mercredi 8 janvier - par Michel J. Cuny

Quand l’URSS de Staline étonnait le monde capitaliste

Les travaux réalisés par la comptabilité nationale en France au moment de la Révolution portent sur le patrimoine national - que Thomas Piketty s'empresse de prendre pour le capital national. Et ces travaux ont, pour lui, l'intérêt particulier d'être…

«  […] abondamment utilisés pour estimer les recettes des nouveaux impôts ». (Idem, page 100.)

La production sous-jacente à la vie économique n'est pas sa préoccupation. Il lui suffit de constater qu'elle débouche sur la constitution d'un patrimoine. C'est-à-dire d'un acquis dont il suffira de dire qu'il est bien là. Ensuite, par la mise en œuvre d'un impôt sur ce patrimoine, l'État se constitue une rente. Il s'agit de "recettes", au moyen desquelles il va pouvoir faire face à des "dépenses".  

C'est dans l'établissement de ce budget que Thomas Piketty veut voir l'enjeu essentiel de la politique économique, et finalement, de la politique tout court. Il est toujours l'apôtre de la répartition au mérite... dans le cadre d'une démocratie méritocratique. Réformateur sur le fondement d'éventuelles distorsions dans l'appréciation des mérites, il voit dans l'impôt le dernier mot de la science économique, et du bonheur sociétal.

Suivons-le dans ses rapides pérégrinations à travers l'histoire comptable des deux siècles passés :
«  Mais c'est surtout au XIXe siècle que se multiplient les estimations du patrimoine national.  » (Idem, page 100.)

Aussitôt, il souligne ce qu'on y voit « d'émerveillement fa-ce à l'accumulation considérable du capital privé au XIXe siècle. La prospérité des patrimoines privés dans les années 1870-1914 est une évidence qui s'impose à tous » (Idem, page 101.)

Mais c'est ici qu'il faut commencer à tendre l'oreille :
« Jusqu'à la Première Guerre mondiale, les estimations du stock de patrimoine retiennent d'ailleurs beaucoup plus l'attention que celles du flux de revenu ou de production […].  » (Idem, page 101.)

Ce qui signifie que, du point de vue de la comptabilité nationale, la production elle-même ne soulève pas le moindre problème. L'exploitation est le fait de la sphère privée, qui s'en occupe sans avoir le moindre besoin de la sphère publique...

Mais, à la veille de 1914-1918, cette façon de voir ne correspond plus à l'avis du privé justement, puisqu'on a pu entendre, dès le printemps de 1914, Henri de Peyerimhoff, secrétaire général du Comité des Houillères, déclarer devant d'anciens élèves de l'École des Sciences politiques : 
«  Le temps n'est plus où nous étions seuls avec les Anglais pour financer le monde : il faut compter avec beaucoup d'autres. Avec les Allemands d'abord... ils ont déjà le pas sur tous pour l'électricité et les produits chimiques ; pour la navigation, ils disputent ardemment aux Anglais un rang auquel nous n'avons plus dès longtemps l'espérance de prétendre. Avec les Belges, les Hollandais, les Danois, les Italiens, les Autrichiens... Voici enfin les Américains du Nord […]. Dans ce conflit, sur quoi pouvons-nous compter ? Sur nos capitaux... mais c'est une force fragile lorsqu'elle n'est pas appuyée sur les autres. Notre argent travaillera pour notre Empire, dans la mesure où notre Empire saura défendre notre argent...  » (Cité par Michel J. Cuny – Françoise Petitdemange, Le feu sous la cendre, Éditions Cuny-Petitdemange 1986, page 393.)

Or, cette activité impériale (la Première guerre mondiale), qui serait nécessairement le fait de l'État, conduirait celui-ci à devoir augmenter son budget pour la mener à bien, et donc à jouer sur la fiscalité. Mais c'est une autre histoire. Restons-en à l'avant-guerre. Thomas Piketty ne masque pas son propre émerveillement :
« À cette époque, être un économiste signifie avant toute chose être en mesure d'estimer le capital national de son pays : il s'agit presque d'un rite initiatique.  » (Idem,Thomas Piketty, op. cit., page 101.)

