Marguerite Duraille, L’Eveil de Nabilla V. Stein (extrait)
"Je veux écrire. Déjà je l'ai dit à ma mère : ce que je veux c'est ça, écrire. Pas de réponse la première fois. Et puis elle demande : écrire quoi ? Je dis des livres, des romans. Elle dit durement : après le CAP de coiffure chez Pigier, tu écriras si tu veux, ça ne me regardera plus... Quinze ans et demi. Le corps mince, presque chétif, des seins d'enfant encore, fardée en rose pâle et en rouge. Et puis cette tenue dont tout le monde rigole. Je vois bien que tout est là. Je m'appelle Nabilla von Stein, il y a du soleil ou de la pluie, je ne sais pas, je ne sais plus, je n'ai jamais su, j'ai tout oublié, sauf ses mains, la douceur de ses mains, ses pied, son sexe... Dingue de toi !... Il y a cet homme, cet impressario venu de Los Angeles... quinze ans et demi, des seins d'enfant, à peine formés... Elle a laissé sa mère et ses deux frères, Caïn et Abel dans le 93, ZEP, méthode globale, activités d'éveil, notices de machines à laver, de gauche, forcément de gauche... elle les a laissés... sa mère devant Desperate Housewives, Caïn devant South Park, l'appel au crime et l'autre, le plus jeune, le plus fragile, celui qui ne parle jamais, devant les Télétubbies ou la Téléréalité... de droite, forcément de droite... elle a traversé le fleuve interdit, vers la rive gauche, forcément de gauche, elle a rejoint l'impressario Porte d'Italie, de l'autre côté du périph., ils ont fait l'amour toute la nuit sous le ventilateur du loft.. Il y a du saucisson et du fromage, mais Il n'y a pas de shampoing dans l'armoire... Je suis une fille et il n'y a pas de shampooing, lui a-t-elle dit ... Allo non, mais allo quoi ?
Elle a senti flotter ses mains autour de son corps, comme de grandes écharpes de soie rose décolorées dans le couloir de ce bac qu'elle n'a jamais eu à cause de la globale et dont on entend à peine le bruit du moteur, traversant la rivière... Il a ramassé tout ce qu'il a rencontré depuis Bougival. Il emmène tout ce qui vient, des oiseaux morts, des chiens morts, des hommes noyés, des leurres, l'affaire Cahuzac, l'affaire Woerthe, des bouteilles de shampooing vides en plastique... tout va vers le Havre, rien n'a le temps de couler, tout est emporté par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur, tout reste en suspens à la surface de la Seine... La brûlure de cet absence, cette explosion de jouissance dans son corps... La voix de cet homme murmure dans le couloir, ses mains, son sexe, sa voix, sa peau... Elle s'appelle Nabilla von Stein... Elle est une fille et elle n'a pas de shampooing... Allo quoi ? Alors il a dit : "si tu n'es pas contente, tu peux faire ta valise... L’impressario en Hugo Boss est descendu du 4/4, il ressemble à Daniel Craig dans Skyfall, il fume une cigarette roulée à la main. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme, au débardeur mauve et aux baskets vert fluo. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est étonné. Il pense : "Quelle dégaine de pouffe !". Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d'abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle a conduit un camion, elle a appris à faire sa valise, elle a passé des journées entières dans les arbres à se peigner, à se faire des shampooings, à boire du Gigondas, à bouffer des burgers, à écouter Sexion d'Assaut sur son MP3, à sentir ses cheveux pousser... Il y a du soleil ou de la pluie, je ne sais plus... une valise dans un couloir...Tu es allée à Hiroshima, non, tu n'es pas allée à Hiroshima, tu n'as rien vu, arrête de boire et laisse tomber le hash... Elle est partie en laissant sa valise avec le shampooing Loréal qui ne lui vaut rien... je ne sais pas, je ne sais plus, je suis si fatiguée, je n'ai jamais rien su, j'ai tout oublié, sauf sa voix, ses mains, ses pieds, son sexe, au-delà de l'oubli... Allo non, mais allo quoi ?..."