lundi 4 novembre 2013 - par Emin Bernar

Nous sommes tous proustiens

Célébrons le 14 novembre le centenaire de la publication chez Grasset de Du côté de chez Swann, premier tome d'A la recherche du temps perdu !

Il y a quelques semaines mon épouse qui est d'origine Tcherkesse, Turque et Stambouliote de naissance me faisait remarquer les couleurs des feuilles des arbres sur la rive gauche de la Seine et sur l'île aux cygnes. Le lendemain j'ai ressenti à nouveau cette impression, et j'ai relu ces dernières pages de Du côté de chez Swann où le Narrateur évoque le Bois de Boulogne :

"un des premiers matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l'automne qui s'achève si vite sans qu'on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu'à empêcher de dormir." "Et ce matin-là, n'entendant plus la pluie tomber comme les jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux fermés comme au coin d'une bouche close qui laisse échapper le secret de son bonheur, j'avais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême beauté ;" "en face des sombres masses lointaines des arbres qui n'avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l'été, un double rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau à peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n'aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour la promenade épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard. Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge."

Oui, nous le savons désormais : nous sommes tous -universellement- proustiens. Mais cela, cette identité, cette fierté nous la devons à Proust, à ce qu'il qu'il a inventé en transformant une sensation, le souvenir involontaire d'une sensation fugace d'un instant en éternité : comme Raphaël Enthoven l'a admirablement dit lors d'une récente conférence à Vichy.

Pourtant certains ne témoignent pas à Proust la reconnaissance de ce qu'il lui doivent...par exemple la ville de Cabourg : il y a quelques années j'ai été effaré de constater sur la place Bruno Cocatrix en face du Grand Hôtel à Cabourg qu'une citation de Marcel Proust - un passage d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs - avait subrepticement été remplacée par une citation de François Chalais. Sans doute la volonté d'être moderne était elle à l'origine de cette décision de la Mairie de Cabourg ; la modernité ou l'éternité, il faut choisir !

Voici la citation de Proust, disparue un beau jour de cette Place de Cabourg :

"Quand le matin, le soleil venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures."

Nous sommes tous proustiens ! cette affirmation sera-t-elle reprise en première page d'un grand quotidien le 14 novembre ? pour rester modeste il faudrait écrire, en démarquant la formule de Nasreddin Hoca : Nous sommes tous apprentis proustiens !



17 réactions


  • Dwaabala Dwaabala 4 novembre 2013 10:19

    Bravo ! Le versant sensible, proprement littéraire et génial de l’œuvre d M. Proust.


  • Christian Labrune Christian Labrune 4 novembre 2013 14:47

    « Oui, nous le savons désormais : nous sommes tous -universellement- proustiens. »

    à l’auteur,

    Vous allez trop vite en besogne, et il y a au moins dans le monde un de vos congénères que cette mode très bien organisée par certains media ne concerne aucunement. J’ai dû lire plusieurs fois la Recherche, et surtout par obligation professionnelle, mais comme on plonge en apnée : après trente pages, j’ai toujours ressenti les premiers symptômes d’une dangereuse asphyxie et, toujours, je me suis dépêché de sortir de là, dégoûté pour des semaines.
    J’en dirais autant d’Albert Camus. Je sens bien qu’on ne saurait tarder à avoir droit sur ce site à d’autres dépositions pour un autre ridicule procès en béatification. D’avance, ça me donne envie de bâiller.


    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 4 novembre 2013 15:32

      « cette mode très bien organisée par certains media »

       

       

      Peut-on parler de « mode » à propos de Proust ? Proust est-il à la mode ? poser la question c’est y répondre ! Pour beaucoup, souvent dans les catégories dites supérieures, Proust signifie ennui, désuétude, Proust n’est pas moderne, Proust n’est pas bohème...

      La sensibilité proustienne échappe à beaucoup, hélas pour eux !


