigne la modélisation des mécanismes ayant permis la Shoah). Mais s’ils sont passés sous silence, c’est que l’idée de l’Homme qu’ils véhiculent n’est pas reluisante, voire même nauséabonde. Pourtant, point de parti pris moralisateur chez tous ces chercheurs, dont les meilleurs sont maintenant français. Pas de clivage politique non plus. Mais voilà, ça achoppe.

L’affaire Merrah est un cas isolé, fruit d’une histoire individuelle dont on tentera encore longtemps d’en comprendre les ressorts. Mais ce qui est significatif, c’est la focalisation systématique des médias pendant ces quelques jours à vouloir expliquer le mal. Or, si on tente d’expliquer, de comprendre le mal, alors il ne faut pas prendre comme étalon l’affaire de Toulouse. Il faut savoir cliver, entièrement. Oser dire que le mal, autrement dit la criminalité, est d’abord l’affaire des masses, de division des tâches, permise par une modernité assumée. Admettre encore que les meurtres isolés nous apprennent peu sur les mécanismes qui amènent à tuer. Que tuer, en soi, n’est souvent qu’une extrémité spectaculaire d’un processus de succession de multiples tâches anodines (cf. division des tâches dans l’Holocauste et dans tout type de massacre…). Le mal nait ainsi : la plupart de ses réalisateurs ne savent pas qu’ils le créent, qu’ils y participent.

Toulouse montre une chose, au fond : l’Homme est incapable de s’interroger sur le mal et ses origines en se référant à sa propre part de responsabilité. Il la rejette tantôt sur la folie (psychologisation), tantôt sur les variables sociales (sociologisation), voire sur d’hypothétiques tares génétiques (biologisation). Il préfère se dire que tout ceci est bien mystérieux et qu’au fond, le mal est la résultante d’individus mauvais par essence et isolés par choix ou force.

Milgram nous montre (et les reproductions du paradigme depuis 45 ans le confirment avec arrogance) que chaque individu (entre 65% et 85%) placé en situation dite agentique, de soumission, sans pression physique et psychique, obéit à un ordre de faire souffrir. Zimbardo nous dit, qu’en transformant d’honnêtes gens en gardiens de prison (pour son expérience), ces derniers, en quelques jours, deviennent violents et humiliants avec les détenus (plus que les gardiens professionnels). On appelle cet effet le Lucifer Effect, ou expérience de Stanford. Notons que Zimbardo et ses collègues avaient pris soin de sélectionner des individus stables psychiquement. Dans l’anthropologie du mal, le sadique est exclu. En effet, il est, par nature, incontrôlable. Il faut des individus conformistes (nous tous, en somme), obéissant, car le sadique fait très vite n’importe quoi, pulsions obligent (les nazis savaient bien qu’il ne fallait pas confier les exécutions sommaires de juifs en Pologne à des SS sadiques, mais plutôt à des gradés plus tempérés, plus…intégrés…)

Au final, qu’apprend-t-on de ces quelques jours de folie médiatique ? Que les actes d’un homme nous amènent à nous interroger viscéralement sur le mal. En extirpant d’office notre potentielle responsabilité dans cette démarche. Que le tout-venant procède ainsi peut se comprendre. Mais les journalistes ? Nous abreuvant d’interview d’experts, personne ne prend soin de préciser que les mécanismes fondamentaux de la violence sont avant tout psychosociaux et dépendent d’abord de l’environnement. Cela n’exclut pas des Merrah, là n’est pas le débat. Mais encore une fois, des acquis scientifiques établis solidement, sont ignorés, car provenant de sciences humaines, à l’écho médiatique quasi nul.

Frédéric Peter, psychologue, doctorant en psychologie.



12 réactions


  • jef88 jef88 3 avril 2012 17:58

    les acquis des sciences psychosociales

    sont des bonnes (?) façons de trouver des excuses


    • surferrosa 3 avril 2012 19:40

      Je ne cherche pas à trouver des excuses. La plupart des études apportent des données corrélationnelles, qui mettent en lien un comportement donné, dans un contexte donné avec des résultats visibles. 

      Parler d’influence de l’environnement ne nous exonère pas de notre propre part de responsabilité dans l’émission d’un comportement. (l’acte de penser dirait H.Arendt)

      Concernant les tueries isolées, les plus médiatisées, celle-là, oui, obéissent à une autre logique.



  • epicure 3 avril 2012 20:31

    Et quid de ceux qui donnent les ordres ?
    Quel est le profil des personnes qui prennent la responsabilité de faire torturer, exécuter etc... des gens qui n’ont jamais menacé personne ?
    Est ce que n’importe qui peut prendre la décision de faire exécuter des civils par exemple ?

    Parce que en général il n’ont pas un pistolet sur al tempe ceux qui prennent ces décision, et du point de vu concret ils n’ont rien à perdre à ne pas le faire.

    Quel était le profil des hitler, staline, mao, pol pot etc..... ?


    • surferrosa 3 avril 2012 20:42

      d’accord avec votre remarque ;

      Mais je me plaçais du côté de ceux qui obéissent (soumission).
      Les donneurs d’ordres sont tout autres (encore que les innombrables grades, échelles et subdivision permettent une dilution efficace du sentiment de responsabilité).


