Portait de la France du CPE à travers quelques évocations historiques
« Chez nous, les gens jouissent abondamment et frénétiquement de toutes les libertés sans même daigner s’apercevoir qu’ils ont là un privilège rare en Europe. Ce ne sont que discussions, meetings, conférences, objections, répliques, ratiocinations sur des pointes d’aiguilles, luttes sociales, grèves réitérées, menaces, réclamations et protestations, fermentation en vase clos, discours contradictoires, polémiques de presse, tant et si bien que la volonté nationale, perdue en mille canaux divergents, ne parvient pas non seulement à s’exprimer, mais à prendre conscience d’elle-même. Nous dévoilons à chaque instant notre jeu aux étrangers avant même de nous en être formé, pour nous-mêmes, une idée claire.
En Allemagne, au contraire, le peuple est comme un grand réservoir aux eaux mornes et silencieuses dans lequel des dirigeants habiles versent à leur gré des teintes de diverses couleurs et sur lequel ils projettent quand il leur plaît certaines lumières fantasmagoriques. Point de journaux au sens réel de ce mot, point de parlement, point de parlotes, point de tiraillement de l’opinion, maintenue, de la manière la plus absolue, au pas de l’oie.
Chez nous c’est la pétaudière, mais cette pétaudière est amusante et il est malgré tout fort distrayant d’y vivre. En somme, nous système de démocratie un peu anarchique est un système de paix ; il convient aux époques heureuses mais ne convient qu’à elles. La tranquillité du monde serait moins menacée si cette méthode de gouvernement prévalait partout. Mais les Allemands, eux, ne considèrent pas que l’époque actuelle soit heureuse (...) Ici c’est l’annihilation de toutes les velléités individualistes devant l’intérêt national. Cette compression maintient les citoyens dans une attitude perpétuelle de subordination à l’égard d’une doctrine conçue en secret et réalisée quand il le faut avec la rapidité d’un coup de surprise » (Naudeau, "Autour d’un discours", L’Illustration, 26 février 1938)
Ces lignes sont extraites d’un long article de Ludovic Naudeau, belle plume, grand reporter dans les années 1910-1940 et sur ce coup dépêché en Allemagne. J’ai choisi ce propos liminaire ayant valeur de contextualisation, avant que Naudeau n’entre dans le vif du sujet et ne narre en détails l’atmosphère toute spéciale pendant le discours de Hitler à la tribune du Reichstag le 20 février 1938. La comparaison entre la France et l’Allemagne est saisissante, et si cette dernière a considérablement changé après la guerre, notre pays semble avoir conservé quelques traits de cette époque, si bien décrits. Le début des lignes citées pourrait très bien s’appliquer à l’agitation politique récente, celle du TCE, et présente, celle du CPE. On doit y voir un trait spécifique de la culture française, cette propension à vouloir discuter sans compter, au risque de privilégier l’incohérence, au détriment de l’efficacité dans l’action. Mick Jagger l’avait également constaté, alors qu’un groupe gauchisant avait sollicité le droit d’utiliser le micro quelques minutes avant le concert des Stones. C’était en 1970. Pour revenir à la situation actuelle, on notera cette évocation de la pétaudière idéologique comme expression d’une gaieté française, appropriée en temps de paix mais problématique quand le conflit se prépare. En 2006, l’ère des conflits est achevée en Europe. De guerre il ne reste que l’économique. Adoptant un constat à la Naudeau, les réformistes et autres pragmatiques dénoncent cette division alors que la France devrait se serrer les coudes pour affronter la mondialisation en adoptant les mesures nécessaires pour suivre le cours économique du monde. Alors que l’Allemagne est gouvernée par une alliance CDU et SPD et que son peuple semble accepter comme inéluctable la "flexibilité précarisante", une France, éprise de son histoire, a décidé de dire non, et d’assumer le symbole de Michelet autant que l’héritage de la Révolution, de Mai 68, du catholicisme social. Qui ne voit pas dans ces symboles le ressort culturel de ces événements ne comprend rien à l’histoire, qui ne saisit pas dans le CPE un symbole pris comme cible par les classes populaires ne voit rien du présent.
Une chose est certaine, on ne se comprend jamais mieux que par le reflet des autres. Naudeau, en grand reporter, savait capter les subtilités des peuples, fortement accentuées au début du XXe siècle, avant que le moment individualiste ne vienne aplanir les différences, dans les années 1960-70. Il a fallu le fameux livre de Paxton pour que la France comprenne la période de Vichy, alors que récemment, un livre d’une universitaire américaine a livré quelques impensés de Mai 68, sans oublier Théodore Zeldin, fin connaisseur des subtilités de la culture française avec ses raffinements et autres codes d’alcôves. Moins connu que Paxton mais plus profond à mon sens, le fin connaisseurs des littérature européennes, Curtius, publia en 1930 un Essai sur la France (réédition chez L’aube) dont certaines lignes sont d’actualité pour comprendre le passé récent et notre présent. Voici un premier extrait du livre de Curtius tiré du chapitre sur le génie français. Chacun appréciera à la lumière de l’histoire récente de la France, autour de quelques événements.
