Les virus sont-ils naturellement nocifs ?
Ceux qui proposent aujourd’hui de « sauver la nature » pour éviter le désastre final prédit par certains, notamment à cause des virus, font un peu songer à ces prêcheurs d’antan qui priaient pour éviter l'enfer. C’est en effet l’inconvénient d’un discours religieux plaqué sur le vivant ; car si le salut de l’âme dépend des croyances de chacun, le désir salvateur de notre planète nous place dans la curieuse position d’être l’égal des dieux. Or justement ces dieux supposés, c’est à dire les humains, sont actuellement en bien mauvaise posture avec le Covid-19.

Certes nous attendons tous avec impatience que les transhumanistes fassent de nous des cyborgs immortels, mais cela n’empêchera pas les contaminations virales des systèmes informatiques et la cybercriminalité. Et le fait que les ordinateurs « ordonnent », comme leur nom l’indique, n’est guère rassurant. Il faut donc reconnaître que nous sommes cernés de toutes parts, que les virus sont désormais partout, et même qu’ils représentent en définitive une part importante quoique invisible du monde et de nous-mêmes.
Car le paradoxe est que sans ces messagers qui nous transmettent à notre insu leur code génétique, nous n'existerions tout simplement pas. Notre tube digestif abrite en effet de 10 12 à 10 14 de micro-organismes soit 2 à 10 fois plus que le nombre total des cellules de notre corps. Et c'est l'ensemble des bactéries virus et parasites constituant notre microbiote, sans lequel nous serions incapables de digérer quoi que ce soit, qui veille au bon fonctionnement de notre système immunitaire. Ajoutons que les virus, comme les gènes et le langage, contiennent par essence de l’information sans laquelle aucun système ne pourrait exister.
Il y a certes des virus utiles pour notre santé et d’autres qui sont nocifs. Mais cela signifie-t-il qu’ils sont bons ou mauvais en eux-mêmes ? Sur le plan biologique la plupart sont spécifiques d’une espèce vivante, et tous ont en commun de dépendre entièrement des cellules qu'ils piratent pour l'accomplissement de leur cycle de vie. Il faut néanmoins remarquer que l’issue létale du Covid-19, par exemple, ne dépend pas toujours de sa charge infectieuse mais d’une réponse immunitaire disproportionnée de la personne infectée entrainant des phénomènes inflammatoires excessifs qui finissent par menacer l’intégrité des organes vitaux. Cette chose minuscule peut donc non seulement attaquer les cellules corporelles des êtres vivants en les parasitant par un message subversif, mais aussi répandre une peur viscérale dans l’organisme.
Or les attaques des virus dans le corps sont un peu la métaphore des attaques terroristes contre les États. Noah Harari constate que la panique sociale qui suit celles-ci évoque la situation d’une faible mouche excitant si fort l’oreille d’un pachyderme que cela peut entrainer sa réaction exagérée, comme le fait de tout casser dans le magasin de porcelaine. Sur le même fil l’anthropologue Faouzi Skali rappelle que dans tradition coranique soufie du mythe de Babel, l’Éternel punit l’hubris de Nemrod par l’envoi d’un minuscule moustique. Celui-ci entre alors dans son nez et lui cause un tel dérangement qu'il se jette littéralement contre les murs et abandonne son orgueilleux projet.
Pour le philosophe Emanuele Coccia notre angoisse face au Covid-19 vient en grande partie du fait que nos civilisations qui n’ont jamais été aussi bien équipées sur le plan technique semblent démunies face à un minuscule virus qui remet en cause le narcissisme de nos sociétés et nos représentations de la vie et de la mort. Il défend l’idée selon laquelle « Le virus est une forme anarchique de métamorphose » non limitée aux frontières d’un corps et potentiellement capable de modifier tous les vivants pour jouer un rôle essentiel dans l’évolution. Et cite Gilles Deleuze qui écrivait dans Mille Plateaux « nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes ».
Selon lui notre imaginaire nous conduit encore à nous représenter la nature comme une demeure de vie rassurante soumise à notre puissance exclusive et à « la fétichisation de notre moi », tout en ignorant que celle-ci est en réalité l’objet d’un chamboulement permanent où la puissance constructive ou destructive n’est pas nécessairement liée à la force apparente ou à la capacité cérébrale des êtres en présence. L’humain lui-même est un être composite édifié sur le cadavre de tous les vivants qui nous ont précédés durant notre très longue histoire parce que « Il y a toujours du non-vivant dans le vivant ». Et c’est le nombre considérable de bactéries et de virus que nous accueillons en nous-mêmes qui a contribué à nous façonner depuis l’origine en favorisant des émergences dont certaines se sont révélées plus efficaces que d’autres pour l'adaptation au milieu de vie et à ses changements successifs.
