samedi 11 mai 2013 - par Taverne

Quand Véronèse redécorait Venise

Dès qu'il posa le pied à Venise, Paolo Caliari venu de Vérone, se fit attribuer le surnom de "Il Veronese" : "le Véronèse". C'est sous ce nom qu'il est passé à la postérité et qu'on le désigne encore aujourd'hui. Ce fils spirituel de Titien, qui le protégea et le couva contre son rival détesté le Tintoret, est un paradoxe. Peintre officiel au service des puissants dont les tableaux vantent le faste et le rang, sa liberté d'artiste créa aussi un parfum de scandale. "Le repas chez Lévi" valut au peintre d'être déféré devant le tribunal de l'Inquisition.

La rivalité de style entre le Tintoret et Véronèse pourrait se résumer dans cette image qui opppose leurs visions de l'Annonciation. Le tintoret ; à gauche, présente un lieu sombre et délabré où la vierge exprime une émotion (la surprise et la crainte). Véronèse peint avant tout le faste du lieu. L'ange et la vierge sont placés aux deux extrémités pour mettre en valeur la beauté du lieu. L'émotion des personnages est absente.

Michel-Ange reprochait aux peintres vénitiens leur faible maîtrise du dessin. De fait, Véronèse était dans la lignée de Titien qu'il admirait. C'était un peintre coloriste. On lui doit le blond vénitien ("Dame avec un héron"), un blond qui vire au roux, et le fameux "vert Véronèse".

On doit surtout à Véronèse sa redécoration de Venise, tant les bâtiments officiels que les maisons. Ainsi que la représentation du luxe italien à travers ses scènes de repas somptueux quelque peu provocateurs pour l'Eglise d'alors.

I - LE VERONESE, DECORATEUR DE LA VILLE DE VENISE

1 ) Les plafonds de la bibliothèque Saint-Marc à Venise

Véronèse a peint trois allégories pour les plafonds de la bibliothèque Saint-Marc ou "Bibliothèque Marciana" située en face du Palais des Doges. En trois médaillons sont représentés : la Musique, la Géométrie et l'Arithmétique, l'Honneur. Grâce à la "Musique" (ci-contre), le peintre obtient un prix des mains mêmes de Titien.

Michel-Ange avait reproché aux Vénitiens leur faible maîtrise du dessin. Titien prend ici sa revanche en soutenant Véronèse le coloriste et par ce prix. L'oeuvre montre une opposition entre la beauté de la musique qui sort des nobles instruments à cordes et la statue mutilée d’un faune à tête de rapace.

2 ) Le Palais des Doges

On lui commande une fresque pour le Conseil de Dix, dans le palais des Doges. Le revêtement en bois des murs de la salle est divisée en 17 compartiments pour les dix membres, le doge et ses 6 conseillers. Les plafonds étant très bas, il allège ses silhouettes en employant une harmonie de couleurs.

---- le Conseil des Dix

Le Conseil des Dix était chargé de veiller à l'orthodoxie religieuse et la conduite morale des habitants ainsi que d'éviter des révoltes, pour protéger l'état.

L’emploi d’une couleur forte et vibrante et d'une luminosité vive et audacieuse allègent la consistance plastique des figures et donnent aux compositions une profondeur factice.

Ci-contre "La Jeunesse et la Vieillesse" :

Encore une opposition allégorique ! On pense qu’il s’agit ici d’une allégorie entre Venise (la jeunesse) et l’Orient (la vieillesse).

Au centre de la salle de l’Audience, "Jupiter chassant les vices" (ci-dessous) :

Elle fut dérobée en 1797 par les troupes françaises, placée au Louvre et remplacée par une copie.

Les grâces célestes pleuvent sur la Sérénissime ! Ci-contre "Junon déversant les dons sur Venise" :

Junon laisse pleuvoir sur Venise des couronnes en or, des pièces de monnaie et une couronne de laurier. Venise s'appuie sur le lion de Saint-Marc. L'oeuvre, peinte en raccourci, a des proportions parfaitement cohérentes vue en contrebas. C'est ainsi que l'on contemple un plafond.

 "Saint Marc couronnant les Vertus" est à présent au musée du Louvre (voir ici) et se contemplait également en levant les yeux en l'air. Toutes ces figures sont difficilement appréciables de près. Fondues dans une certaine fome d'architecture, elles donnent en revanche toute leur puissance.

