mardi 4 juin 2019 - par Robin Guilloux

Michel Serres, les Parasites et les Gilets Jaunes

Le Parasite

Michel Serres, Le Parasite, Hachette Littératures (Pluriel), 1980

L'auteur :

Né le 1er septembre 1930 à Agen, Michel Serres entre à l’École navale en 1949 et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1952. Il obtient l'agrégation de philosophie en 1955. De 1956 à 1958, il sert comme officier de marine sur divers vaisseaux de la Marine nationale : escadre de l’Atlantique, réouverture du canal de Suez, Algérie, escadre de la Méditerranée. En 1968, il obtient un doctorat ès-lettres. Membre de l’Académie française, professeur à Stanford University, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, dont la série des Hermès (Editions de Minuit), Les Cinq Sens (Grasset), Le Contrat naturel et Le Tiers-Instruit (François Bourin), Le Grand Récit(Hominescence, L’IncandescentRameaux et Récits d’humanisme), Petites Chroniques du dimanche soir 1, 2 et 3, L’Art des PontsLe Mal propre ou La Guerre mondiale (Le Pommier). 

"Le parasite est un tournant" : 

"Quand je vous dis que Le Parasite est un tournant, c'est que le parasite était un concept qui n'avait jamais été amené comme ça, à la dignité de la philosophie, et dans ce livre j'essaie de montrer que l'échange, dont on dit partout qu'il caractérise la société, n'est pas fondamental dans la société. C'est-à-dire que l'un aide l'autre et que l'autre est le parasite. L'un donne tout et ne prend rien et l'autre prend tout et ne donne rien."

"Un philosophe, on tend à penser maintenant que c'est un commentateur. Deleuze avait cette espèce de réaction de dire : « Non, non, c'est quelqu'un qui invente des concepts ou des personnages philosophiques. » Je me rappelle que, quand j'avais lu ça relativement récemment, j'avais été vraiment tout à fait ravi, à part que je vous dis que mon virage c'est Le Parasite, je n'ai fait que cela depuis. C'est-à-dire que le « parasite », c'est à la fois un concept, une manière de fonctionner logiquement pour comprendre les choses, et puis c'est un personnage philosophique. Le « tiers-instruit », c'est un personnage, Le "Contrat naturel", c'est un concept qui n'avait pas été traité jusqu'à maintenant. Donc, d'une certaine manière mon travail est fidèle à la définition que donne Deleuze. Sur cette question-là, je suis entièrement d'accord avec lui, non seulement au point de vue théorique, mais en pratique. J'ai mis en pratique ceci." (Michel Serres à Luc Abraham)

Quatrième de couverture : 

"Qui mange à table d'hôte, invité gourmand, parfois beau causeur, est dit parasite. La bête petite qui vit de son hôte, qui change son état courant et le met en risque de mort, est dite, encore, parasite. Le bruit qui interrompt sans cesse nos dialogues ou intercepte nos messages, voici toujours le parasite. Pourquoi nommer d'un même mot un homme, une bête et une onde ?

Voici un livre d'images, d'abord, comme réponse à la question, une galerie de portraits. Il faudra un peu deviner qui se dissimule sous les plumes et sous les poils, et sous l'accoutrement du fabuleux. Des animaux, grands et petits, mangent ensemble, leur festin est interrompu. Comment ? Par qui ? Pourquoi ?

Sortent les animaux, les repas continuent. Nous mangerons avec Jean-Jacques, avec Tartuffe, avec Socrate, avec les frères de Joseph...

Le parasite prend et ne donne rien : des mots, des bruits, du vent. L'hôte donne et ne reçoit rien. Voici la flèche simple, irréversible, sans retour, elle vole entre nous, c'est l'atome de la relation, et c'est l'angle du changement. Abus avant l'usage et vol avant l'échange. On peut construire, à partir d'elle, ou repenser au moins, techniques et travaux, économie et société." (Michel Serres)

Extrait de la préface de Michel Serres à l'édition de Poche :

Construction de l'échange 

S'imposant à un riche naïf, Tartuffe, l'imposteur, se régale à sa table, fait la cour à sa femme, tente d'épouser sa fille et de capter son héritage. Que lui rend-il en échange ? Rien, sinon des singeries. La Fontaine invité chez Foucquet, Jean-Jacques couchant chez sa bonne amie... ne leur ont jamais remboursé le pain ni le toit autrement qu'en paroles. Pis, pour ces deux derniers exemples notables où fables et discours immortaliisèrent le mécène, combien d'écrivaillons écorniflèrent leurs donateurs ? Pique-assistte : voilà comment Diderot nomme le neveu de Rameau.

