Michel Foucault : « A la limite, la vie, c’est ce qui est capable d’erreur... »
Dits et Écrits constitue un recueil posthume d'entretiens, de conférences et d'articles du philosophe Michel Foucault. L'ouvrage, dont l'édition a été établie par Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange, a été publié chez Gallimard, d'abord en quatre volumes en 1994 dans la « Bibliothèque des sciences humaines », puis en deux volumes en 2001, dans la collection « Quarto », cette nouvelle édition remplaçant la première.
Paul-Michel Foucault, né le 15 octobre 1926 à Poitiers et mort le 25 juin 1984 à Paris, est un philosophe français dont le travail porte sur les rapports entre pouvoir et savoir. Il fut, entre 1970 et 1984, titulaire d'une chaire au Collège de France, à laquelle il donna pour titre « Histoire des systèmes de pensée ». En 2009, il est considéré par The Times Higher Education Guide comme l'auteur en sciences humaines le plus cité au monde. Puisant dans Nietzsche et Kant, l'ensemble de son œuvre est une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir qui s'exercent au travers d'institutions en apparence neutres (la médecine, la justice, les rapports familiaux ou sexuels…) et pose des problématiques, à partir de l'étude d'identités individuelles et collectives en mouvement, des processus toujours reconduits de « subjectivation » (libération et création de soi).
"À la limite, la vie, c'est ce qui est capable d'erreur. Et c'est peut-être à cette donnée ou plutôt à cette éventualité fondamentale qu'il faut demander compte du fait que la question de l'anomalie traverse de part en part toute la biologie. À elle aussi qu'il faut demander compte des mutations et des processus évolutifs qu'elle induit. À elle qu'il faut demander compte de cette mutation singulière, de cette « erreur héréditaire » qui fait que la vie a abouti avec l'homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant voué à « errer » et destiné finalement à l'« erreur ». Et si on admet que le concept, c'est la réponse que la vie elle-même donne à cet aléa, il faut convenir que l'erreur est à la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire. L'opposition du vrai et du faux, les valeurs qu'on prête à l'un et à l'autre, les effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions lient à ce partage, tout cela même n'est peut-être que la réponse la plus tardive à cette possibilité d'erreur intrinsèque à la vie. Si l'histoire des sciences est discontinue, c'est-à-dire si on ne peut l'analyser que comme une série de "corrections", comme une distribution nouvelle du vrai et du faux qui ne libère jamais enfin et pour toujours la vérité, c'est que, là encore, l' « erreur » constitue non pas l'oubli ou le retard d'une vérité, mais la dimension propre à la vie des hommes et au temps de l'espèce."
FOUCAULT, Dits et Ecrits (1978).
Quelques définitions utiles pour comprendre le texte de Foucault :
La vie (parfois écrit avec une majuscule, Vie) est un phénomène naturel observé à ce jour uniquement sur Terre. La vie se manifeste à travers des structures matérielles appelées organismes vivants, ou êtres vivants, reconnaissables par la grande complexité de leur structure interne et leur activité autonome.
Caractère propre aux êtres possédant des structures complexes (macromolécules, cellules, organes, tissus), capables de résister aux diverses causes de changement, aptes à renouveler, par assimilation, leurs éléments constitutifs (atomes, petites molécules), à croître et à se reproduire.
Selon François Jacob (La Logique du vivant), les trois principaux caractères du vivant sont : l'invariance reproductive, la téléonomie et la morphogenèse autonome. Voir note (éclairages)
La biologie (du grec bios « la vie » et logos, « discours ») est la science du vivant. Elle recouvre une partie des sciences de la nature et de l'histoire naturelle des êtres vivants. La vie se présentant sous de nombreuses formes et à des échelles très différentes, la biologie s'étend du niveau moléculaire, à celui de la cellule, puis de l'organisme, jusqu'au niveau de la population et de l'écosystème.
Evolution : En biologie, l’évolution est la transformation des espèces vivantes qui se manifeste par des changements de leurs caractères génétiques au cours des générations. Ces changements successifs peuvent aboutir, à partir d'une seule espèce, à la formation de nouvelles « espèces-filles » . Le phénomène d'évolution permet d'expliquer l'origine de la biodiversité sur Terre. L'histoire des espèces peut ainsi être pensée et représentée sous la forme d’un arbre phylogénétique.
Anomalie (du grec nomos = norme) : ce qui s'écarte de la règle, de la régularité, de la norme
Aléa : tournure imprévisible que peut prendre un événement.
