mercredi 16 mai 2018 - par Fergus

Quand le système capitaliste multiplie les « jobs à la con »

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« Bullshit jobs » (que l’on peut traduire par « jobs à la con »), tel est le qualificatif qu’a donné l’anthropologue étasunien David Graeber a ces emplois sans utilité sociale qui se multiplient dans les entreprises et dont il a théorisé l’existence en 2013 dans un pamphlet publié sur le site britannique Strike ! Un manifeste auquel de très nombreux médias et sites du web de tous bords ont donné un écho international induit par le mal-être vécu par un nombre croissant d’employés du tertiaire qui se reconnaissent dans le constat de Graeber...

La caractéristique d’un bullshit job, c’est, en schématisant, la quasi-impossibilité pour son titulaire de définir en quoi consiste le poste qu’il occupe et quelle est la finalité de son boulot. Comment le pourrait-il, entre obscur intitulé de poste, objectifs nébuleux, taches vides de sens, courriels hermétiques truffés de novlangue, et bien entendu réunions – aussi creuses que récurrentes – où chacun joue à se donner de l’importance sans connaître les règles du jeu ? Jamais les grandes entreprises n’ont été, à un tel point, normatives et procédurales. Avec cette conséquence : jamais leur gestion n’a engendré autant de structures complexes qui, à la manière de tumeurs malignes, engendrent insidieusement la création de nouveaux postes tout aussi vides de sens, pour ne pas dire absurdes. Ubu n’est plus roi, il est devenu manager !

L’absurdité règne en effet dans notre société moderne où s’impose un étonnant paradoxe. La logique capitaliste voudrait en effet que tout soit mis en œuvre pour abonder toujours plus les profits, et cela semble devoir passer par une priorisation absolue de la production sur l’administratif. Or, que se passe-t-il ? « Les véritables travailleurs productifs sont sans cesse mis sous pression et exploités. Le reste est divisé entre les sans-emplois, universellement méprisés, et une strate plus large de gens payés pour, grosso modo, ne rien faire, dans une position telle qu’ils s’identifient aux perspectives et aux sensibilités de la classe dirigeante  », souligne Graeber. Faut-il en conclure que les top-managers se conduisent comme des idiots ? Non, répond l’anthropologue qui nous apporte la clé de cette apparente énigme : « La classe dirigeante a compris qu’une population heureuse et productive qui dispose de temps libre à sa guise est un danger mortel. »

L’absurdité n’est donc qu’apparente si l’on en croit Graeber, et force est de reconnaître que le chercheur fait preuve d’une rare lucidité : Le système tient en effet les salariés productifs dans une poigne d’acier en leur assurant de quoi survivre dans les pays émergeants, et de quoi vivre dans un relatif confort dans les pays développés, mais dans une société de plus en plus précarisée où chaque emploi peut disparaitre à tout moment, tué par l’automatisation ou par une délocalisation porteuse de profits accrus pour les actionnaires et qui renforce dans l’opinion le sentiment d’insécurité sociale. « En même temps » dirait l’un des plus zélés serviteurs du grand capital, le système enferme les employés non productifs dans un carcan administratif qui prend des apparences toujours plus kafkaïennes du fait du développement sans fin de normes et de procédures interdépendantes (de décision, de qualité, de sécurité) dont quasiment plus personne ne comprend les arcanes.

Renforcer le personnel affecté aux pensums administratifs

Or, rien de tel que des boulots incompréhensibles et ennuyeux – des « jobs à la con » – pour neutraliser les employés tertiaires diplômés, objectivement inutiles à la création de richesses. Résultat : la plupart des salariés qui occupent ces postes s’étiolent, et les plus fragiles au plan mental sont poussés par le bore-out – état dépressif lié à l’ennui au travail – à choisir d’autres formes de vie dans une mutation que d’aucuns assimilent à un « syndrome de la chambre d’hôtes ». Ces employés déprimés sont rejoints dans leur démarche de changement radical d’existence par les plus clairvoyants ; lucides, ces derniers pourraient s’engager dans une démarche rebelle, mais dans une société de plus en plus individualiste, ils ne veulent pas être les dindons d’une lutte très incertaine du pot de terre contre le pot de fer, persuadés qu’il convient de tirer le meilleur de la vie dans l’instant présent, pas dans d’hypothétiques lendemains qui chantent. Carpe diem ! est leur nouveau credo.

Et c’est ainsi que, contrairement à la prévision de l’économiste Keynes, les salariés ne travaillaient pas « 15 heures par semaine » à la fin du siècle dernier. Et force est de constater que leur temps de travail ne s’est pas réduit en ce premier quart du 21e siècle, malgré les progrès technologiques qui auraient normalement dû les libérer d’une grande partie de leurs tâches et augmenter de manière significative leur temps de loisirs. 5 ans après la publication du manifeste de Graeber, rien n’a changé : le monde de l’entreprise continue de produire, et de multiplier ici et là, les mêmes types d’emplois inutiles. Au point parfois d’être contraint par la pensée dominante de retirer de ses effectifs des vrais créateurs de richesse (ingénieurs, techniciens qualifiés, pédagogues) pour renforcer le personnel affecté aux pensums administratifs tentaculaires imposés par la certification des processus, les chartes de qualité, les contrôles de gestion et autres carcans administratifs dont l’intérêt est loin d’être toujours démontré et dont les besoins s’autoalimentent !

Un mot encore sur Graeber : certains ont pu le trouver excessif dans son constat ; et sa participation militante engagée au mouvement Occupy Wall Street, de même que le soutien qu’il a apporté aux participants de Nuit debout en 2016, n’ont pas manqué, depuis la publication de son manifeste en 2013, d’apporter de l’eau au moulin de ses détracteurs qui ne voient en lui qu’un « provocateur altermondialiste ». Or, Graeber est loin d’être un bouffon radical porteur d’une idéologie fumeuse, mais un anthropologue aux compétences reconnues comme le démontre son poste d’enseignant au sein de la prestigieuse London School of Economics and Political Science, une institution rigoureuse d’où sont sortis 19 prix Nobel et 52 chefs d’état peu suspects d’utopie gauchiste.

Graeber et ceux qui lui ont emboîté le pas sont-ils dans l’erreur, ou ont-ils au contraire posé les vraies questions ? À chacun d’y réfléchir en fonction de sa propre expérience professionnelle et de ses constats personnels sur l’évolution du monde du travail. 

David Graeber : On the Phenomenon of Bullshit Jobs




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