Nous appelons les partenaires de cette relation abusive hôte et parasite, ce dernier mot désignant le convivre qui mange à côté de celui qui l'invite. L'un prend tout et ne rend rien pendant que l'autre donne tout et ne reçoit rien. Certes, le premier vole ; le second donne-t-il vraiment ? Et que donnent ou volent-ils tous les deux ? Comme en un sens unique et, à l'inverse, interdit, le canal qui les réunit et ce qu'il transporte vont toujours de l'un à l'autre, sans aucun retour.

Chacun a rencontré de telles iniquités - ressenties comme telles parce qu'elles peuvent devenir mortelles pour un hôte grugé à l'excès - bien plus souvent que les relations d'échange équilibré. Un comptage vague m'assura même naguère que, dans les cultures que je connais, les textes sur le parasite occupent beaucoup plus de pages que les descriptions d'échange.

L'analyse de cette relation, si simple qu'elle peut passer pour la plus simple, dépasse le cadre des sciences humaines : la biologie la connaît aussi. Faune et flore la font voir : bactéries, insectes et arthropodes, ainsi que le gui et certains champignons, pour la version botanique. Le vivant, parfois, hante un autre vivant et puise sa substance, nourriture et chauffage, dans l'organisme de son hôte qui, alors, lui donne de lui, parfois jusqu'à la mort. Le parasite, là, précède le commensal qui apporte à l'autre un avantage en retour : symbiose échangiste déjà plus complexe.

Alimentés de son sang, n'avons-nous pas, d'abord, habité ainsi le sein de notre mère ? Notre naissance se réduirait-elle à l'expulsion d'un organisme étranger que l'hôtesse, après le temps du don, ne peut plus porter ? C'est à nos enfants, plutôt, que nous rendons ce que nous avons reçu de nos parents : hôtes des premiers, parasites des seconds. Le premier élevage, le sevrage, le départ de la maison... bref, notre éducation ne consistent-ils point à faire de nous un acteur de l'échange en nous détachant, peu à peu, de nos mœurs primordiales de parasites ? Combien se révèle fragile cet édifice pédagogique et sociétaire, nous le voyons assez, puisqu'à la moindre occasion, beaucoup se réfugient dans des conduites de dépendance, comme vers l'équilibre fondamental.

Au-delà des sciences humaines et de la biologie, les sciences physiques connaissent encore cette relation. Nos langues latines appellent, en effet, parasite le bruit constant qui circule dans les canaux de communication : pas de passage sans cette obstacle, ni langage sans chicane où se risque le sens, pas de dessin sans tremblé, de dialogue sans malentendu, de canaux sans grésillements accidentels ni de nature, en somme, sans bruit de fond.

Le parasite précède toute relation de dire et de don..." (p.9-11)

Mon avis sur le livre : 

Selon Gilles Deleuze - qui a lui aussi parlé d'un animal parasite dans son abécédaire : le tique - il y a deux sortes de philosophes : ceux qui enseignent des doctrines et ceux qui inventent des concepts, les commentateurs et les inventeurs : Platon et les "Idées", Aristote et l'hylémorphisme, les Epicuriens et l'ataraxie, Descartes et le "cogito", Kant et les "noumènes", Nietzsche et le "gai savoir"... Michel Serres et le "Tiers instruit", sont des "inventeurs".

Deleuze ajoutait, relève Michel Serres lui-même, qu'un philosophe créateur n'invente pas seulement des concepts abstraits, mais aussi des "personnages", des "concepts-personnages", des êtres vivants, en chair et en os, en recyclant une vieille notion rhétorique délaissée au profit de la métaphore, mais qui a pourtant joué un rôle puissant dans la pensée collective, notamment en politique ("la Liberté guidant le Peuple") : l'allégorie. 

Si, à en croire Jacques Lacan, la métaphore est la figure du désir et la métonymie celle du manque, l'allégorie pourrait bien être la figure oubliée de l'imagination créatrice.

Le "parasite" est un concept, on peut le définir, comme le fait le Larousse : 

  • Organisme animal ou végétal qui se nourrit strictement aux dépens d'un organisme hôte d'une espèce différente, de façon permanente ou pendant une phase de son cycle vital.
  • Personne qui vit dans l'oisiveté, aux dépens d'autrui ou de la société.
  • Dans l'Antiquité, individu qui était admis à la table d'un riche, en échange de sa clientèle ou de ses mots d'esprit.
  • Perturbation ou bruit électromagnétique qui trouble le fonctionnement d'un appareil ou superpose un bruit à un signal utile.