Cette composition décorait le plafond de la salle de la Boussole au palais des Doges à Venise.

Saint Marc, patron de la cité, couronne les trois vertus théologales soutenues par le Conseil des Dix : la Foi, avec un calice, l'Espérance, avec une ancre, et la Charité, avec un enfant.

---- le Collegio

Salle d'apparat où l'on reçoit les ambassadeurs étrangers, il a peint seul les caissons du plafond. Il réalise des allégories à la gloire de Venise. Ses Allégories s'inspirent des Métamorphoses d'Ovide. Il y ajoute la splendeur des couleurs et une grâce courtoise.

---- la salle du Collège (ou collège suprême)

Le collège était un organe exécutif, composé du doge, de ses six conseillers, du chancelier et du président du Conseil des dix. Il constituait l’organe exécutif suprême. Dévasté par deux incendies en 1574 et en 1577. On appelle Véronèse pour la décoration.

Les peintures du plafond ont été exécutées entre 1575 et 1578. Elles célèbrent le bon gouvernement de Venise et ses attributs principaux : la foi chrétienne est le fondement de l’autorité, les vertus guident comportements et décisions du Collège suprême.

- La représentation de la foi chrétienne : au centre, le "triomphe de la foi". Et, dans un compartiment rectangulaire vers la galerie : Venise, la Justice et la Paix.

- la représentation des vertus : Tout autour, dans les huit panneaux en forme de T et L, sont représentées les vertus du gouvernement. On peut identifier les huit figures des Vertus d’après leurs attributs : le chien pour la « Fidélité », l’agneau pour la « Mansuétude », l’hermine pour la « Pureté », le dé et la couronne pour la « Récompense », l’aigle pour la « Modération », la toile d’araignée pour la « Dialectique  » (ci-contre), la grue pour la « Vigilance » et la corne d’abondance pour la « Prospérité ». Ces somptueuses figures féminines vêtues de soie et de brocart resplendissent tout en créant des effets décoratifs précieux et limpides.

- Représentation de l'Antiquité : Toujours au plafond, le premier compartiment rectangulaire représente le campanile de Saint-Marc, derrière Mars et Neptune, les symboles de la guerre et de la mer.

L'allégorie est un instrument destiné à célébrer la classe au pouvoir. Mais Véronèse sait s'en accommoder et en tirer sa propre ligne. Dans la salle du Collège, aux royales matrones qui occupent les compartiments en L répondent quatre délicieuses jeunes filles.

Une magnifique toile au-dessus du trône, relate le souvenir de la bataille de Lépante :

Venise est menacée par les Turcs, surtout depuis la perte de Chypre. Venise envoie ses ambassadeurs conclure un pacte avec l'Espagne et la papauté. Le but : combattre l'infidèle ! C'est ainsi que naît la Sainte-Ligue.

La victoire de Lépante, le 7 Octobre 1571, sera le fruit de cet effort diplomatique vénitien. C'est la victoire de la coalition chrétienne d’Europe contre les ottomans. La flotte vénitienne a joué un très grand rôle. Pour cette raison, elle occupe la moitié du tableau..

"Sébastien Venier rendant grâce au Christ après la bataille de Lépante" :

Sébastiano Venier, qui participa personnellement à cette bataille sera doge de juin 1577 à mars 1578, date de sa mort. On le voit ici représenté avec deux pages, l'un soulevant son habit, l'autre portant son casque. Il est aussi assisté de Saint Marc et de Venise (en rouge). La Foi tend le calice à Jésus. Derrière Saint-Marc, l'homme en armure à barbe blanche est le procurateur Agostino Barbarigo, mort au cours de la bataille.

----la Chambre du Grand Conseil

Le Grand Conseil est ce qu'il convient d'appeler le parlement vénitien.

Sont recrutés en plus Palma le Jeune et Tintoret. Vu les délais impartis et l'ampleur de la tâche, les trois artistes font venir leur atelier. Riches drapés, couleurs, et célébration du pouvoir, sont la patte de Véronèse.

"Le Triomphe de Venise" (ci-contre) est une oeuvre de propagande politique assumée. Elle montre Venise trônant au milieu de Vertus. L'architecture sert à séparer les classes sociales : à la balustrade les notables, au pied du bâtiment le petit peuple, le tout en paix et en harmonie.

