jeudi 10 novembre 2016 - par Desmaretz Gérard

« Pour vivre, il faut toujours trahir des fantômes. »

Le mois de novembre occupe une place à part dans notre calendrier, sept Français sur dix se rendent au cimetière en souvenir de leurs morts avec : la Toussaint - la Fête des morts - l'Armistice de 14-18 - sans omettre la commération des tueries de masse du 13 novembre 2015. Les récents attentats survenus en France montrent que l'endroit où une personne meurt de mort violente n'est jamais un endroit quelconque. Les lieux sont honorés comme si cela laissait « entendre » que les morts sont encore parmi nous et que nous étions coupables d'être en vie (syndrome du survivant), comme si une vie pouvait être substituée à une autre vie.

Si le caractère indicible de l'acte terroriste tient à sa nature et aux circonstances, certains de s'offusquer à la « sanctification » de l'espace et des lieux publics qui ressemblent à un jardin du souvenir contribuant par sa seule présence à une ambiance morbide capable de raviver des sentiments douloureux et mettre à bas une économie locale source de vie. La pathogénie du souvenir et la thanatophobie contribuent à la satisfaction des assassins qui se délectent de leur acte monstrueux. Certaines personnes particulièrement anxieuses ou protectrices évitent toute situation à risque, des familles vont jusqu'à voyager de manière scindée afin qu'un des parents reste en vie, au cas où..., afin de pouvoir s'occuper des enfants, principe que l'on retrouve à la base de la protection rapprochée des hautes personnalités (le président américain ne voyage jamais dans le même appareil ou véhicule que le vice-président).

Nos ancêtres ont inventé des rituels mortuaires pour marquer ce passage vers l'inconnu et honorer leurs défunts, la religion a suivi pour apporter un sens à la disparition, bientôt rejoint par la philosophie : « On peut apprendre à mourir » Montaigne. Jusqu'à l'âge adulte, la mort reste une abstraction, voire un déni, jusqu'à ce qu'un événement tragique, un accident, la disparition d'un être cher, etc., ne vienne tout remettre en question. Si la mort reste inéluctable, nul ne s'y habitue. Chacun éprouve des difficultés lorsqu'il y est confronté et la mort d'autrui nous fait prendre conscience de notre condition de mortel.

Vers la cinquantaine, on constate que la mort n'est plus majoritairement imputable à des disparitions prématurées ou inattendues, mais que la maladie et le vieillissement prélèvent aussi leur tribut. On finit par l'accepter, on rédige son testament, mais la plupart des personnes souhaite une mort soudaine sans souffrances et dans la dignité. L'épreuve du deuil reste un rite socio-culturel générationnel tout autant qu'individuel, les obsèques remplissent un aspect personnel et un aspect social à destination de la communauté. Le porche d'entrée de l'immeuble n'est plus couvert de tentures mortuaires surmontées de l'initiale du défunt, le livre de condoléances a disparu, le corbillard noir hippomobile suivi par tous les habitants du village endimanchés pour rendre un dernier hommage à un membre de la communauté a été remplacé par un véhicule gris ou violet foncé et on ne porte plus le deuil pendant plusieurs mois ni crêpe au bras gauche.

Le rapport à la mort est devenu plus intime et prime après chaque attentat de masse sur la cérémonie ostentatoire perçue comme une récupération politique déplacée, au point que des familles ont refusé d'y participer ou de voir le nom de leur proche figurer sur une liste publique. L’hommage à la personne assassinée ne se mesure pas à l'aune des hommages rendus : discours dans le registre du pathos, minute de silence dans les temples consuméristes, décoration posthume, drapeaux en berne, etc., les récupérations politiques (positives ou négatives selon l'idéologie d'appartenance) et l'appétence journalistique semblent de plus en plus contestées, ce qui ne signifie pas qu'elles sont dirigées à l'encontre de la mémoire du défunt, mais à l'adresse d'une caste jugée co-responsable du malheur et de la marchandisation de la mort. Depuis la loi Sueur du 8 janvier 1993 qui avait pour objectif de protéger les familles fragilisées, le monopole de l'activité funéraire communale a été transférée au secteur privé et connu un dévoiement mercantile éhonté.