On peut aussi, comme le fait Michel Serres, le doter d'une dignité philosophique, l'incarner dans des personnages et lui faire jouer le rôle de paradigme explicatif comme on introduit une clé dans une serrure pour ouvrir une porte : le Tartuffe, la cigale, le rat des villes, le rat des champs, La Fontaine lui-même, parasite de Fouquet, Jean-Jacques Rousseau, parasite de Madame de Warens, le neveu de Rameau, le bébé, parasite de sa mère, pendant toute la durée de sa gestation...

La notion de "parasite" n'est évidemment pas une invention de Michel Serres, mais l'idée de construire un concept philosophique à partir d'une notion sociologique, biologique ou acoustique est un pied de nez au "sérieux" universitaire qui entendait privilégier, depuis Marcel Mauss, la notion de "don" considérée comme primordiale.

Michel Serres montre au contraire que des individus ou des groupes minoritaires considérés comme des "parasites" peuvent jouer un rôle essentiel dans la vie publique en créant de la diversité et de la complexité.

Mais peut-on mettre sur le même plan le virus HIV et la bactérie qui contribue à la digestion, le bébé qui dépend de sa mère et le fermier général - ou son équivalent contemporain - qui s'enrichit abusivement au dépens du Peuple ? Bref, n'y a-t-il pas de "bons" et de "mauvais" parasites ?

Pour paraphraser L'Ecclésiaste, il y a un temps pour recevoir et un temps pour donner... Ceux qui sont en position de donner (les "riches") ne doivent pas se comporter en parasites, ni les parasites rester des parasites s'ils sont en capacité de donner.

"Mal nommer les choses, c'est ajouter du malheur dans le monde." disait Albert Camus. La phase actuelle du capitalisme est incompréhensible à la lumière des catégories traditionnelles d'échange et de don.

Le président de la République, formé à l'ENA au maniement des "éléments de langage", autrement dit la sophistique, a lui-même renoncé à employer la notion de "ruissellement" qui métaphorise l'idée que la richesse des uns profite à tout le monde pour lui substituer une expression équivalente, mais moins marqué idéologiquement : les "premiers de cordée" tirent les autres. 

La notion de parasitisme ne permet-elle pas aussi de comprendre pourquoi certains deviennent toujours plus riches et d'autres toujours plus pauvres, ou encore pourquoi la richesse ne repose plus sur le travail et l'investissement ou encore que la politique de la France se fait désormais autour de la corbeille (dématérialisée) et pourquoi l'entourage de l'ancien fondé de pouvoir de la Compagnie européenne de Banque (ancienne Banque Rotschild) vient du monde de la finance.

Note : "La France est particulièrement montrée du doigt par l'Oxfam (Oxford Committee for Famine Relief). Et pour cause, le fossé entre riches et pauvres atteint des sommets dans l'Hexagone. Les 1% les plus riches ont obtenu, à eux seuls, 22% des richesses produites en 2017, alors qu'ils n'en possédaient que 17% il y a 10 ans. Sur les 20 dernières années, la fortune totale des plus grandes richesses françaises a été multipliée par 12 alors que le nombre de personnes pauvres a augmenté de 1,2 million. Et ça ne devrait pas aller en s'améliorant… Cette "tendance à l'accroissement des richesses […] devrait s'accentuer davantage encore à la suite de la dernière réforme fiscale du gouvernement qui profitera aux plus aisés", indique l'Oxfam. (souce hebdomadaire Marianne)

Ce n'est pas une question de morale, mais de justice et d'équilibre. Le parasitisme des prétendues "élites" politico-financières engendre le ressentiment et la colère légitimes de ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont tout, comme on le voit en ce moment avec la révolte des "Gilets jaunes".

La colère ne vient pas, comme le dit le Président de la République, de la "jalousie" des "pauvres" envers les "riches", mais du fait que les classes populaires et les classes moyennes ne supportent plus le "parasitisme" des riches, qui sacrifient, avec la bénédiction du gouvernement en place, le bien commun, l'emploi, et les investissements productifs, aux profits à court terme, tout en menant contre les dominés une guerre sociale sans merci : délocalisations, licenciements collectifs, démantèlement des services publics, blocage des salaires, augmentation des impôts et des taxes, évasion fiscale...

Bien entendu la bourgeoisie dans son ensemble n'est pas composée de "parasites" au sens d'éléments qui prennent tout et ne donne rien ou qui prennent beaucoup trop par rapport à ce qu'ils donnent. Elle comporte également des professeurs, des médecins, des ingénieurs, des écrivains... 