Le thème du texte : le texte traite de la question de l'homme.
La thèse : Selon Michel Foucault, l'homme est une "anomalie" dans le processus de l'évolution.
Les arguments :
La vie est ce qui est capable d'erreur.
La question de l'anomalie traverse toute la biologie : ce sont les Grecs avec Hippocrate (né en 460 av. J.-C.) qui commencent à séparer la médecine de la religion et cessent de chercher des explications surnaturelles à des phénomènes désormais considérés comme "naturels", comme les anomalies (maladies, malformations). Sous la Renaissance, cependant le chirurgien Ambroise Paré persiste à attribuer des causes surnaturelles aux anomalies de la nature (Des monstres et prodiges, 1585), Ii y voit un châtiment divin à des transgressions, notamment sexuelles, contrairement à Montaigne. La biologie n'apparaît en tant que science à part entière qu'à partir du XIXème siècle avec l'introduction de la méthode expérimentale (Claude Bernard, Louis Pasteur).
La biologie s'est ensuite associée à la médecine comme pratique visant à guérir les maladies du corps et de l'esprit, la maladie étant une anomalie par rapport à la norme biologique. Par exemple, la biologie a permis de mieux comprendre et de mieux soigner les maladies héréditaires.
Elle explique les mutations et les processus évolutifs : Une mutation est une modification rare, accidentelle ou provoquée, de l'information génétique (séquence d’ADN ou d’ARN) dans le génome. Selon la partie du génome touchée, les conséquences d'une mutation peuvent varier.
Une mutation est dite héréditaire si la séquence génétique mutée est transmise à la génération suivante. Elle est l’un des éléments de la biodiversité et l’un des nombreux facteurs pouvant éventuellement jouer un rôle dans l'évolution de l'espèce.
Charles Darwin publie en 1859 son livre De l'origine des espèces où il expose une suite d'observations très détaillées et présente le mécanisme de la sélection naturelle pour expliquer ces observations. Cette théorie, qui entraine ce qu'il appelle « la descendance avec modification » des différentes espèces, considère que, étant donné que tous les individus d'une espèce diffèrent au moins légèrement, et qu'il nait plus d'individus que le milieu ne peut en nourrir, seuls les descendants des individus les mieux adaptés à la « lutte pour la vie », c'est-à-dire à la compétition pour l'appropriation des ressources rares, parviendront à engendrer une descendance. Les individus ainsi sélectionnés transmettant leurs caractères à leur descendance, les espèces s'adaptent en permanence à leur milieu. Il baptise "sélection naturelle" cette sélection des individus les mieux adaptés en opposition à la sélection artificielle que pratiquent les agriculteurs, jardiniers et éleveurs ; cette dernière étant le socle expérimental empirique sur lequel Darwin s'appuie pour développer sa théorie.
L'homme est le produit d'une "mutation singulière", d'une "erreur héréditaire" qui fait qu'il est un vivant (un animal) qui ne se trouve pas tout à fait à sa place. - 5) L'homme est un vivant voué à l'errance et à l'erreur :
A l'instar de Foucault, Eric Weil met en évidence l'insatisfaction fondamentale de l'homme (de l'humanité) qui ne se contente pas de ce que la nature lui offre, mais éprouve le désir de transformer le donné. L'homme ignore ce qu'il veut : il va d'objet en objet et n'est jamais satisfait de ce qu'il a obtenu. Dès qu'il a obtenu quelque chose, il cherche à nouveau autre chose ; ses besoins sont limités mais ses désirs sont infinis, illimités. L'auteur donne l'exemple de la sexualité : l'homme ne veut pas seulement assouvir ses besoins sexuels, il veut aussi autre chose ("être aimé"). Il donne également l'exemple de la cuisine : l'homme ne veut pas consommer sa nourriture crue ; il la transforme de multiples manières. Il donne enfin l'exemple de l'esclavage : l'homme ne veut pas seulement être, il vaut aussi être reconnu par une autre conscience qui médiatise sa relation avec la nature.
Note : Le désir est à distinguer du besoin, qui renvoie au manque et à ce qui est utile pour le combler. Le besoin au sens strict relève du corps, le désir, de l'âme ; on peut définir le besoin comme un manque objectif, d'ordre physiologique : nous avons besoin de nourriture lorsque notre corps n'a plus les nutriments qui lui sont nécessaires pour se conserver. Le désir, quant à lui, serait le sentiment ou la conscience que notre esprit a de ce besoin corporel. Le désir a un contenu différent du simple besoin.