    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 5 novembre 2013 10:16

      un « procès en béatification » ?

      Non Christian : Proust est reconnu comme un maître par les écrivains du monde entier, il n’a pas besoin d’une « béatification » !

      d’ailleurs la Recherche a déjà été sanctifiée en quelque sorte : elle est un «  lieu de mémoire » dans l’admirable opus dirigé par le grand Pierre Nora !


    • Christian Labrune Christian Labrune 5 novembre 2013 11:54

      @Emin Bernar Pasa
      La littérature et le milieu artistique de la fin d’un XIXe siècle qui s’achève avec la grande guerre, c’est assez fascinant, mais je ne pense pas que l’oeuvre de Proust, contrairement à ce qui se pense en général, en soit un reflet vraiment fidèle. L’esthétique du petit Marcel, c’est celle déjà bien dépassée de Baudelaire, de Ruskin, à quoi il ajoute un peu de bergsonisme ; mais la mixture, quand on y regarde de près, fait doucement rigoler. En son temps, déjà, c’était tout à fait « désuet », pour reprendre votre expression, et je ne vois rien de très intéressant dans la fascination que pouvait éprouver ce petit « flagorneur » (c’était ainsi qu’on l’appelait dans les salons où il fréquentait) pour des milieux dont il fantasme le caractère aristocratique avec la même naïveté que les gens du petit peuple lecteurs de « Point de vue, images du monde », un magazine qui n’existe probablement plus et que je trouvais encore, il y a quarante ans, dans les salles d’attente des coiffeurs et des dentistes, farci de photographies et d’anecdotes touchant à la vie quotidienne des dernières têtes couronnées de la planète. Il y a d’autres romanciers de l’époque, comme Jean Lorrain ou, en moins sulfureux, Anatole France, qu’on ne lit plus guère, mais je ne trouve pas moins intéressants pour la connaissance de l’époque ou pour le simple plaisir de la lecture. La lourdeur un peu germanique du style Proust est des plus fatigantes.

      Ca ne m’étonne pas trop qu’un philosophe « pour les nuls » s’enthousiasme aujourd’hui pour Marcel Proust aussi bien que pour un Albert Camus auquel il ne comprend pas grand chose. Je l’ai entendu expliquer « L’Etranger » sans même voir ce qu’il y a de choquant pour nous aujourd’hui dans un roman qui reflète si exactement tous les a priori de la période coloniale. L’an prochain devrait paraître en France - j’entendais cela hier sur France culture-, un « Meursault - Contre-enquête », d’un certain Kamel Daoud, qui devrait quand même remettre un peu à l’heure les pendules.


    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 5 novembre 2013 14:16

      je crois que vous négligez la capacité de Proust de rendre comique ce milieu, ces salons où il fréquentait !

       


    • Christian Labrune Christian Labrune 6 novembre 2013 12:00

      @Emin Bernar Pasa
      Je ne trouve pas que ce soit tellement comique. C’est plutôt la manière de Proust qui me paraît comique. Je vous mets au défi de relire, par exemple, la rencontre de Saint-Loup et du narrateur dans « Le côté de Guermantes » sans avoir envie de rigoler. C’est littérairement aussi grotesque, ad nauseam, que les premières pages de « Sodome et Gomorrhe » et la copulation des deux insectes Jupien et Charlus.

      Il y a bien, effectivement, des personnages comiques, et Il y aurait toute une étude à faire sur la peinture des imbéciles en littérature. Monsieur Homais est une figure tout à fait intéressante, l’autodidacte de La Nausée ne l’est pas moins ; dans le burlesque, ça ne manque pas de relief, mais le Docteur Cottard, dans Proust, est si platement bête que ses calembours inspirent plutôt une espèce de pitié pour l’auteur. Il est aussi inconsistant et insignifiant que le personnage de Grand dans « La Peste » de Camus.