« Un autre trait qui découle du caractère de la maturité de la civilisation française, c’est sa prédilection pour l’âge adulte. La France n’a pas, comme la Grèce ou l’Allemagne, une image idéale du jeune homme. Elle est adulte, dans le sens où l’était la Rome antique. "La France méprise la jeunesse", écrit Jean Cocteau, "sauf quand elle s’immole pour sauvegarder la vieillesse. Mourir est un acte de vieux. Aussi, chez nous, la mort seule donne du poids aux jeunes. Un jeune qui rentre de la guerre a vite perdu de son prestige. Il redevient suspect." Dans les domaines de la littérature et de l’art, les jeunes sont appréciés, et même commercialement exploités, mais cette tendance nouvelle date à peine de la fin du XIXe siècle [...] Les qualités que la civilisation française prise le plus, sont celles que l’on n’acquiert qu’à un âge avancé » (Curtius, p. 313-314).
Ces lignes écrites en 1930 sont-elles d’actualité ? Y a-t-il dans notre pays non pas un mépris, mais une sorte de malentendu avec la jeunesse, une certaine jeunesse, pas celle qui entre à Polytechnique ou à l’ENA, se met au garde-à-vous et déjà, raisonne comme la vieillesse, et se prépare à servir sous les ordres d’un Etat gouverné par les anciens ? L’Assemblée nationale est certes une représentation nationale, mais pas une représentation sociale. Deux composantes font défaut, les femmes et les jeunes. Les phrases de Cocteau raisonnent puissamment, évoquant à travers l’immolation de la jeunesse à propos de la guerre ce qui paraît être un trait culturel français. Dans les campagnes, celui qui, parmi les fils, travaillait à la ferme était mieux considéré, parce qu’il assurerait non seulement la pérennité de l’exploitation mais aussi les services à ses géniteurs. Le 30 mars, sur les ondes de France Inter, la démagogue Ségolène Royal a cru bon de flatter cette jeunesse qui, selon ses sources, serait prête à aider les personnes âgées. Un coup les jeunes sont loués, un autre ils sont déconsidérés, et même considérés comme source de dangerosité, « excepté les élèves des Grandes Ecoles ». Et Mai 68, qu’en a-t-il été de cette révolte de la jeunesse ? Là aussi, une sorte de mépris larvé de la part des anciens, et le refus d’entrer dans la société avec le fardeau d’un sérieux et d’une froide perfection propres à l’adulte. La France ne sait pas apprécier sa jeunesse, voilà ce qui semble être un motif perdurant, et comme la société s’est transformée économiquement en exigeant de la "casse sociale", elle a fait payer à la jeunesse un lourd tribut. Les solutions inventées n’y ont rien fait. Le pédagogisme et le collège unique se sont retournés contre la jeunesse (une partie) selon le très connu principe des effets pervers. Toujours est-il que le CPE soulève à nouveau la réaction de la jeunesse. N’aurions-nous rien appris du passé ?
Certains s’imaginent rendre compte de la situation en une formule du genre : "En 68, les jeunes voulaient changer la société, maintenant ils cherchent à y entrer." On se la passe d’analyse en analyse, et pourtant, cette formule n’explique rien. Non, il n’y a pas d’opposition si grande entre les deux périodes. Différence de motif, oui, mais le ressort, c’est l’émancipation de la jeunesse, par la voie activiste et politique il y a trente ans, par l’activité professionnelle et l’accès aux moyens de consommation actuellement. Et ce CPE est reçu en travers de la gueule comme le symbole d’une émancipation sélective. Et le 28 mars 2006, dans les défilés, n’étions-nous pas tous « jeunes » un peu, comme après le 11 septembre, nous étions Américains ?
Parmi les traits culturels spécifiquement français signalés par Curtius, il y en a un qui résonne avec cette actualité du CPE, c’est, dans un cadre de passions des Français pour leur histoire et leur passé, l’opposition entre deux tendances très puissantes et se renforçant l’une et l’autre, le traditionnalisme et le radicalisme (à interpréter comme progressisme et, dans le cas présent, comme son avatar adouci qu’est le réformisme) : « Plus la tradition et le culte du passé sont forts, et plus doit être puissante la tendance adverse qui s’efforce d’en briser le joug » (p. 326). Ce schéma de Curtius s’applique parfaitement aux événements actuels et en premier lieu, aux renforcements des tendances opposées conduisant à l’épreuve de force terminale dont le verdict dépend de la décision de Chirac le 31 mars et de la semaine de mobilisation qui s’ensuivra. Qui sont justement ces deux camps ?