Il est bien sûr légitime aujourd’hui d’éviter un danger par le confinement, et de soigner tous ceux qui sont touchés par ce virus, même s’il eût mieux valu isoler les personnes atteintes au début de la pandémie au lieu de gérer l’impréparation totale. Mais à présent que chacun est conscient du danger on mesure aussi les efforts exceptionnels réalisés par les personnels de santé, ainsi que par celles et ceux, souvent les plus mal payés de la société, qui dans les transports, les entreprises, le nettoyage, les supermarchés, les services publics, l’agriculture et ailleurs assurent avec courage la continuité de la vie pour tous. Un sincère merci à eux !
Il reste que cette pandémie interroge le modèle cartésien de « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » dans la lignée du projet biblique originel, car en réalité nous ne sommes pas en dehors de la nature ni au-dessus d’elle. Nous sommes seulement un composant parmi tous les autres, particulier sans doute, mais peut-être pas essentiel, contrairement à nos croyances. Pour les scientifiques c’est la domestication des animaux à partir du néolithique qui a facilité la propagation virale en servant de pont entre certaines espèces sauvages et les humains. Or s’il existe à présent des milliers de virus recensés, la plupart des chercheurs considèrent que certains peuvent être les symptômes du déséquilibre de la relation entre l'homme et l'animal, ou entre nous et notre biotope. En modifiant l’information génétique des cellules, tel un palimpseste, les virus nous enverraient ainsi un signal d’alerte relatif à nos modes de vie contemporains.
Si le nombre de personnes infectées diminue dans les pays riches grâce à la santé publique, aux progrès de l’hygiène et aux vaccins, en revanche le nombre d‘épidémies a été multiplié par 10 depuis 1940. Pour les spécialistes plusieurs faits sont en cause : destruction de l'habitat naturel de certaines espèces, perte de la biodiversité, prolifération de l’élevage industriel, augmentation des températures et mondialisation des échanges sont en effet les conditions idéales pour l’essor des agents pathogènes. Mais ces modifications nécessitent sûrement davantage le changement de nos habitudes (production, consommation, transport…), avec la recherche de ce qui est essentiel pour chaque humain, qu’une guerre stérile contre les virus.
Car l’emploi du mot « guerre », comme autrefois par Clémenceau, mais à présent face au virus, n’est pas forcément le plus adapté sauf à désigner « L’art de la guerre » de Sun Tzu. Pour celui-ci il s’agit en effet moins d’anéantir un adversaire qui est ici imprévisible, multiforme et insaisissable que de lui faire perdre l’envie de se battre. Car c’est sa connaissance et celle de son environnement qui est la clé de voûte de toute victoire : « L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat. » Et Lao Tseu ajoute : « Le plus grand conquérant est celui qui sait vaincre sans bataille ».
Or quand les virus se manifestent de cette façon si terrible, c’est un peu le retour brutal des forces obscures de notre méconnaissance du monde et de la part inconsciente de nous mêmes qui refont surface. Et si l’on n’a pas su prévenir il faut bien tenter de guérir. Peut-être les historiens du futur feront-ils un jour le constat qu’en dépit de notre puissance revendiquée, à laquelle seuls les naïfs peuvent encore croire, c’est un ridicule et minuscule virus pas même vivant qui fit un jour basculer les humains vers une autre culture ? D’autant que si les actions des grandes banques sont à présent au plus bas, celles des « banques de la colère » dont parle Peter Sloterdijk, risquent bientôt d’être au plus haut. Car la civilisation qui suppose les renoncements personnels, et donc la frustration, n’est pas une partie de plaisir ; elle interroge depuis toujours les projets de vie que nous sommes capables d’élaborer et de supporter en commun. Or l’achat de masques pour la France rachetés « sur le tarmac » par nos alliés américains fait tomber les masques et augure mal de la suite 1 tout comme le fait de se masquer à nous-mêmes la mise en place progressive de sociétés chaque jour plus autoritaires.
C.C.© 4 avril 2020
Lien iconographique : Bimaculated Duck, aquarelle de John James Audubon https://www.audubon.org/birds-of-america
Lien article Emanuele Coccia dans Philosophie magazine : https://www.philomag.com/les-idees/emanuele-coccia-le-virus-est-une-force-anarchique-de-metamorphose-42893