      Bref, je trouve que la fascination que certains tiennent absolument à éprouver pour l’oeuvre de Proust relève de la méthode Coué ou, pour consentir à être un peu proustien, du snobisme. Quiconque a de bons yeux et un minimum d’autonomie de jugement verra bien que le roi est nu.


    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 6 novembre 2013 14:16

      C’est je crois moins une question de snobisme (les snobs d’aujourd’hui ne lisent pas Proust) que de sensibilité : il y a pour moi des scènes inoubliables dans la Recherche comme celle du Narrateur dans le train qui s’en va et de la jeune fille qui a apporté de la nourriture, un verre de lait je crois (c’est au début d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs). Aussi dans certains des films qui ont été réalisés : la scène où Swann malade quitte l’hôtel de Guermantes...

      Quant à Camus, je n’ai rien à dire : j’ai commencé à lire dans les années 60 et mes auteurs préférés ne l’aimaient pas...


    • Christian Labrune Christian Labrune 6 novembre 2013 21:15

      Emin Bernar Pasa
      Si on ne faisait pas un tel foin, depuis quelques temps, avec la littérature de Proust, je n’en dirais assurément pas autant de mal. Du point de vue de l’histoire littéraire, c’est très intéressant et si cela n’existait pas, on serait évidemment bien moins riche. En gros, ce qui me gêne, c’est qu’on veuille en faire un classique, et c’est aussi ce que vous faites lorsque vous écrivez que nous serions « tous proustiens ». C’est que je ne vois pas grand chose, dans cette oeuvre, qui soit de l’ordre de l’universel. Nous pouvons tous dire, comme Flaubert lui-même : Madame Bovary, c’est moi. Mais je ne me retrouve absolument pas dans le narrateur de Proust. C’est une oeuvre qui m’est une sorte d’appartement étranger où je ne serais jamais entré et que je découvrirais en regardant à travers un trou de serrure. D’où le fait qu’après une heure, en général, je ferme le bouquin, la position étant trop inconfortable.
      La Recherche, c’est l’oeuvre d’un pervers, et le jour où j’ai pu voir en quoi pouvaient consister ses plaisirs particuliers en lisant la biographie de George Painter, j’ai cru comprendre aussi ce qui avait toujours fait ma réticence. Je dois avouer que j’entre assez mal dans la sensibilité particulière d’un type qui trouve du plaisir, par exemple, à transpercer des rats vivants avec une épingle à chapeau. Spinoza s’amusant (selon un contemporain) à regarder des araignées bouffer des mouches, c’est assez peu digne d’un philosophe, mais le coup des épingles à chapeau, je peux difficilement le digérer !


    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 7 novembre 2013 13:34

      voilà pourquoi il faut éviter de lire les biographies !

      faire de Proust un classique ? qu’est-ce qu’un classique en littérature ? en peinture la réponse est plus facile...

      Pour moi Flaubert, Proust, Joyce, Céline sont des modernes...

      Pour prolonger nos discussions voici le lien avec un blog paru dans Le Monde :

      http://pauledel.blog.lemonde.fr/2013/11/05/grosse-querelle-a-table-marcel-proust/

       

       


  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 4 novembre 2013 21:54

    Proust n’est que le 19e siècle haut-bourgeois et aristocrate qui se meurt, avant la grande boucherie ,en un style de génie .

    Mais je préfèrerais toujours Céline, qui nous conte l’après ,non appreté ,et encore plus génialement stylé .


    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 5 novembre 2013 10:24

      Proust est un lieu de mémoire, ce que Céline n’est pas !


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 5 novembre 2013 14:13

      Proust est le lieu d’une mémoire ,Céline est le lieu de la comédie humaine de Balzac avec la verve de Rabelais .


    • bakerstreet bakerstreet 6 novembre 2013 09:22

      Aita, c’est vrai, pas les même hommes ni la même histoire. Un étranger pourait penser qu’ils parlent de deux civilisations différentes, à deux mille ans d’écart. 