Ensuite, sans autre forme de procès, il enjambe la première guerre elle-même. Et nous voici dans les années qui précèdent immédiatement la suivante : on voit la préoccupation du stock (patrimoine national) se faire rejoindre par celle du flux (revenu national) qui constituera le stock futur. Ce qui est le reflet d'une certaine inquiétude :


«  Dans les années 1930-1940, grâce à l'amélioration des sources statistiques primaires, on voit l'émergence des premières séries annuelles de revenu national, remontant généralement jusqu'au début du XXe siècle ou aux dernières décennies du XIXe » (Idem, page 101.)

Ce n'est qu'ensuite que le souci de la production va enfin se manifester, selon Thomas Piketty, dans la comptabilité nationale. Va-t-il pour autant en tirer, lui-même, la moindre leçon ? Les prochaines pages nous le diront peut-être.

Il n'aura pas toujours été possible, en France, de centrer les statistiques sur la richesse patrimoniale nationale, c'est-à-dire sur ce que Thomas Piketty croit bon d'appeler le capital national... Il en convient lui-même :
« Puis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les administrations économiques et statistiques prennent la suite des chercheurs, et commencent à s'atteler à la confection et la publication de séries annuelles officielles de produit intérieur brut et de revenu national.  » (Idem, pages 101-102.)

Produit intérieur brut, revenu national... Nous voici renvoyés au cycle annuel, et non plus seulement à l'acquis de longue durée : pourquoi donc ? Qu'est devenue la richesse accumulée ?
«  À partir des années 1940-1950, il s'agit avant tout de répondre au traumatisme de la crise des années 1930, au cours de laquelle les gouvernements ne disposaient pas d'estimation annuelle fiable du niveau de production.  » (Idem, page 102.)

Ne s'agissait-il vraiment que d'un problème d'établissement de statistiques fiables ? Bien sûr que non. Il y allait avant tout de la réalité même de la crise qui avait dès 1929 frappé l'économie capitaliste en stoppant bientôt brutalement sa production.

Cet arrêt était-il mondial ? Certainement pas. Pendant ce temps, la production de l'URSS avait atteint des sommets inouïs, compte tenu de son point de départ du début des années 20.

Prenons le Rapport sur l'activité du Comité central présenté par Joseph Staline au XVIIe Congrès du Parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S., le 26 janvier 1934.

S'agissant du capitalisme mondial, il déclarait :
« La crise ne s'est pas seulement étendue à l'industrie, mais aussi à l'ensemble de l'agriculture. Elle n'a pas seulement sévi dans la sphère de la production et du commerce. Elle s'est transportée également dans la sphère des crédits et de la circulation monétaire, mettant sens dessus dessous les rapports établis entre les pays dans le domaine des crédits et des devises.  »

Et encore :
«  Si, auparavant, les crises se terminaient au bout d'une ou deux années, la crise actuelle entre déjà dans sa cinquième année, en faisant d'année en année des ravages dans l'économie capitaliste dont elle absorbe la graisse amassée au cours des années précédentes. Rien d'étonnant que cette crise soit la plus pénible de toutes.  »

Nous voyons Joseph Staline aborder ensuite un problème essentiel :
«  Comment expliquer ce caractère extraordinairement durable de l'actuelle crise industrielle ? Cela s'explique, d'abord, par le fait que la crise industrielle s'est étendue à tous les pays capitalistes sans exception, rendant difficiles les manœuvres des uns aux dépens des autres.  »

Thomas Piketty veut-il quelques chiffres ? Dira-t-on qu'ils sont nécessairement faux, puisqu'ils émanent du régime bolchevique ? Regardons-les tout de même, avant d'en dire plus à propos de leur fiabilité.

En ce qui concerne la production industrielle, sur une base 100 en 1929, ils atteignent en 1933 : pour l'Angleterre, 86.1 ; pour la France, 77.4 ; pour l'Allemagne, 66.8 ; pour les États-Unis, 64.9 ; pour l'U.R.S.S., 201.6.

Enveloppant tout ceci en une seule phrase, le futur vainqueur de Stalingrad constate :
« Alors que l'industrie des principaux pays capitalistes accuse, en moyenne, à la fin de 1933, une réduction du volume de sa production, de 25 % et au delà, par rapport au niveau de 1929, l'industrie de l'U.R.S.S. a plus que doublé sa production pendant ce temps, c'est-à-dire qu'elle a augmenté de plus de 100 % »

Encore ne sommes-nous là qu'en 1934.