    • surferrosa 3 avril 2012 20:43

      d’ailleurs, pour reprendre votre réflexion, le tribunal de Nuremberg s’est vite abstenu de tenter de juger les subalternes, pour se centrer sur les gradés.


  • chapoutier 3 avril 2012 22:23

    merah : pourquoi m’avez vous trahi
    http://www.boursorama.com/actualite...

    trois noms de « responsables des services français

    Surtout, l’avocate entend démontrer que Mohamed Merah travaillait pour les services de renseignements français.

    Selon Me Mokhtari des avocats français seraient prêts à aider sa démarche et indiquer qu’elle remettrait une liste de trois noms de « responsables des services français » et de deux autres personnes étrangères, travaillant avec Mohamed Merah, pour qu’ils soient entendus dans cette affaire. ....////....Mais l’avocate ne révèle pas comment elle s’est procurées les vidéos par « des personnes au cœur de l’évènement » et réserve leur contenu pour la justice française.
    http://www.saphirnews.com/Pour-l-av...


  • hopeless 3 avril 2012 23:35
    à l’auteur,

    j’ai moinssé votre article parce qu’il laisse entendre du début à la fin que Merah est un criminel psychopathe. Si vous suivez un minimum l’actualité sur AgoraVox, vous ne pouvez pas ignorer qu’il y a de fortes suspicions pour que Mérah ait été largement manipulé, que ces meurtres ont été exécutés par des tueurs professionnels des services secrets, et qu’on a tout fait pour lui en faire porter le chapeau. Du coup vous devenez automatiquement suspect de participer à une opération de propagande criminelle. 


    • surferrosa 4 avril 2012 09:04

      Eh bien relisez encore mon article.

      J’insiste pour ne prendre l’affaire Merrah que comme prétexte à l’analyse non pas de l’affaire, mais de la façon, dont les médias ont traité ce qu’eux mêmes ont nommé les « racines du mal ». 

      Je ne me prononce pas sur le fond de l’affaire (qui suis-je pour ça ?), simplement sur mon ressenti concernant le traitement médiatique d’une part (parmi d’autre) de l’affaire. Mes réflexions portent sur le traitement journalistique...qui est Merrah et est-il manipulé... ? Je laisse la réponse à d’autres, plus compétents. 

      Quand à « devenir automatiquement suspect de participer à une opération de propagande criminelle »... parce qu’on affiche ses réflexions....



  • Jacques Raffin Jacques Raffin 5 avril 2012 12:35

    Monsieur Peter,

    Cet étalage d’érudition, que nous apprend-il finalement, une fois traduit en français normal ?
    Que nous avons tous une part de responsabilité dans l’état de la société et dans le mal qui se manifeste de manière spectaculaire à travers certains individus… Et après ?
    C’est là, que ça aurait pu devenir intéressant, et utile…
    Mais, non. On s’arrête là…
    Alors, à quoi bon ?
    À quoi bon toute cette science, si vous ne nous apportez pas un moyen ou un espoir d’améliorer le schmilblick ?


    • surferrosa 5 avril 2012 14:20

      Monsieur ;


      votre remarque est celle de mes étudiants et collègues. 
      La réponse, bizarrement, est dans ce savoir.
      Le fait de connaitre les mécanismes de soumission (et donc le lien avec le mal) permet d’en être protégé, ou au moins, conscient. C’est cette conscience, je crois qui devrait être cultivée, peut-être dès le lycée, en cours de philo ou d’histoire. 
      Les personnes admettant leur part de responsabilité sont plus résistantes à la manipulation. 
      C’est peut-être peu, j’en conviens, mais déjà un début. 


  • crly 7 avril 2012 20:29

    1°/ Vous évoquez la possibilité de sensibiliser la jeunesse à cet aspect social à travers les cours d’histoire et de philo.

    Je suis étonné de cette restriction. Tout enseignant (jusqu’au secondaire au moins, mais pourquoi limiter) se doit d’être aussi un éducateur.

    2°/ Je vous interpelle pour savoir si vous pensez pouvoir raccrocher la reflexion d’Henri Laborit à vos propos. Et le cas échéant si vous pouvez nous faire part de l’articulation que vous envisagez.

    « Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change. »


    • surferrosa 11 avril 2012 22:36

      Les travaux de Laborit se situaient dans un cadre neurobiologique, mais lui-même insistait sur les articulations indispensables entre ses conclusions et la psychologie comportementale. Cela dit, ses travaux, à ma connaissance, portaient essentiellement sur les réactions psychoneurobiologiques en situation se stress aigu et chronique. (cf. le film de Resnais "Mon Oncle d’Amérique)

      Je ne sais pas si des travaux articulant psychologie sociale et psychoneurobiologie ont été réalisé à ce jour. Il y a bien eu quelques tentatives, mais isolées. 
      Ceci dit, votre citation de Laborit rejoint mon idée de départ, qui n’est pas si simpliste qu’elle en a l’air. 

      cordialement

Réagir