Cette fresque emporte l'admiration générale, au contraire de Tintoret qui a commis la maladresse de déléguer le travail à ses fils (mais il est occupé ailleurs). Cependant, la vérité oblige à dire que Véronèse n'est guère plus scrupuleux : quand il ne s'agit pas d'oeuvres pour Venise, il ne s'embarrasse pas de scrupules et signe des toiles qui sont de son atelier.

"Le retour du doge Andrea Contarini à Venise après la victoire des Vénitiens sur les Gênois, à Chioggia" (1585-86) : placée au centre du mur qui fait face à la tribune.

---- salle de l'anti-collège

Antichambre d'honneur pour les ambassades et les délégations.

"L'Enlèvement d'Europe" (1576 -80) : le tableau montre comment Zeus, tombé amoureux de la fille du roi de Phénicie, se métamorphose en taureau, pour l'enlever et l'emmener dans l'île de Crète. L'oeuvre oppose un fort contraste aux quatre oeuvres de Tintoret qui l'entourent. Nulle violence. Le taureau - sans cornes - a l'aspect d'un agneau. Il lèche affectueusement le pied d'Europe. Les compagnes de celle-ci lui arrangent sa robe et son décolleté et l'ornent des fleurs que des Amours font tomber. L'oeil est attiré par le sein d'Europe, la partie la plus claire du tableau. Deux petites scènes montrent, au loin, le départ vers la Crète. Douceur bucolique et savante construction. Le geste de la servante, au premier plan au centre, rattachant le bustier de sa maîtresse qui s’est dérangé lorsqu’elle est montée sur le taureau, aurait servi de modèle à Rembrandt pour sa servante du Festin de Balthasar, au premier plan à droite. On peut également comparer la posture d’Europe au second plan avec celle de Balthasar dans le tableau de Rembrandt. L’épisode dramatique des Métamorphoses d’Ovide est transformé en une fête champêtre

3 ) La Villa Maser

Ou "villa Barbaro" du nom des frères Barbaro, une des plus grandes familles de Venise. Palladio en fut l'architecte, Véronèse en sera le décorateur. Véronèse apporte à l'architecture réelle des éléments imaginaires : balcons, portes, fenêtres, colonnes, moulures, etc. Tout est en trompe-l'oeil : le visiteur est accueilli par la fille de la famille, au premier étage, et sa marâtre. Véronèse a peint la famille Barbaro, jusqu'au petit chien.

Cette fresque est en trompe-l'oeil : fillette sortant par une fausse porte !

Le plafond de la Salle de l’Olympe comporte une fresque qui représente la maîtresse de maison derrière un parapet en compagnie d'une servante et d'un de ses fils.

On peut mieux se rendre compte de la magnificence des fresque en regardant sur ce site les photos des lieux.

4 ) L'église Sans Sebastiano

L'église Sans Sebastiano  : à Venise est la "chapelle Sixtine" de Véronèse. Il y consacre vingt ans de sa vie. Véronèse montre des scènes religieuses dramatiques avec beaucoup de détachement, sans émotion apparente. Priorité à la structure et aux couleurs. Exemple : Martyre de Saint-Sébastien. Les plafonds de San Sebastiano consacrent Véronèse.

LE VERONESE, PEINTRE D'ARCHITECTURES SCENIQUES

C'est encore l'architecture qui est mise à l'honneur par Véronèse quand il peint ces scènes de festins.

----Les Noces de Cana (1562) : Ce tableau fut réalisé pour le couvent de San Giorgio Maggiore construit aussi par l’architecte Palladio. En 1797, les troupes françaises transportèrent le tableau à Paris pour l’exposer au Louvre.

Le thème central est le miracle de l'eau changée en vin à Cana. Véronèse joue de la viole, de même que Tintoret derrière lui. Titien joue de la contrebasse et Bassano du cornet. Parmi les convives, il y aurait François Ier et son épouse, Charles Quint, Alfonso d’Avalos (dont Titien avait déjà fait le portrait), Vittoria Colonna.