Ce serait le rôle d'un Etat véritablement républicain de limiter le parasitisme prédateur au sein de la société, par exemple en rétablissant l'impôt sur la fortune, en luttant efficacement contre l'évasion fiscale, en se dotant des moyens juridiques pour interdire les délocalisations et les licenciements collectifs, en taxant la spéculation financière, etc.

Les classes dirigeantes feraient bien d'y réfléchir, car, comme le dit Victor Hugo dans son fameux discours de 1849 à la chambre des députés sur la misère : "Vous le voyez, messieurs, je le répète en terminant, ce n'est pas seulement à votre générosité que je m'adresse, c'est à votre sagesse, et je vous conjure d'y réfléchir. Messieurs, songez-y, c'est l'anarchie qui ouvre les abîmes, mais c'est la misère qui les creuse." 

En introduisant le parasite, en montrant que la notion de parasitisme est plus importante que celle de don, Michel Serres ne se comporte-t-il pas lui aussi en "parasite" des pratiques universitaires, au sens acoustique du terme : "perturbation qui trouble le fonctionnement d'un appareil" ?

Le Parasite, aux dires mêmes de l'auteur constitue un "tournant" dans son oeuvre : Michel Serres y fait ses adieux à une certaine façon de philosopher et rompt avec le langage universitaire pour s'adresser désormais à un public beaucoup plus large et traiter de sujets autrement plus actuels comme la révolution numérique ou l'avénement de la communication ou plus urgents que la notion d'ataraxie chez Epicure comme la crise de l'écologie. Bref, de penser notre époque et même d'anticiper sur elle. Mais peut-être eût-il fallu sortir d'un apolitisme de bon ton et évoquer la responsabilité des multinationales.

... Et des concepts, Michel Serres en a à revendre : "Grand Récit", "hominescence", "Tiers-instruit", "contrat naturel", "pantopie", "Petite Poucette"...

Le chapitre sur Rousseau dans lequel Michel Serres montre que la "volonté générale" dans le Contrat social est inséparable de la prétendue "paranoïa" des Confessions, articulant le concept de "parasite" à celui de "bouc émissaire, la "volonté générale", fondatrice du contrat social se faisant nécessairement contre quelqu'un (tous unis car tous contre un)témoigne de l'audacieuse fécondité des rapprochements inattendus - parfois pour le meilleur et parfois pour le pire* - qui est, comme chacun sait, la marque de fabrique de l'auteur.

Note : *C'est ainsi, par exemple, que Michel Serres entendait faire de Démocrite le précurseur du calcul infinitésimal en rapprochant le superlatif "microtatos" du calcul infinitésimal de Leibniz, alors que, comme le faisait remarquer en écho Marcel Conche, le mot "microtatos" en grec ne signifie pas "infiniment petit", mais "très petit".

 



6 réactions


  • Giordano Bruno - Non vacciné Giordano Bruno 4 juin 2019 13:22

    Vous écrivez :

    Le parasite, là, précède le commensal qui apporte à l’autre un avantage en retour : symbiose échangiste déjà plus complexe.

    Vous ne semblez pas avoir bien compris ce que sont parasitisme, commensalisme et symbiose. Voici les définitions qu’en donne le CNRTL :

    Parasitisme : conditions de vie d’un être vivant qui subsiste aux dépens d’un autre.

    Commensalisme : Etat d’animaux ou de végétaux vivant associés à d’autres espèces et profitant de leurs aliments sans leur porter préjudice.

    Symbiose : Association durable entre deux ou plusieurs organismes et profitable à chacun d’eux.


  • Emin Bernar Emin Bernar 4 juin 2019 15:05

    J’avais entendu Michel Serres lors d’un congrès évoquer la notion biologique du parasite ; j’ai été ému, à titre personnel consolé en quelque sorte , par ce qui était une plaidoirie pour les parasites !

     :-


  • ergdor ergdor 5 juin 2019 09:50

    Ne pas confondre « le » tic et « la » tique.

    Si les mots ont un sens cela évitera des malentendus... même si un tic peut lui aussi être considéré comme une manifestation parasite.

    Mais c’est un autre débat.


  • UnLorrain 10 juin 2019 13:26

    Tous les 2 sont morts. L’un d’eux,je m’en souviens comme d’hier c’était en discothèque, l’un qui recevait déluge de pains sur sa carcasse était rouler en boule sur le canapé, l’autre lui tabasser le cuir a coups de coups en vociférant « parasite ! parasite ! » Le premier claqua de cirrhose a l’âge de 45 ans. Le 2ème franchira le Styx quelques mois avant l’âge dit de retraite dans le secteur privé . Il semble que Malthus fut écouté par le premier, soulagement. Le 2ème, perpétua et cela ne nui pas. Le parasite ? Une bouchinutile tout simplement.


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