      Et c’est ça justement le miracle ! 
      Que les deux soient tout aussi juste de mensonge et de vérité !

  • Dwaabala Dwaabala 5 novembre 2013 14:05

    Surtout que pour ceux qui sont allés jusqu’au bout de La Recherche, l’affaire Dreyfus, la Grande guerre, sujet littéraire d’actualité, sont largement présents.


  • bakerstreet bakerstreet 6 novembre 2013 08:54

    Il m’est arrivé plusieurs fois de me retrouver à Illiers, pas très loin de Méseglises, et ses buissons d’aupébine. 

    La première fois ce fut à l’occasion d’un grand prix cycliste, auquel je participais, et je ne connaissais pas alors en raison de mon age et de mon expérience, l’oeuvre du petit Marcel. 

    Proust était juste le nom d’un autre coureur cycliste de mon club, assez doué d’ailleurs, d’aucune origine sémite connue. 
    Pas de différence sociale sur un vélo ! C’est un engin qui vous remet les idées en ordre, et demande du souffle et du coffre, et réduit au plus les discutions de salon. 
    Pas le meilleur endroit il est vrai pour rencontrer les Guermandes, les Villacomblay, et autres vieilles familles authentiques de france. 
    Maintenant avec le recul je me demande si le petit Marcel ne m’a pas vu passer, du haut de sa fenêtre. 

    Oui, c’est vrai maintenant que vous me le dites, je me souviens de ce ce gaçon neurasthénique, toujours un peu malade, figé dans les jupes de sa mère et qui refusait de nous suivre, par les bons matins d’été
    Quand nous allions par les sentiers
    Picotés par le vent
    Fouler l’herbe menue

    Le passé n’est jamais au fond bouclé, c’est la grande leçon de la recherche.

    A Illiers-Combourg, beaucoup de japonais, de chinois, de Péruviens, le nez au vent, descendus des cars pullman. 
    La Beauce est immense, un océan de blés, coupés de petites routes, que les labourages, d’une année à l’autre, réduisent encore à chaque fois, un peu en largeur
    Les routes des alpes sont plus larges, mais pas le ciel.
     Les massifs enneigés, ici ,sont les gros cumulo nimbus ! 

    Les touristes éclairés, appareil en boudoulière, vont d’un commerce de madeleines à l’autre. 
    « A la véritable madeleine »
    « A la madeleine véritable »
    A quel critique se fier, pour mieux déguster ces choses ?

    Ils ont le livre dans les mains, et cherchent religieusement les repères leur chemin de mémoire, la fameuse maison, la cloche au bout du fil qui alertait la bonne. 
    « Chacun se construit sa méditérannée ! » comme disait Trenet
    Demain, ils iront à Balbeck. 
    Cabourg, c’est là qu’on allait aussi en vacances, dans les années soixante. 
    « Le camping de la plage », deux étoiles, sans eau chaude.
     Proust, je crois, n’y avait jamais mis les pieds !

    La recherche, c’est un peu comme la cathédrale de Chartres, qu’on voit de loin apparaitre, les jours de beau temps. 
    Encore plus belle quand on la voit de loin, bien que les détails, je vous l’accorde, soient remarquables.
    Le portail évidemment, et puis ces gargouilles sur les hauteurs, aux motifs pas toujours religieux, un petit plaisir que s’accordaient les scultpeurs, et qui sont accessibles uniquement aux esprits avertis

    • Emin Bernar Emin Bernar Paşa 6 novembre 2013 14:04

      Merci.

      Je n’avais pas connaissance de l’ampleur du pélerinage de Combray !

      Quant à Cabourg, quand j’y allais encore voici 10 ans, les touristes ne s’occupaient pas tant de Proust que du casino ! Il y avait juste cette boutique à côté du Grand Hôtel où l’on pouvait acheter une jolie montre où étaient inscrits les premiers mots de la Recherche : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » !

       


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