Le besoin a pour objet la nourriture en général, tandis que le désir portera sur tel aliment précis, en fonction de mes goûts, des souvenirs de plaisirs gustatifs passés, etc. Le besoin est lié au manque, le désir est un élan pour combler ce manque. Tandis que le besoin est neutre ou indifférencié, le désir, parce qu'il relève de la pensée ("le désir se parle" dit Roland Barthes), a au contraire un objet déterminé et différencié.
Le désir est le passage spontané de la tendance ou besoin à la tendance consciente, dirigée vers un but conçu ou imaginé. "Le désir est un attrait que l'on subit, la volonté un pouvoir que l'on exerce." (Goblot)
Le langage est la réponse que la vie elle-même (l'évolution) a donné à la tournure imprévisible que constitue l'apparition de cette "mutation singulière" qu'est l'homme : les autres êtres vivants, en particulier les animaux s'adaptent au monde (à leur environnement) uniquement à travers leurs organes. La relation de l'homme avec le monde (l'environnement) est, de surcroît, médiatisé par le langage symbolique doublement articulé (monèmes/phonèmes) (Foucault écrit : "le concept")
Selon la définition d'Aristote, l'homme est "animal parlant "(zoon logikon), un animal doué de raison, de parole, de pensée. Le langage est une faculté propre à l'homme. Inversement, comme l'a montré Descartes dans Le Discours de la Méthode, les animaux qui disposent d'organes phonatoires comme les perroquets, reproduisent les sons du langage humain, mais sans les comprendre. Ils ne font qu'imiter les sons qu'ils entendent. Ils ont donc un langage, mais pas de pensée.
Le langage animal est inné, alors que le langage humain est acquis. Les animaux n'ont pas besoin d'apprendre à communiquer avec leurs congénères. Ils le font spontanément, naturellement, dès leur plus jeune âge, par instinct. Un langage naturel, celui des animaux, est étroitement lié aux besoins : chez les abeilles, l'éclaireuse ne peut transmettre que des informations concernant la direction, la hauteur et la distance d'une source de miel, alors qu'un langage artificiel, comme le langage humain, est transmis par l'éducation et par la culture et n'est pas rivé aux besoins et à l'instinct : le langage humain est capable de transmettre toutes sortes d'idées.
L'homme se caractérise par la pensée, la pensée étant, comme l'a montré Hegel, inséparable du langage : "c'est dans les mots que nous pensons." C'est le langage qui transforme nos besoins en désirs, c'est le langage qui a permis le développement des sciences et des techniques qui permettent à l'homme d'agir sur la nature pour la transformer. L'art, les règles de parenté, la cuisine, les tabous, les rituels religieux, le droit, la politique, la culture dans son ensemble, sont des faits de langage et sont inséparables du langage.
« Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres. » (Claude Lévi-Strauss)
L'homme possède la particularité unique du langage articulé. Il a développé des stratégies de chasse en groupe et de défense contre les prédateurs qui n’étaient possibles que grâce à ce moyen de communication, sur lequel il a par la suite bâti toute une société organisée, jusqu’à celle que nous connaissons aujourd’hui.
Le langage affecte la sélection à travers l’expression et la communication de pensées, contribuant ainsi aux performances cognitives de l’individu. Il entre en jeu dans la manipulation, la séduction, le maintien de relations sociales.Chaque individu bénéficie des perceptions, des raisonnements, de l'expérience de tous les autres et dispose, grâce au langage, d’une quantité importante et variée de savoirs et de connaissances qui traversent le temps et qu’il ne pourrait acquérir seul.
« Le caractère du langage est de procurer un substitut de l'expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l'espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique. » (Emile Benveniste,Problèmes de linguistique générale, Gallimard)
Le langage (doublement articulé) étant la capacité proprement humaine de mettre en oeuvre un système de signes et de porter des jugements sur le monde (bien/mal - vrai/faux), l'erreur est à la racine de la constitution de la pensée humaine et de son histoire.
Foucault sous-entend que l'instinct des animaux ne relève pas de la "vérité" ou de "l'erreur", du vrai ou du faux, mais d'une conduite adaptée (ou inadaptée) et c'est l'homme qui juge que telle ou telle conduite animale est adaptée ou non. Seul l'homme a la possibilité de se tromper (de porter un jugement erroné sur le monde qui l'entoure).
