lundi 1er octobre 2018 - par Clark Kent

Mais où est donc passée la société civile ?

Hier, alors que je rentrais à la maison, j’ai entendu à la radio, dans ma voiture, une voix que je ne connaissais pas : « Politique ? C’est pas un métier », disait cette voix, « ce ne sont ni les députés ni les ministres qui détiennent la solution aux défis auxquels nous sommes confrontés. La clé est dans la société civile. il faut que chacun de nous s’implique dans des actions liées à notre environnement immédiat ».

Belle envolée lyrique ! Sauf qu’il faudrait savoir de quoi on parle, parce que l’expression « société civile » est utilisée dans plusieurs sens différents, parfois opposés.

Avant d'être confisquée par les mouvements « anti-establishment » le terme « société civile » existait déjà dans le droit français et désignait une forme de société qui n’était ni « commerciale », ni « publique » et relevait donc des juridictions « civiles ». Dans la philosophie des lumières, « société civile » désignait la communauté politique par opposition à l’ « état de nature » alors que dans le courant libéral anglais la même expression s’appliquait aux garantie des droits individuels et de la propriété face à l’état considéré comme oppresseur. La confusion régnait déjà, bient bien avant la diffusion de cette formule dans toutes les grandes surfaces de la consommation médiatique.

Aujourd’hui ce même terme est un outil polyvalent, utilisable pour parler de tout et son contraire. Quand il est mis en avant par l’ONU, il désigne un ensemble d'associations non gouvernementales qui se disent indépendantes, des chevaliers blancs modernes qui défendent la veuve et l’orphelin : ONG et OSC (Organisations de la société civile) sont présentées comme des institutions nécessaires aux états (dont elles sont dépendantes financièrement) même si certaines affichent une position critique vis-à-vis de ces mêmes états. Pour bien embrouiller les esprits, les anglo-saxons qui sont des orfèvres en la matière ont même forgé un nouveau sigle, les GONGO (Government-Organized Non-Governmental Organization) ce qui signifie : "Organisation Non Gouvernementale Organisée par le Gouvernement".

L’Union Européenne n’est pas en reste dans la pratique de l’enfumage indolore, incolore et inodore. Pour le « livre blanc de la gouvernance », « La société civile regroupe notamment les organisations syndicales et patronales (les « partenaires sociaux »), les organisations non gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des églises et communautés religieuses », autrement dit, la société n’est pas l’ensemble des citoyens, mais celui des organisations censées représenter leur volonté sans même soumettre leur « légitimité » à un semblant de processus d’évaluation. Les élections de représentants font place au lobbying des groupes de pression.

Pour la voix qui parlait dans ma radio, les choses paraissaient pourtant claires : en supprimant les libertés fondamentales l’état « totalitaire » était considéré une forme d'écrasement de la « société civile » par le pouvoir politique, alors que d'aucuns assimilent la société civile au marché, au règne de l'argent, asservie qu'elle estaux intérêts individuels, et que pour eux, l'état est justement le seul garant de l'intérêt général.

En fait, la formule a surtout proliféré depuis les années 1980 dans la presse de tous les pays du globe. Partout, elle recouvre des connotations diverses et vagues, ce qui permet d’animer des débats dans soirées télévisées qui « font le buzz » et de noyer le poisson dans son bocal.

 

Plus précisément, dans le vocabulaire politique français actuel, le terme « société civile » est perçu comme antonyme de « professionnels de la politique ». Déjà, quand Bérégovoy avait nommé Tapie ministre, Mitterrand l’avait présenté comme issu de la « société civile ». Pareil pour Luc Ferry avec Raffarin, une tactique comme une autre pour désamorcer la méfiance des citoyens à l’égard des hommes politiques en mettant en avant des « compétences » acquises dans une vie professionnelle antérieure plutôt que la soumission à une ligne politique globale par des hommes d’appareils.

Paradoxalement, cette présentation des choses peut expliquer une partie du succès de Macron aux dernières présidentielles : contrairement à Mélenchon, Le Pen et Fillon qui sont de vieux chevaux de retour dans la carrière politique, celui dont l’image avait été travaillée pour apparaitre comme un jeune cadre dynamique brillant professionnel du secteur bancaire n’avait pas encore laissé de traces dans le marigot. Et, cette technique de vente appliquée aux enjeux électoraux ayant porté ses fruits, elle a été complétée par une présentation du cabinet d’Edouard Philippe comme le rassemblement d’experts techniques dont le moindre des spécimens n’était pas Hulot. Une sorte de recours à cette « société civile » pour réhabiliter des professionnels de la politique discrédités.