D’après les analystes se réclamant du réformisme (les libéraux mais aussi Kouchner et Rocard), la gauche socialiste, communiste, syndicaliste, les étudiants anti-CPE, la LCR, sont catalogués dans le camp des traditionalistes car ils revendiquent le maintien de l’emploi surprotégé sur fond de modèle social et d’Etat-providence, plaçant alors la France dans une situation singulière, notamment vis-à-vis des nations anglo-saxonnes qui ont largué les amarres, reléguant le New Deal de Roosevelt au rang d’antiquité. Face à ces prétendus traditionalistes épris de luttes sociales et d’avantages acquis, Sarkozy et Villepin incarnent la rupture, l’avenir, le réformisme, chacun à sa manière et tentant de l’afficher en agissant conformément aux leviers et prérogatives de son positionnement dans l’appareil d’Etat, l’un à l’Intérieur et président de l’UMP, l’autre à Matignon. Pourtant, nos deux compères du réformisme présentent eux-aussi quelques archaïsmes. Villepin ressemble aux dirigeants autoritaires du passé, avec cette fameuse formule d’une France qui veut se faire prendre et son côté très romain. Sarkozy, accusé de néoconservatisme par la gauche bien-pensante. Et pour revenir au camp anti-CPE, on notera cette volonté de la société civile de ne pas se laisser imposer des mesures contraires à un certain esprit du travail, et peut-être de s’impliquer dans une vie politique marquée par une défiance des gouvernés vis-à-vis des élites. C’est à se demander s’il n’y aurait pas deux ruptures conservatrices face à face. Et si tel était le cas, alors il faudrait que la société civile puisse inventer sa rupture, prendre conscience de son pouvoir et de sa capacité à innover que certains lui dénient, et se doter d’un mouvement ou d’un parti, peu importe, mais suivre l’exemple de 1995 qui a vu l’émergence de nouveaux syndicats, dont SUD.
Toujours est-il que le CPE est devenu un symbole, celui du réformisme pour les uns et celui de la lutte contre la précarité et le déséquilibre des situations pour les autres. Les partisans du CPE n’ont-il pas déclaré que si ce texte ne passe pas, la France sera définitivement incapable de la moindre réforme, alors que les opposants pensent que si le CPE passe, il entraînera une réforme de plus grande ampleur du Code du travail, faisant jouer à ce contrat le rôle d’un cheval de Troie ?
Pour finir, un peu d’histoire-fiction. « L’âme française semble avoir enregistré l’expérience selon des schémas qui appartiennent à la maturité de la vie. Ses origines sont marquées par l’absorption de la culture romaine de basse époque (...) L’expérience spirituelle collective ( ...) n’est pas due à une confrontation élémentaire des forces de la vie mais à une adhésion aux forces éducatrices de Rome (...) Les Gaulois romanisés ont repris à leur compte une culture toute formée et déjà nettement définie (...), la civilisation romaine est elle-même une culture secondaire, née de l’adoption du monde intellectuel de la Grèce et de son adaptation au monde italique. La civilisation française est donc secondaire (...) La France peut revivre en elle-même Rome et l’Antiquité (Curtius, p. 298, 299).
Cette fronde anti-CPE n’est-elle pas une énième tentative pour le peuple français d’affronter cet héritage de Rome, après 1789, 1830, 1848, 1971, 1936, 1968, pour autant que tous ces événements puissent relever de ce schème interprétatif ? Enième crise, oui, c’est certain, et même crise de grande ampleur, différente de Mai 68, ou plutôt qui la dépasse. Crise de civilisation, dit-on. Sur ce point, la comparaison avec la fin de l’Ancien Régime, du Second Empire ou de la Troisième République semble s’imposer. Ce procédé est facile et reste flou sans une analyse précise des situations historiques et présente. D’autant plus que l’ère de la technique, l’importance des médias, l’achèvement de l’individualisme démocratique limitent les jeux de miroir trop faciles. N’empêche que l’idée d’un archétype français hérité de Rome se prête à une méditation pouvant aboutir vers de l’histoire-fiction quant à la compréhension de ce que signifie affronter Rome et le cas échéant en sortir. Belle allégorie que ce peuple français destiné à se libérer de l’Etat impérial, à l’image du peuple d’Israël sortant d’Egypte. Cet exercice allégorique n’est pas sans risque. On sait ce qu’il en est du messianisme occidental et du prophétisme. Ou bien on en meurt, s’il s’accomplit dans les totalitarismes, ou alors on en meurt, mais de rire, tant ce type de discours peut virer au comique. En fin de compte, le peuple français n’a pas vraiment le désir de se libérer de l’emprise de l’Etat. Qu’en est-il de cette libération ?