Les morts accaparent les vivants et les objets déposés à même le sol appartiennent à un réseau de significations personnelles et de projections individuelles. Les morts devenus des « revenants » contaminent la vie à travers le prisme déformant des consciences : « Il ne m'a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre pour bien m'assurer que c'est nous, les vivants, qui marchons dans un monde fantômes » (G. de Nerval). A Nice, certaines personnes n'osent plus emprunter la Promenade des Anglais comme si le lieu était hanté par d'autres âmes que celles des Anges. Le bord de mer reste hanté parce que nous le hantons, incapables pauvres humains de dépasser l'événement tragique, enchâssés que nous sommes dans un carcan de traditions religieuses et culturelles. La mort est devenue un tabou, surtout dans nos sociétés modernes repues, que l'on pense à la polémique que suscite toujours le suicide assisté... Nous vivons sur certains modes de pensées ou de conventions dénués de tout esprit critique. Dans le culte vaudou par exemple, le cortège mortuaire emprunte des culs-de-sacs qui obligent les porteurs à faire des détours afin que l'âme du défunt ne puisse retrouver son chemin et venir hanter les vivants.

Le romantisme s'oppose au travail du deuil, pour Freud, l'essentiel consiste à se détacher pour obéir au « commandement de réalité ». Les disparus ne nous laissent que des souvenirs, une réminiscence nous revient parfois comme une fulgurance au détour d'un geste, d'une habitude, d'un tic, d'une odeur partagée, d'un morceau de musique, d'un tableau, d'un coin de rue évocateur, venant nous rappeler l'absence de l'être. A cet instant précis nous habitons vraiment son esprit (et non l'inverse), le défunt continue à vivre au travers de nous. Nous nous rappelons la dernière fois que nous lui avions parlé, le dernier e-mail ou SMS, la dernière sortie ensemble, nous ignorions alors que l'on se voyait pour la dernière fois et regrettons tout ce que nous n'avons pas eu le temps de lui confier à moins que la pudeur ne l'ait emporté sur la spontanéité, cela l'aurait peut-être aidé... Mais combien d'individus sont assis côte-à-côte sans vraiment être ensemble, étant partout et nulle part à la fois dotés du don d'ubiquité.

Lorsque l'on a été confronté à la souffrance et/ou à la mort à différentes reprises, on a développé une forme de « zénitude », d'accepter l'éventualité qui n'est qu'une question de moment temporel. On a déjà fait son propre deuil comme si le verbe d'action « faire » était adéquat à une situation subie. Rien n'est accompli vraiment, on s'est tout au plus préparé mentalement (mécanisme de défense) à cette finalité, mais qui peut nous assurer que nos démons ne réapparaîtront pas avec à leur suite le cortège d'angoisse ? Regardons autour de nous, la terre n'est qu'un un vaste cimetière à l'air libre peuplée de milliards d'âmes.

Je reste conscient que le point de vue exposé refusant la sublimation et la récupération politique de la mort pour la rendre humaine et supportable puisse en choquer quelques uns, mais s'interroger sur la mort d'autrui ou sur sa propre fin revient aussi à se poser des questions sur sa propre identité, la préservation des générations futures et sur nos aïeux qui forment le système racinaire de notre arbre généalogique. Lorsque la feuille du houppier que nous représentons se prépare privée de sève à tomber au sol pour venir y nourrir les racines, elle fertilise également le terreau de la psycho-généalogie familiale et celui de l'histoire nationale, le devoir de mémoire se chargeant alors de transmettre le trauma aux générations futures, tout le contraire de la mémoire apaisée !

 



3 réactions


  • Clark Kent Jeussey de Sourcesûre 10 novembre 2016 08:32

    L’arbre qui s’écroule fait plus de bruit que la forêt qui pousse.


  • JC_Lavau JC_Lavau 10 novembre 2016 19:42

    Plus compliqué quand ou ou plusieurs des descendants ont été recrutés comme engins de persécution et de mort.

    J’ai évité la confrontation entre les deux qui ont été recrutés à zigouiller, et celle qui tenait à conserver son père : zéro obsèques, don du corps à la science.
    Ils se retrouveront quand même chez le notaire, ou s’y feront représenter.

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