Les hommes n'ont pas toujours pensé la même chose, ils n'ont pas répondu, ni dans le temps, ni dans l'espace de la même manière à la question de leur place dans le monde. Ils ont "erré" ; ils se sont trompés, comme en atteste l'histoire des sciences.
L'homme moderne est devenu, comme le dit Lacan "le sujet de la science". Le critère de la vérité (et de l'erreur) est désormais la science. Foucault montre par ailleurs que la science (et la technique qui en est indissociable) est une réponse parmi d'autres mais ne dit pas "la vérité toute".
Les institutions humaines (sociétés, religions, coutumes, mythes, rituels, cultures...) aussi bien à travers le temps (l'histoire) et l'espace (dimension diachronique et synchronique), constituent des "réponses" (possibles, relatives et non absolues) à la possibilité d'erreur intrinsèque à la vie, au processus évolutif, avec l'apparition du langage humain.
L'opposition du vrai et du faux induit des effets de pouvoir : les organisations humaines (les cultures, les institutions politiques et religieuses...) définissent le partage entre la vérité (ce qu'il convient de penser, de dire, de croire...) et l'erreur (souvent assimilée au mal, à l'hérésie) au sein des sociétés humaines. On peut prendre pour exemple le procès et la condamnation de Socrate, accusé de ne pas croire aux dieux de la cité.
Cette relation entre le (s) savoir (s) et les différentes formes de pouvoir est au coeur de la pensée de Michel Foucault. Ce sont les institutions qui définissent le partage entre la vérité et l'erreur, les différentes communautés scientifiques (les mathématiciens, les physiciens, les chimistes, les astrophysiciens, les biologistes...) regroupées autour d'un "objet de savoir", les communautés religieuses, les Partis politiques.
Le rapport à la "vérité" n'est pas le même au sein de ces différentes institutions parce que la "vérité" n'est pas définie de la même façon (la vérité scientifique n'est pas la vérité religieuse ni la vérité politique), mais en fonction d'un "objet de savoir". Selon Foucault, il n'y pas de vérité absolue (préexistante), mais des vérités relatives qui se distribuent entre les secteurs multiples de "l'épistémé" (du savoir).
La philosophie ne saurait en aucun cas, selon lui (comme elle a pu le faire dans le passé), constituer une "unification" des vérités partielles du champ de l'épistèmé. Elle consiste essentiellement à les "sonder" et à chercher à les penser dans leurs spécificités. Foucault se montre ainsi l'héritier de la pensée de Kant.
Les institutions humaines sont des réponses "tardives" à la possibilité d'erreur intrinsèque à l'évolution : l'homme est apparu tardivement dans le processus de l'évolution.
Foucault évoque l'histoire des sciences qu'il qualifie de "discontinue" : l'histoire des sciences est constitué de ruptures. On peut donner l'exemple de la rupture entre le géocentrisme et l'héliocentrisme, entre la théorie (les présocratiques, Aristote) des éléments simples et celle de Lavoisier (l'air n'est pas un élément simple, mais un composé d'hydrogène et d'oxygène) ou entre la conception aristotélicienne des graves et la loi de la chute des corps de Galilée. On peut aussi penser à la continuité, mais aussi à la rupture entre la théorie newtonienne de la gravitation universelle et la théorie de la relativité générale d'Einstein (la courbure de l'espace-temps).
Si l'histoire des sciences est "discontinue", c'est-à-dire si on ne peut l'analyser que comme une série de "corrections", comme une distribution nouvelle du vrai et du faux qui ne libère jamais enfin et pour toujours la vérité, c'est que, là encore, l' « erreur » constitue non pas l'oubli ou le retard d'une vérité, mais la dimension propre à la vie des hommes et au temps de l'espèce." : les sciences visent la vérité (ont besoin de la notion de vérité comme horizon du savoir), mais ne l'atteignent jamais, non parce qu'elle est "inaccessible", mais parce qu'elle n'existe pas "en soi" (en dehors de l'esprit humain qui la pose).
La vérité n'est pas "en arrière" ou "au-delà" du monde sensible, des phénomènes (comme les archétypes platoniciens), mais "en avant", non pas comme un absolu existant, mais comme un "horizon". Pour parler comme Kant, la notion de "vérité" dans les sciences n'est pas "normative", mais "régulatrice".
Eclairages :
Les trois principaux caractères du vivant selon François Jacob :
- L'invariance reproductive,
- La téléonomie
- La morphogenèse autonome :
Selon Jacques Monod, l’une des propriétés remarquables d'un être vivant est que l'émetteur de l'information exprimée dans sa structure est toujours un objet identique au premier. Cette propriété se nomme reproduction invariante ou simplement invariance.
