Les trois fantasmes de Bruxelles et la balkanisation de l’Europe
Un fantasme est une représentation imaginaire qui permet à une personne de construire des scénarios inconscients en fonction de ses désirs refoulés ou secrets. C’est un stimulant efficace lorsqu'il n'expose pas le rêveur à des scènes obsessionnelles qui nuisent à son propre épanouissement.
Or, la psyché de la fourmilière fonctionne comme s’il s’agissait d’une seule personne. Ce sont les mêmes mécanismes qui font agir le groupe et les individus, et c’est le même carburant qui les alimente : la volonté de puissance. Les projections élaborées par les sociétés humaines pour tracer leur avenir ne sont souvent rien d’autre que des fantasmes collectifs, des rêves qui leur permettent de croire que demain sera un autre jour.
Pour comprendre l’origine de la surdité de la plupart des dirigeants des pays membres de l’Union Européenne, il est intéressant d’identifier les fantasmes à partir desquels se construisent les synopsis imposés par Bruxelles aux états membres. Ils sont au nombre de trois :
Le premier fantasme consiste à considérer l'« intégration » comme une panacée. Cette soi-disant « intégration » n’est qu’une illusion, d’autant plus étonnante qu’elle fait référence à une mosaïque d’états qui jouent les uns avec les autres sur le dumping social et la valeur réelle de l’Euro sur leurs territoires respectifs pour tirer leur épingle du jeu.
Après l’implosion de l’URSS et du « bloc de l’est » et la dislocation de l’ex Yougoslavie, l'UE s'est engagée dans une intégration de plus en plus poussée au sein d'un système affichant des valeurs dites « démocratiques ». L’intégration à l’UE vertueuse des ex « démocraties populaires » était supposée se traduire par l’éradication définitive des idées nationalistes en leur permettant de monter en route dans le train majestueux de la prospérité « libérale » et du marché unique.
Après la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie, la Slovénie a adhéré en 2004, suivie par la Roumanie et la Bulgarie en 2007. Restent 5 ou 6 autres pays (selon que l’on reconnaît ou non l’indépendance du Kosovo), représentant environ 15 millions d’habitants, qui se sont retrouvés encerclés, tels un ghetto au sein de l'UE. Et on peut se demander pourquoi l’UE ne peut pas intégrer ce petit territoire où habite une population équivalente en nombre à celle de l’Ile de France.
La difficulté ne réside pas dans le processus technique de traduction de l'acquis communautaire ni dans une réticence des États des Balkans à entreprendre des réformes, mais dans des éléments qui fonctionnent comme une symbiose, s’alimentant les uns les autres :
- L’évolution de la Pologne et de la Hongrie vers des positions nationalistes sous l’impulsion des électeurs a refroidi les élans de l’UE qui ne veut plus réellement s'élargir
- les dirigeants des pays concernés ne voient aucun avantage d'une adhésion à l'UE pour leurs régimes clientélistes
- les citoyens de ces pays observent la crise institutionnelle de l'UE et savent que leur adhésion ne garantira pas la prospérité : il leur suffit de regarder la Croatie et la Bulgarie. Ceux qui sont jeunes et instruits ont choisi une autre solution en émigrant… dans un des pays membres de l’UE.
Le deuxième fantasme est celui de la « justice de transition » qui est allé jusqu’à instituer un tribunal pour juger et condamner les crimes de guerre réels des « nettoyages ethniques » au nom d’un droit immanent et réputé universel. L’idée qui sous-tendait le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) était simple : exposer les faits et traduire les criminels en justice ne devait pas seulement permettre d’obtenir justice, mais aussi de provoquer une profonde catharsis politique et morale, un purgatoire, un mal nécessaire à la guérison des sociétés des Balkans qui s’étaient fourvoyées depuis cinquante dans sur des chemins diaboliques ! Les archives du TPIY représentent une base de données monumentale sur le mal humain, où des crimes de guerre horribles sont décrits en détail, presque rien n’est laissé au hasard. Or, contrairement aux attentes, les criminels de guerre de toutes "parties" sont célébrés aujourd’hui dans leurs communautés pour des actes qualifiés d’héroïques.
Le troisième fantasme est que l'économie de marché finira par tout régler. En privatisant les biens et les services des états transférés à des opérateurs locaux et en promettant la réalisation de profits conséquents à des investisseurs étrangers, la prospérité devait fatalement effacer la grisaille collectiviste et le « ruissellement » ferait oublier aux populations le cauchemar des années sombres. Mais en fait, les réformes « néolibérales » mises en place par l'UE, le FMI et la Banque mondiale n'ont fait qu'enrichir les dirigeants locaux et les prédateurs internationaux, tout en confisquant à ces populations le peu de production industrielle, de production agricole et d'indépendance économique qu’elles avaient. Aujourd’hui, la plupart des citoyens des Balkans se considèrent comme des travailleurs mal rémunérés, des retraités appauvris et des jeunes au chômage, ce qui provoque une émigration massive vers l’Allemagne, l’Autriche et l’Irlande.
La situation actuelle en Europe est la conséquence de la conjugaison de ces trois fantasmes. Les anciens slogans de "l'unité dans la diversité" et du "modèle social européen" n’ont pas résisté à la puissance aveugle de ces convictions vendues comme des vérités intangibles et indiscutables.
Le fiasco bilatéral du Brexit, les affrontements au parlement européen, le châtiment qui s’abat sur les plus faibles ou les plus endettés et l’approfondissement des divisions entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, toutes ces réalités montrent à l’évidence que ce ne sont pas les Balkans qui ont été européanisés mais l’Europe qui est en train de se balkaniser. Le mythe de l'européanisation nuit à l'avenir de l'UE elle-même et aux pays qui attendent dans leur antichambre. La Turquie l’a compris et a abandonné le projet.
Pour Henri Atlan, toute hypothèse scientifique vraiment nouvelle et novatrice est de l'ordre du délire ou du fantasme. C'est dans la mesure où ce délire, ou ce fantasme, accepte de se modifier, voire d'être abandonné dans des confrontations, qu'il s'en écarte.