Quant à la fiabilité de ces chiffres, et à la question de savoir s'ils reflétaient la réalité, il suffira de permettre au vice de rendre hommage à la vertu. C'est Goebbels qui s'y colle dans son Journal (tome III) dès le 1er juillet 1941 (dix jours après le déclenchement de l'opération Barbarossa) :
« […] les Russes opposent plus de résistance qu'on ne l'a supposé au début. Nos pertes en hommes et en matériel ne sont pas totalement insignifiantes. C'est seulement maintenant qu'on voit à quel point l'attaque était nécessaire. Si nous avions attendu encore un certain temps, que se serait-il passé ? » (Goebbels, Journal, tome III, Tallandier 2007, page 319.)

…face au rythme pris par la production de matériels militaires et autres. Le 24 juillet 1941, le voilà dubitatif :
«  L'ambiance dans le Reich est devenue un peu plus grave. On commence à comprendre peu à peu que la campagne de l'Est n'est pas une promenade vers Moscou.  » (Idem, page 343.)

Le 12 août 1941, il commence à s'inquiéter sérieusement :
«  Notre connaissance des armes soviétiques était imparfaite avant la campagne ; en particulier, nous ne savions pra-tiquement rien de l'existence des blindés géants, et surtout pas qu'ils seraient capables d'en fabriquer un nombre pareil.  » (Idem, page 355.)

Y compris sur les aspects technologiques et scientifiques :
«  Concernant le perfectionnement technique des armes, l'adversaire nous est supérieur sur bien des points. Par exemple, chaque blindé a son propre périscope. Chaque chef de section en possède un. Chez nous, il ne peut en être question » (Idem, page 355.)

Mais il n'était qu'au tout début de ses surprises, et l'Allemagne nazie avec lui.

Michel J. Cuny



12 réactions


  • Eric F Eric F 8 janvier 19:04

    En effet, la crise de 29 et début années 30 a été plus longue et profonde par le fait qu’elle a concerné l’ensemble des pays capitalistes, et par ailleurs, la ’’bulle’’ boursière dont l’éclatement a déclenché la crise avait été particulièrement énorme.

    L’URSS n’avait pas son économie liée à celle des pays capitalistes. Il y a eu alors une inversion de cycle, les pays capitalistes avaient connu un fort développement dans les années 20 quand l’économie soviétique connaissait des difficultés, mais celle-ci a pris son essor ensuite, de manière ’’robuste’’.

    Concernant la seconde guerre mondiale, ce qui a permis d’arrêter l’offensive allemande -qui n’a pas atteint Moscou-, c’est d’avoir réussi l’exploi de transférer une grande partie de l’industrie vers l’Est de l’URSS et y rétablir les capacités de production. Et bien sur l’élan patriotique (malgré la désorganisation antérieure de l’armée par les purges).

    PS : à propos de la phrase du patron des houillères ’’Notre argent travaillera pour notre Empire, dans la mesure où notre Empire saura défendre notre argent...’’, il parait probable qu’il désignait l’empire colonial, plutôt que le conflit à venir en Europe.


    • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 8 janvier 21:01

      @Eric F
      Nous allons donc continuer à avancer avec prudence... et grâce, en partie, au travail de Thomas Piketty, quand bien même il se révélerait parfois totalement erroné...

      Quelques vérités ont pu, malgré tout, trouver à s’y nicher ici ou là... C’est à quoi nous devons veiller.


    • Et hop ! Et hop ! 9 janvier 09:58

      @Eric F : «  En effet, la crise de 29 et début années 30 ... a concerné l’ensemble des pays capitalistes »

      Très peu la France dont l’agriculture, l’industrie et le commerce étaient autarciques, très indépendantes des bourses anglo-saxonnes et du commerce international.
      La crise de 29 aux USA était due aux spéculations boursières et monétaires, c’est une bulle qui a éclaté.
      La crise en Allemagne était due au traité de Versailles, elle a été seulement aggravée par la crise de Wall Street.


  • sylvain sylvain 8 janvier 21:14

    La progression industrielle de l’URSS fut effectivement extremement efficace sous staline. Si l’URSS n’avait pas tant souffert de la guerre de 40, il est probable que les choses auraient ete tres differentes par la suite.

    Mais il me semble que c’est aussi un succes du capitalisme. Si on prend la definition marxienne du capitalisme, qui explique qu’un systeme capitaliste se caracterise par le fait que les producteurs ne detiennent pas l’outil de production, alors l’URSS de staline est en tout point capitaliste


    • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 9 janvier 08:57

      @sylvain
      Je ne peux pas m’étendre ici sur l’importante question que vous soulevez.