Par ailleurs, les êtres vivants se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans l'univers par une propriété appelée "téléonomie".
La téléonomie est la propriété des objets doués d'un projet qu'ils représentent dans leur structure et accomplissent dans leurs performances.
La téléonomie est une condition nécessaire, mais non suffisante car elle ne propose pas de critères objectifs permettant de distinguer les êtres vivants eux-mêmes des artefacts, produits de leur activité.
La structure macroscopique d'un artefact (un rayon d'abeille, un barrage érigé par des castors, une hache paléolithique, un vaisseau spatial...) résulte de l'application aux matériaux qui le constituent de forces extérieures à l'objet lui-même.
La structure d'un être vivant résulte d'un processus totalement différent en ce qu'il ne doit presque rien à l'action des forces extérieures, mais tout à des interactions "morphogénétiques" internes à l'objet lui-même :
"L'organisme est une machine qui se construit elle-même. Sa structure macroscopique ne lui est pas imposée par l'intervention de forces extérieures. Elle se constitue de façon autonome, grâce à des interactions constructives internes. Toute performance ou structure téléonomique (orientée vers une fin) d'un être vivant, quel qu'il soit, peut en principe être analysée en termes d'interactions stéréospécifiques d'une, de plusieurs ou de très nombreuses protéines." (Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité)
"Par le caractère autonome et spontané des processus morphogénétiques qui constituent la structure macroscopique des êtres vivants, ceux-ci se distinguent absolument des artefacts, aussi bien d'ailleurs que de la plupart des objets naturels (à l'exception des cristaux) dont la morphologie macroscopique résulte en large part de l'action d'agents externes." (ibidem)
Les quatre grandes étapes de l'évolution vers la biologie moderne :
François Jacob met en évidence quatre étapes de l'évolution vers la biologie moderne (la pensée de la Renaissance et de l'âge baroque étant caractérisée par l'analogie universelle) :
1) au début du XVIIème siècle : la structure d'ordre un : l'agencement des surfaces visibles.
2) à la fin du XVIIIème siècle, la structure d'ordre deux : l'organisation qui sous-tend organes et fonctions et finit par se résoudre en cellules.
3) au début du XXème siècle, la structure d'ordre trois : les chromosomes et les gènes.
4) au milieu du XXème siècle, la structure d'ordre quatre : la molécule d'acide nucléique. sur quoi reposent aujourd'hui la conformation de tout organisme, ses propriétés, sa permanence à travers les générations.
Les grandes étapes de l'hominisation comme "externalisation", selon l'anthropologue André Leroi-Gourhan :
Selon André Leroi-Gourhan, l’humain est essentiellement et dès l’origine un être technique, dont le rapport au milieu est médiatisé par des organes artificiels, et les grandes étapes de l’hominisation peuvent être globalement associées à des phases successives d’ « externalisation », d’abord du squelette (silex taillés, leviers, etc.), puis de la force musculaire et thermique (machines motrices), enfin du système nerveux (informatique, réseau, numérique).
Ainsi l’homme est cette espèce dont la voie évolutive originale consiste à s’articuler toujours davantage à des dispositifs techniques extérieurs, au travers desquels se configurent et se prolongent ses fonctions internes ou propres : il est donc depuis toujours un être « augmenté » par son extériorisation artificielle.
Sur le plan plus spécifiquement cognitif, c’est l’histoire du langage qui peut être également interprétée selon un processus d’externalisations successives, qui détermine en profondeur l’évolution de la pensée :
1) Dès le départ, la cognition humaine se constitue dans et par le langage oral, qui représente la première extériorisation, originaire et constituante, de la pensée...
2) La pensée humaine est ensuite profondément transformée par le passage de l’oralité à l’écriture, deuxième phase décisive de l’extériorisation de la mémoire et de l’activité symbolique, que l’anthropologue Jack Goody avait associée à l’apparition d’une nouvelle raison « graphique »
3) Vient ensuite le développement de l’imprimerie, qui approfondit et démultiplie les possibilités ouvertes par l’écriture manuscrite, inaugurant les transformations profondes de l’époque moderne (humanisme, science moderne, etc.)
4) La fin du XXe siècle apparaît enfin comme l’époque de la numérisation généralisée de la mémoire humaine, et le réseau Internet peut être ainsi conçu analogiquement comme une sorte de système nerveux mondial extériorisé.