mercredi 30 mars 2011 - par
Musulmane ou européenne, une publicité d’H & M à la carte
La présente campagne publicitaire d’H & M, une maison de prêt-à-porter suédoise, que l’on pouvait voir la semaine dernière dans le métro parisien, montre à quel point la contrainte des propriétés du récepteur à qui s’adresse l’émetteur, modèle son information.
Les variantes du leurre d’appel sexuel selon les cultures
Sans trop savoir l’analyser, L’Express et Libération ont observé, en s’en étonnant, que le mannequin choisi pour promouvoir la collection d’H & M était plus ou moins dévêtue ou habillée selon la cible visée (1). Quoi de surprenant pourtant ?
Les affiches exhibent sans doute le même mannequin en combinaison. Mais les bretelles passées autour du cou se croisent soit sur le buste à peau nue soit sur un débardeur. On l’a deviné : la nudité est réservée aux clients européens, le débardeur à ceux du Moyen-Orient - l'Egypte, l'Arabie Saoudite, le Bahreïn, le Koweit, le Sultanat d'Oman, le Quatar et les Emirats Arabes Unis.
1- Publicité pour culture musulmane
Sont ici illustrées dans un beau contraste les variantes du leurre d’appel sexuel dont les modalités dépendent évidemment des interdits de la culture où il se pratique. Dans les sociétés musulmanes qui voilent strictement le corps de la femme jusqu’à parfois le faire disparaître sous le scaphandre d’une burqa répulsive, la moindre plage de peau féminine interdite à la convoitise suffit comme leurre d’appel sexuel torride pour stimuler le réflexe de voyeurisme.
Il faut reconnaître que, si les affiches d’H & M sont effectivement diffusées au Moyen-Orient, elles témoignent tout de même d’une évolution insoupçonnée de ces pays dans le dévêtement féminin mis en scène par la mode : le buste est certes caché sous le débardeur, mais chevelure, épaules, bras et mollets sont désormais offerts aux regards d’une façon qui aurait encore paru impudique, il y a peu, dans une culture prescrivant une stricte dissimulation du corps féminin.
2- Publicité pour culture européenne
La société européenne exhibe au contraire le corps de la femme à volonté, dans toutefois certaines limites imposées, par la morale provisoire du moment, à l’exposition publique des zones fortement sexualisées. Ici, par exemple, si les seins sont couverts, le décolleté dessiné par les bretelles croisées est profondément et largement échancré sur leur sillon.
L’efficacité du leurre en est, cependant, tout autant la cause que la morale du groupe : le double jeu d’exhibition et de dissimulation que mène le leurre d’appel sexuel, permet de ne pas distraire le regard du produit à promouvoir. Le réflexe de voyeurisme stimulé doit ouvrir aussitôt sur un réflexe de frustration susceptible de déclencher un échange mental entre l’inaccessible « objet du désir » qu’est le mannequin, et « le désir de l’objet » à portée qu’est le vêtement associé. Le leurre est au service du produit et non l’inverse.
Le leurre de l’intericonicité reconnaissable selon la culture
Cette campagne publicitaire comporte un second leurre aussi intéressant qui échappe à L’Express et à Libération. Tout comme le leurre d’appel sexuel, il est étroitement dépendant de la culture où on l’emploie, et même du degré d'instruction de chacun au sein d’une même culture.
Le mannequin lui-même et sa posture peuvent à eux seuls capter l’attention. L’image nouvelle qu’on a sous les yeux fait, en effet, aussitôt penser à une image ancienne déjà vue : telle est l’efficacité du leurre de l’intericonicité. Ce visage oblong, enserré d’une longue chevelure blonde et libre, qui tombe en ondulant sur les épaules, son inclinaison accentuée sur sa droite, la gravité rêveuse de son expression pleine d’innocence, même si son regard fixe le lecteur dans une relation interpersonnelle simulée selon le procédé de l’image mise en abyme, ne font-ils pas ressurgir à la mémoire la figure d’une peinture célèbre de Sandro Botticelli, peintre de la Renaissance italienne, « Vénus naissant sur l’océan dans une coquille Saint-Jacques » ?
Seuls, les clients cultivés du Proche-Orient peuvent sans doute retrouver cette image dans leur cadre de référence. Les Européens, eux, ont pu être davantage familiarisés avec elle : la publicité aime la citer, comme celle de Marilyn Monroe feignant de retenir sa robe soulevée sur une bouche d’aération.
À condition, bien sûr, d’être identifiée, l’intericonicité remplit plusieurs fonctions qu’on a eu l’occasion d’évoquer sur AgoraVox (2) : 1- elle capte d'abord l’attention au moins le temps que le lecteur établisse la relation entre les deux images dans un effort de mémoire ; 2- ensuite, elle le valorise en l’amenant à se prouver à lui même sa culture, même si c’est à peu de frais ; 3- surtout, de cette association inattendue le produit retire un attrait nouveau selon la relation affective que le lecteur entretient avec l’image ancienne reconnue. La maison H & M pouvait-elle trouver meilleure référence à la grâce qu’en associant ses vêtements à l’une de ces figures féminines si tendres de Botticelli qui figure au patrimoine commun de la culture européenne ?
Chaque culture fourbit ses leurres à son image. Le leurre d’appel sexuel ne peut être identique dans une société de dissimulation du corps féminin et dans celle de son exhibition. Le leurre de l’intericonicité est encore plus délicat à manier puisque les références d’une culture à l’autre sont très différentes et qu’au sein d’une même culture, les degrés d’instruction de ses membres sont très variables. La preuve ? Les journalistes de Libération et de L’Express n’y ont pas été sensibles. Paul Villach
(1) Géraldine Dormoy, « Gisele Bundchen retouchée sur les publicités H&M du Moyen Orient », L’Express, 22 mars 2011.
François-Luc Doyez, « Des décolletés H&M à géographie variable », Libération, 22 mars 2011.
(2) Paul Villach, « Quel duo célèbre de cinéma saute aux yeux sur cette photo : une intericonicité volontaire ? », AgoraVox, 2 avril 2009.