Peut-on vivre sans se vendre ?
Depuis qu’il a pénétré nos intérieurs et nos intimités, le marketing change nos lieux de vie en non-lieux de vente. Serait-il devenu, en nos temps hypertechnologiques, « la fin et le moyen des sociétés contemporaines » en guerre avec une réalité qu'elles sont en train d'évacuer ?
Autrefois, acheteurs et vendeurs se rencontraient sur les marchés en plein air ou dans les ateliers ou échopes des artisans. L’expression « to market » signifiait « faire son marché » et le marketing désignait orignellement l’art de faire ses courses, ainsi que le rappelle Thibault Le Texier dans sa nouvelle somme encyclopédique dans le sillage du Maniement des hommes (La Découverte, 2016).
Le chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique (Cessp) articule marketing moderne et marketing domestique, entreprise et foyer resitués en leur écosystème tant politique que légal, culturel ou scientifique. Pour ce faire, il remonte à la source d’un pouvoir d’influence qui se nourrit de tous les savoirs pratiques puis de toutes les sciences sociales pour s’institutionnaliser et s’internationaliser de plus en plus efficacemment. Jusqu’à être accusé de « manipulation de masse »...
Les premiers manuels de marketing domestique du XIXe siècle ont souvent été écrits par des femmes pour les femmes – ou par des chefs cuisiniers soucieux de transmettre l’art de bien acheter du bon et du frais... Dans son premier numéro, lancé en 1824, le journal anglais ancêtre de The Economist outillait les acheteurs contre les ruses et fraudes des vendeurs. « L’économie » ne désignait-elle pas originellement l’art de bien tenir une maisonnée selon les ressources effectives disponibles ?
La société de consommation a émergé de cette sphère domestique vertueuse lorsque l’industrialisation déplaça le curseur vers l’art de la vente – le signifiant « marketing » demeure mais « le signifié se transforme » avec le taylorisme et la rationalisation du travail, vers 1910. Ainsi, il « se voit presque retourné comme un gant, passant d’un art d’acheter destiné aux consommatrices à un art de vendre destiné aux marketeurs ». Un art d’embellir le produit et la réalité ?
Les populations du trépidant vingtième siècle plébiscitent la consommation - et le marketing moderne « gouverne une société de consommateurs ». Dès 1923, Georges Lukacs (1885-1971) observe que « l’extension de l’échange marchand soumet de plus en plus la société à une logique calculatrice qui réifie les rapports humains » (Histoire et conscience de classe).
Une génération plus tard, Zygmunt Bauman (1925-2017) note que « les consommateurs sont mus par le besoin de se marchandiser » – de « se recréer sous la forme de marchandises séduisantes ».
Dans La Culture du narcissisme (1978), Christopher Lasch (1932-1994) explique que la publicité « fabrique un produit qui lui est propre : le consommateur, perpétuellement insatisfait, agité, anxieux et ennuyé » - et « contraint de se façonner comme une marchandise quelconque offerte à la consommation sur le marché ».
Ainsi se scelle la servitude des populations contraintes de danser leur vie sur les emballements d’une grande machinerie en constant remodelage des marchés selon la boucle bien connue : « Une société de consommateurs appelle et façonne une société de producteurs et de marketeurs qui appelle et façonne une société de consommateurs ».
Quel terme collectif reste-t-il à atteindre, désormais, pour nos sociétés de l'accès ? Celui du non-accès et des pénuries non moins infligées ?
Marketing de soi
Dans un monde hypermarchandisé d’incertitudes croissantes, chacun serait-il sommé, désormais, de « se vendre » à tout prix – et le plus cher possible, comme on survend et surrexploite sa peau, pour tenter d’inscrire une bien incertaine identité individuelle dans l’ultime frontière connue, l’hyperespace cybernétique ou le "metavers" ?
L’injonction concernait d’abord les professionnels du marketing en quête d’emploi dans les années 60 – le « marché du travail » leur était alors favorable... Puis elle s’adresse à tous, de « l’entrepreneur de soi » ou du « start-uper » à l’ « influenceuse » réfractant l’illusoire lumière de vitrines de moins en moins illuminées d'(in)certitudes, se prenant au jeu comme pour son reflet obstiné...