      Pour l’essentiel, il faut considérer où en est l’appropriation privée des moyens de production (part du commerce libre, en particulier), sous le contrôle de la dictature du prolétariat (socialisme). Tout est ensuite dans la progression (ou pas) de la part publique : ce qui apparaît très nettement dans tous les rapports effectués par Staline sur la situation économique.


    • Eric F Eric F 9 janvier 09:12

      @sylvain

      ’’un systeme capitaliste se caracterise par le fait que les producteurs ne detiennent pas l’outil de production, alors l’URSS de Staline est en tout point capitaliste’’


      Vous voulez dire que c’est un capitalisme d’état, plutôt que le propriété par les travailleurs de l’entreprise où ils travaillent, et l’autogestion ?

    • sylvain sylvain 9 janvier 09:48

      @Eric F @Michel J. Cuny
      Oui c’est un capitalisme d’etat. Et si on considere que l’etat est en pratique dirige par un petit groupe d’individus dont la gestion du pouvoir est disons mafieuse ( dans le sens d’une sorte de tribu de pouvoir). Ce qui est vrai me semble t il dans la plupart des etats, voir tous, alors on peut dire que c’est un capitalisme oligarchique.

      La principale difference avec les capitalismes occidentaux etant une plus grande centralisation du pouvoir, correle au fait que personne, ou presque, ne possede son outil de production alors qu’en occident il existe tout le secteur du liberal, de la petite entreprise ou les citoyens possedent tout de meme un petit peu leur outil de production, meme si c’est en fait souvent factice.

      Disons que si la dictature du proletariat avait reellement debouchee sur autre chose que la russie actuelle, sur un systeme reellement communiste, alors on aurait pu interpreter le stalisnisme autrement que commme un capitalisme mais ca n’a pas ete le cas. J’ajouterais qu’a l’epoque, et vu ce qu’etaient les bolcheviks et lenine le haut moderniste, il n’y avait aucune chance : le bolchevisme, le leninisme, etaient fais pour servir l’industrie, pas l’humain


  • Eric F Eric F 9 janvier 09:19

    Je viens de voir ce matin sur BFM un capitaliste pur sucre, Patrick Martin patron du Medef, qui dit publiquement ce que les patrons ruminent habituellement entre eux, à savoir qu’il faut trancher dans le vif du système social, qu’il qualifie de déresponsabilisant (prise en charge 100%, transports médicaux...).

    Il a dit également, et pour le coup c’est probable, qu’il n’y aura pas de croissance économique cette année vu les incertitudes, les gens épargnent et consomment moins, et les entreprises n’investissent plus faute de débouchés.


    • sylvain sylvain 9 janvier 09:50

      @Eric F
      ils vont nous sortir un miley. Quoique bardella fera parfaitement l’affaire, il est juste moins fun mais ca revient un peu au meme par ailleurs


    • Et hop ! Et hop ! 9 janvier 10:46

      @Eric F
      Le Medef n’est pas du tout le syndicat des patrons d’entreprises privées indépendantes (PME, commerçants indépendants, artisans, agriculteurs, professions libérales), mais celui des actionnaires des très grosses entreprises et des chaînes monopolistiques cotées au CAC40 ou internationales.
      Il défend l’augmentation de la part des recettes versée aux actionnaires, par rapport à celle bénéficiant aux salariés, aux clients, aux fournisseurs et à l’État.

      Le libéralisme qu’ils défendent n’est pas du tout la libre entreprise avec la concurrence de centaines de producteurs de chaussures indépendants dans chaque pays, mais la mopolisation mondiale de trois trusts appartenant aux mêmes actionnaires.


  • Seth 9 janvier 15:15

    Une amie économiste me disait que pour parler d’économie il n’y a jusqu’à présent que 3 sujets sérieux : Marx, Keynes et Chicago, le reste étant sans intérêt en dépit qu’elle continue à le suivre.

    Alors Piketty (poil au zizi)...


    • Christophe 10 janvier 12:11

      @Seth

      Chicago au sens des Chicago boys ? Les économistes américains qui ont décidé que les sciences humaines n’avaient aucun intérêt et que l’économie était à elle seule un science humaine. Me rappelle de Gary Becker mais il y en avait pas mal de ces guignols (dont des chiliens grâce au partenariat avec l’Université du Chili) ; ce sont eux qui ont soutenu Pinochet (avec le gouvernement américain soit dit en passant).


Réagir