Les princes à Mantoue, à Ferrare, à Florence, festoient en public et l'on construit des gradins autour. Puis, la bourgeoisie va inventer la salle à manger. On voit ici des fouchettes, une invention qui n'a pas encore gagné la France. A gauche, les mariés auxquels un serviteur tend le vin miraculeux. Au XVIème siècle, il n'y a pas de verre ni de carafe à table ; les convives doivent demander à boire. Un agneau est découpé juste au-dessus de la tête du Christ. Une femme, au bout de la table, se cure les dents et, la tête penchée, regarde vers le serviteur. Ce serait la représentation de l'instant où l'eau s'est changée en vin. D'où l'agitation et la nervosité parmi le sconvives à gauche et chez le majordome qui semble être en train de rendre son tablier.

----Repas chez Simon (1571) : Réalisé pour le couvent Santa Maria dei Servi de Venise. Marie-Madeleine verse le parfum sur les pieds du Christ. Thème de la pécheresse repentante. L'oeuvre est aujourd'hui au salon d'hercule du château de Versailles. En effet, en 1664, le roi Louis XIV fait part de son désir d'acquérir le tableau au sénat de Venise. Le sénat l'offrit au roi de France pour en gagner la protection face au danger ottoman toujours présent. Ce n'était pas le premier tableau à entrer dans les collections royales. Sous la Révolution et l'Empire, la France fait d'autres acquisitions de tableaux de Véronèse. Paris restitue les oeuvres acquises en 1815 mais d'autres villes les conservent : Dijon, Rouen, Caen...

----Le Repas chez Levi (1573) : Les arcades de style palladien dominent l’ensemble et divisent la composition en trois parties. On y voit debouts, le cuisinier ou majordome et Véronèse en autoportrait chez ce personnage à barbe dont les mains semblent désigner le vin et le pain. Cette idée d'eucharistie est présente aussi dans la présence symétrique sur les balustrades d'un personnage saignant du nez (à gauche) et l'autre, à droite, buvant du vin. L'assiette tenue à bout de bras au-dessus d'une tête à droite semble une auréole qui désigne un saint.

Véronèse devait représenter les 12 apôtres mais, il comme le dit à l'Inquisition, il s'est amusé à combler les espaces par toutes sortes de personnages. Tous les personnages sont liés les uns aux autres par le regard. On lui reprocha les soldats allemands à hallebardes et les nains grotesques. l’accumulation de détails et d’accessoires incongrus rejoint l’hérésie, elle en arrive « à moquer les choses de la sainte Église catholique afin d’enseigner la mauvaise doctrine aux idiots et aux ignorants ». La défense de Véronèse est toujours d’ordre esthétique : faisant appel à la liberté accordée au peintre « à l’instar des poètes et des fous », il peut, en fonction de la place disponible, «  ajouter des figures de son invention  ». L'Inquisition donne l'ordre à Véronèse de retoucher son tableau : il ne fera que changer le nom et en l'appelant "Le repas chez Lévi" (à la place du premier nom qui était "la dernière cène").

----La Dernière cène : Véronèse s'y représente : en vert au premier plan.
 

Conclusion

Véronèse sera toute sa vie enjoué et enthousiaste. Mais il perd son ami Titien, qui est emporté par la peste en 1576. Titien était son protecteur, presque un père pour lui. Titien détestait Tintoret. Même Véronèse, qui se montrait bienveillant à l'égard de tous ses confrères, ne l'était guère envers Tintoret, pour des raisons qui s'expliquent. Il meurt le 10 avril 1588 à 60 ans, après avoir pris froid dans une église de Trévise. Tintoret ne lui survit que quelques années. Au vu de son immense travail de décoration de Venise, Paolo Caliari devenu un grand peintre vénitien est encore appelé le "Véronèse" comme s'il n'avait jamais quitté Vérone.



2 réactions


  • Sarah 12 mai 2013 12:52

    Merci pour cet excellent article et ses belles illustrations.


  • Fergus Fergus 12 mai 2013 15:44

    Bonjour, Taverne.

    Bien que n’étant pas très amateur de la peinture de Véronèse, je ne manquerai pas d’en admirer quelques fresques dans quelques semaines lors d’un prochain séjour à Venise.

    J’apprécie qu’il soit fait allusion dans l’article à la Villa Barbaro de Maser, superbe exemple d’architecture palladienne et de décoration picturale de très haut niveau.


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