Selon Harry Beckwith, l’auteur du best-seller Vendre l’invisible, « vivre c’est vendre » - il suffit de suivre le mode d’emploi : « Trouvez votre message, ne le compliquez pas et répétez-le souvent ». Votre slogan sera le titre parfait de votre profil Linkedln. »
De l’emballage au transport et à la vente, le marketing présente une dimension indéniablement matérielle. Depuis l’emprise des marques, des représentations et la numérisation à marche forcée, les supermarchés sont désormais « moins des lieux d’emmagasinage que des plateformes logistiques orchestrant des flux de paquets entrant et sortant stockés le moins longtemps possible ». En somme, l’archétype d’un non-lieu dédié à l’accélération de la circulation des marchandises et des consommateurs – au mouvement perpétuel du réseau se substituant à l’espace qualifié... Justement, « le transport et le stockage réalisent précisément cela : délocaliser la production tout en gardant les produits à portée des consommateurs ».
Avec la prétendue « dématérialisation », les supermarchés « s’adaptent au commerce électronique en proposant des services de livraison et de récupération de courses faites en ligne au risque de cannibaliser leurs points de vente physique ». Quelle créature dans l’univers s’auto-cannibaliserait-elle ?
Aujourd’hui, l’addictif gadget toujours appelé « téléphone portable » est devenu « l’un des derniers maillons de la chaîne de distribution, souvent plus important que le magasin physique »... Jusqu’alors, le « pouvoir serviteur » du marketing repose sur « la philosophie d’un monde d’abondance », voire de surproduction, « radicalement différent celui de la pénurie chronique dans laquelle vivaient les pères de l’économie classique ». Comment les consommateurs d’aujourd’hui, « produits comme n’importe quelle autre marchandise », s’adapteront-ils à une ère de pénuries annoncées susceptible de les sevrer pour longtemps du superflu comme de l’essentiel ?
Jusqu’alors, il était si confortable de se limiter à « traduire des stimuli médiatiques en comportements de consommation adéquats » - de préférence d’un clic de son canapé... Mais le constat est posé depuis Hannah Arendt (1906-1975) : « La société de consommation réduit en ruine tout ce qu’elle touche » - la preuve par les océans de déchets et les déserts culturels qui avancent sous le pavé et le long des capteurs de nos cités ultraconnectées. Sans oublier l’espace devenu un gigantesque dépotoir de satellites et de débris divers due à la folie expansionniste d’une espèce devenue résolument « hors sol »... Ainsi, « la consommation détruit même l’ordre social tout entier en instaurant un monde artificiel, impersonnel, mécanique et finalement invivable ». Un e-monde où les « relations personnelles authentiques font place à des relations marchandes avec des objets, des vendeurs ou des clients » voire des relations « virtuelles »...
Après avoir montré que le marketing, avec le management, a fait de l’entreprise « l’institution cardinale de notre époque », Thibault Le Texier constate : « Plus la productivité et la population augmentent, plus il faut offrir de nouveaux produits, ou offrir différemment les produits existants, quitte à inonder le monde de gadgets ou à inventer des maladies pour vendre des médicaments »... Ainsi, le cholestérol, dont la nocivité est pourtant faible, « représentait par exemple un marché mondial de trente-quatre milliards de dollars en 2007 : grâce à un marketing vigoureux aurpès du public et des docteurs, l’anticholestérol commercialisé par Pfizer a été le premier médicament sur ordonnance à dépasser les dix milliards de dollars de ventes annuelles »...
La santé du corps et de l’esprit (ou son utopie « trans »...) serait-elle le « champ de bataille ultime » du marketing ? D’ores et déjà, l’opposition entre « l’intérieur » (le centre de la vie spirituelle, le foyer, le refuge sanctuarisé, l’espace privé) et « l’extérieur » (le domaine des activités, des affrontements, des pouvoirs et de tous les risques) s’est estompée en deux siècles de management et de marketing, au profit d’une « société d’exposition » permanente et de contrôle continu.
Mais manageurs et marketeurs ne mèneraient-ils pas précisément « le public » là où il veut déjà aller ? La question demeure posée : jusqu’où croyons-nous aller dans un e-monde de bateleurs ? Vers quelle échappée ou quelle embellie peut mener une discipline qui « embrasse beaucoup mais étreint mal » - si mal ?
Fera-t-elle toucher, à une espèce en guerre perpétuelle avec le réel, l’inanité d’un rapport dévorateur au monde en lui faisant toucher enfin le vertige d’être si peu – voire si dispensable et d'ores et déjà décrétée... de trop, comme consommatrice "inutile" ?
Thibault Le Texier, La main visible des marchés – une histoire critique du marketing, 648 pages, 26 euros