Pour en remettre une troisième couche, le mouvement sorti d’une pochette surprise, « En Marche », a fait entrer comme par miracle à l’Assemblée Nationale un nombre étonnant de députés n’ayant pas eu de carrière politique antérieure : médecins, dirigeants d’entreprises, avocats, consultants, agricultrice.174 députés de LREM n’ont jamais détenu un mandat électif précédemment, un casting destiné à trancher avec l’idée que la politique serait l’affaire de professionnels, avec en prime l’éventualité de pouvoir expliquer leurs échecs par leur manque d’expérience politique et non à cause de l’idéologie mise en œuvre.

De toutes façons, les formulations « ministres de la société civile » ou « députés de la société civile » sont des contradictions en soi : un ministre et un député sont des hommes politiques qui deviennent, au moins au moment où ils occupent leur fonction des professionnels de la politique avec un statut et un revenu lié à leur métier, même s'ils ont eu un autre métier antérieurement. Alors, on parle de ministres ou de députés « issus » de la société civile, comme l'avait fait Mitterrand pour Tapie.

Reste à savoir combien de temps la virginité reste un avantage une fois qu’elle est perdue !

Manifestement, si la marque de lessive « société civile » lave plus blanc que blanc, elle n’est pas antitaches.

Je n’ai pas su à qui était cette voix qui parlait dans mon autoradio, mais je crois bien que c’était « la voix de son maitre ».



8 réactions


  • Désintox JPB73 1er octobre 2018 17:11
    Tout à fait intéressant.

    Pas bécasse, la Bécassine !

  • Ciriaco Ciriaco 1er octobre 2018 23:25
    Ce qui est intéressant c’est effectivement la généalogie du mot et son usage selon le lieu, dont on peut esquisser une idée d’appropriation, telle une hiérarchie de représentation.

    Mais c’est aussi l’occasion de ne pas rester tout à fait passif face à la réception est de constater que si appropriation il y a par le jeu de l’imprécision, il faut alors mieux définir le terme : quand on parle du rôle représentatif de la société civile dans les institutions, il ne faut pas hésiter à préciser que des systèmes de tirage au sort en sont réellement les garants. Pas naturel pour tout le monde.

  • Abou Antoun Abou Antoun 2 octobre 2018 08:37
    Je m’étais aussi posé ces questions.
    De fait, enfumage mis à part, en français standard, il y a l’armée, tout le reste étant la ’société civile’.
    L’article de wikipedia résume bien toute l’histoire ; cela aurait été bien de mettre un lien.
    Le ras le bol des Français pour la ’classe politique’ (les politiciens professionnels) a mis au goût du jour cette terminologie d’origine anglo-saxonne (une de plus) pour désigner Mr tout le monde.
    En Macronie on sonne la charge contre les politiciens, comme si la ’créature’ n’était justement pas un pro de la politique.
    On fait donc appel à Mr tout le monde, avec pour seule qualité le cirage de pompes, pour devenir qui député, qui ministre. Mais les élus apprennent vite ; après 12 mois ils ont réussi à faire exploser le budget de l’Assemblée. Le métier de godillot nourrit son homme (sa femme).
    Macron a réussi en 12 mois à rendre Flanby fréquentable, il va bientôt nous faire regretter les vieux routards de la politique.


  • Le421... Refuznik !! Le421 2 octobre 2018 09:15
    Combien de gens de ce gouvernement sont issus de « la société civile » ?
    Combien de députés LREM ?
    Cherchez bien.
    Et si par hasard vous en trouvez un(e), le conflit d’intérêt est juste derrière.
    On a des pantoufleurs de première...
    Juste bon à dire « oui oui !! » à Jupiter.

  • zygzornifle zygzornifle 2 octobre 2018 10:04

    ils sont devant devant hanounasticot , devant le foot , devant les marseillais , devant les ch’tis devant les anges .....


  • Ruut Ruut 3 octobre 2018 08:10
    Société civile signifie normalement en Démocratie Votant mis en place par tirage au sort.
    Sinon c’est juste du copinage.


  • Hervé Hum Hervé Hum 13 octobre 2018 10:22
    Je ne m’étais pas posé la question, mais en y regardant bien, l’expression « Société civile » est un pléonasme. Une société est par définition civile et on pourrait poser la question de savoir ce qu’est une société non civile ?

    Un société composé uniquement de soldat et n’ayant pas la qualité de citoyens, bref, une société non humaine !

    Et si les politiciens ne sont pas de la société civile, c’est que ce sont soit des militaires, soit des êtres supérieurs non humain.

    Bref, comme vous le dites, c’est une expression attrape nigauds et il y en a beaucoup.

    au fait, «  »Organisation Non Gouvernementale Organisée par le Gouvernement« . est un terme de langage de la novlangue décrite par Orwell dans 1984

    Perso, je me suis surtout intéressé au mot »responsabilité" vous pouvez lire ce que j’en dit de manière très simple ici. Puis ici. Mais la définition communément admise n’a rien à voir avec sa définition étymologique.

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