L’ère des grands récits est achevée, selon la formule devenue classique de Lyotard. L’histoire a déjà donné. De plus, défaire Rome symbolise plutôt une régression vers les anciennes formes de société avec leur organisation religieuse, tribale, traditionnelle, où chacun porte le fardeau du lien social. C’est d’ailleurs le constat de Marcel Gauchet. Notre liberté dans l’Etat moderne démocratique nous affranchit en nous dispensant de nous interroger sur les institutions qui garantissent cette liberté à exister sans ce fardeau du lien, mais cet état de fait présente un risque, celui de délaisser la vie civile, d’oublier les autres, et de laisser se déliter l’Etat.
En fin de compte, cette révolte de 2006 contre le CPE ne peut que laisser un goût amer par son caractère ambigu. Les motifs des uns et des autres ne sont pas très glorieux, mais la légitimité fait basculer le camp de l’opinion publique du côté des anti-CPE, avec une bonne partie des intellectuels. Donc aucune histoire-fiction, aucun royaume ou nouvelle Jérusalem à venir, mais plutôt un sentiment plus ou moins légitime d’injustice sociale à travers un contrat instituant une ségrégation sociale sur fond de ressentiment généralisé à l’égard d’un monde où les profits exagérés s’affichent dans les médias. La conjoncture est plutôt de type marxienne, mais dans la variante Liebknecht, c’est-à-dire conflit au niveau de la distribution, autant des revenus que des droits. Profit faramineux d’un côté, de l’autre précarité, insécurité et pauvreté. Dans une société où chacun veut accéder à un niveau matériel, construire un projet, s’émanciper, il faut équilibrer les droits, les accès au travail, les revenus. Sur ce point, il y a eu fracture et les Etats ne savent plus trop comment réformer en soignant les uns, les autres, en se souciant de la croissance, car plus il y a à partager, mieux cela se passe, enfin, c’est ce qui est admis par la majorité des politiques. Mais la croissance, d’une part, elle ne résout pas tout dans une société, et d’autre part, rien ne dit qu’elle puisse être à la mesure de ce que souhaiteraient les économistes pour satisfaire les individus.
Ainsi, se soucier de la croissance comme le fait Christian Blanc par exemple, c’est adopter une analyse matérialiste de la société, bref, sous des apparences réformistes, c’est d’un archaïsme redoutable, renvoyant aux analyses marxistes de la philosophie des années 1960, analyses dont la pensée politique a su se démarquer depuis quelques décennies. Comme l’a montré Marcel Gauchet, l’économique ne fait pas tout, et le politique, l’Etat, a aussi son rôle dans l’émancipation des individus, sans côté le spirituel et le religieux dont on peut dire qu’ils servent aussi à la réalisation des sociétés et des individus. Reste à inventer cette nouvelle société en nous appuyant sur l’édifice et l’héritage de Rome, mais aussi en puisant dans les ressources de la spiritualité. Le religieux est aussi source de lien social. Le religieux ne se réduit pas aux religions. C’est un mode d’existence, un partage, une vibration d’êtres sur des fréquences harmoniques... à la limite du mystique, oui, mystère d’être ensemble, un univers à inventer, si nos sociétés tiennent bon.
Justement, pour revenir à Rome, on sait que l’effondrement n’a pas eu lieu, plutôt une décadence orchestrée par une classe aristocratique de loisir asservissant le peuple, avec des institutions vieilles de plusieurs siècles et transmises en héritage, l’ensemble associé à un réveil spirituel mu par le christianisme alors que les barbares s’employaient à semer le chaos pour ensuite s’installer eux aussi dans les demeures aristocratiques. Cette évocation se superpose-t-elle avec l’actualité ?
La France, entre déclin et dynamisme, décadence et réveil culturel ? L’Etat et le politique restent inflexibles, avec leurs institutions et bâtiments, mais la politique ressemble à une mise en scène, un mauvais vaudeville, une pièce de théâtre mal écrite, et l’histoire, une épopée comique qui aurait inspiré l’ennui à un Cécil B. de Mille ; rien que des figurants, quelques seconds rôles, scénario insipide, absence de stars et autres héros. Pour digérer la sortie de crise, DDV aurait dû offrir une place de cinéma ou un DVD à chaque Français, mais au fait, lequel des DDV ? Matignon ou l’inculture ?