Raoul Peck, Le jeune Marx
Raoul Peck, Le jeune Karl Marx, avec August Diehl, Stefan Konarsk, Vicky Krieps, Olivier Gourmet, Alexander Scheer, 15/07/2017
Raoul Peck, né le 9 septembre 1953 à Port-au-Prince, est un réalisateur, scenariste et producteur de cinéma haïtien. Nominé en janvier 2017 pour l'Oscar du meilleur documentaire pour I Am Not Your Negro, il a notamment réalisé Lumumba, un film inspiré de l'histoire de Patrice Lumuba et son rôle dans l'indépendance du Congo. Il a également été Ministre de la Culture de la république d'Haïti de 1995 à 1997. Le cinéaste est l'actuel président de la Frémis depuis janvier 2010.
"1844. De toute part, dans une Europe en ébullition, les ouvriers, premières victimes de la “Révolution industrielle”, cherchent à s'organiser devant un “capital” effréné qui dévore tout sur son passage.
Karl Marx, journaliste et jeune philosophe de 26 ans, victime de la censure d’une Allemagne répressive, s’exile à Paris avec sa femme Jenny où ils vont faire une rencontre décisive : Friedrich Engels, fils révolté d’un riche industriel Allemand.
Intelligents, audacieux et téméraires, ces trois jeunes gens décident que “les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, alors que le but est de le changer". Entre parties d'échecs endiablées, nuits d'ivresse et débats passionnés, ils rédigent fiévreusement ce qui deviendra la “bible” des révoltes ouvrières en Europe : Le manifeste du Parti Communiste, publié en 1848, une œuvre révolutionnaire sans précédent."
Mon avis sur le film (ou pourquoi on ne prend pas mes articles à Télérama ;-))
Un film caricatural, d'un classicisme étriqué et au didactisme pénible (nous allons vous apprendre ce qu'il convient de penser) qui passe sous silence certains aspects vaudevillesques de la vie privée de Marx que le réalisateur a fait semblant d'ignorer : le contempteur de la bourgeoisie trompait on ne peut plus bourgeoisement sa femme, Jenny von Westphalen, avec leur bonne Helen Demuth (Lenchen), dont il eut un fils naturel, Frederick Demuth.
On sait par ailleurs que Marx n'eut aucun scrupule à vivre des largesses de son ami Engels (représentant des intérêts de son père dans ses filatures de Manchester) , qu'il estimait indigne de lui de travailler et qu'il a laissé ses enfants mourir de faim.
Le réalisateur s'est donné beaucoup de mal pour gommer les aspects déplaisants de ce personnage faussement généreux, narcissique, infatué de lui-même et de son prétendu "génie" (le mot revient sans cesse dans le film pour que nous en soyons bien persuadés) qui considérait le monde comme le laboratoire de ses idées fixes et pour lequel l'humanité se répartissait en deux catégories : la bourgeoisie (l'ennemi à éliminer par tous les moyens) et le prolétariat (la classe messianique), les "réactionnaires" et les vrais communistes, selon qu'ils "croyaient" ou non à la "cause" et ne connaissait que deux moyens alternés, selon l'état du rapport de force : la ruse et la violence.
On ne comprend d'ailleurs pas la raison pour laquelle le réalisateur se croit obligé de faire appel aux sentiments de compassion et d'indignation du spectateur (et comment ne pas en éprouver étant donné la misère qu'il nous montre ?) pour ensuite nous expliquer par le truchement de son héros que ce qui compte vraiment, ce ne sont pas les individus concrets, mais le "concept", comme s'il y avait deux Marx, sûrs de gagner à tous les coups : un Marx "humaniste" reprochant aux bourgeois de manquer de cœur ("les eaux glacées du calcul égoïste") et un Marx "scientifique" reprochant à tout le monde de manquer de tête et entre les deux la fameuse "coupure épistémologique" chère à Althusser à partir de laquelle la tête a fini par prendre la place du cœur (la plus-value comme objectivation de l'aliénation).
Les "adversaires" de Marx, William Weitling et Joseph Proudhon dont il s'est prévalu de l'amitié pour réussir son hold-up sur la "Ligue des Justes" sont caricaturés et présentés comme des sentimentaux larmoyants ou des exaltés sans cervelle et le film passe sous silence le fait que les marxistes n'ont joué absolument aucun rôle ni dans l' amélioration de la condition ouvrière, notamment l'abrogation du travail des enfants, ni dans la révolution de 48.
L'amélioration de la condition ouvrière, en France, en Allemagne et ailleurs, s'est faite par des réformes, des grèves, des combats parfois rudes, jamais par des révolutions et ce n'est pas un hasard si l'un des premiers soucis de Lénine a été de supprimer les syndicats considérés comme "réformistes".
Note : Pendant la Belle Époque, Minsk était un haut lieu du mouvement de la défense des ouvriers. Le premier congrès fondateur (clandestin) du Parti ouvrier social-démocrate de Russie se tint à Minsk en 1898. L'Union des ouvriers juifs de Pologne, de Lituanie et de Russie, (Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Poyln un Rusland) plus souvent connue sous l'abréviation Bund (« lien » en yiddish), fondé en 1897 à Vilna (Lituanie) fut très actif à Minsk. Il fut fondé dans le but d’unifier tous les ouvriers juifs au sein d’un Parti socialiste dans tout l’Empire russe, alors foyer de la majorité des Juifs dans le monde. Les bundistes espéraient que les Juifs fussent reconnus en tant que nation avec un statut légal de minorité au sein d’une Russie socialiste et démocratique. Le Bund participa à la fondation du Parti Ouvrier Social-démocrate russe en 1898, puis le rejoignit en 1906. Ironie de l'Histoire : le Bund sera interdit par le nouveau régime communiste en 1920.
Si les mises en garde de Proudhon sont évoquées à travers un court dialogue où l'auteur de la Philosophie de la misère évoque Luther et le nihilisme de la "critique de la critique", celles de Bakounine ("Monsieur, j'ai bien peur que votre doctrine ne fasse mauvais ménage avec la liberté") est passé sous silence.
La fin du film m'a paru particulièrement malhonnête ; elle présente une suite d'images d'actualité sur une chanson de Bob Dylan et laisse le soin au spectateur d'établir le lien avec ce qu'il vient de voir, à savoir que Marx avait tout prévu. Ce procédé repris par la propagande stalinienne, appelé "effet Kouletchov" est bien connu des spécialistes des biais cognitifs et de la manipulation mentale.
On n'arrive pas à croire qu'après tout ce qui s'est passé, après l'échec du "socialisme réel" partout où il a été appliqué et où il s'est toujours soldé par la misère et l'oppression : en Russie, en Europe de l'Est, en Chine, au Vietnam, à Cuba, en Corée du Nord, au Cambodge, il y ait encore des gens pour admirer aveuglément l'auteur du Kapital et chercher des solutions aux problèmes de notre époque chez l'inventeur d'un système qui a mis le monde à feu et à sang et détruit la vie de centaines de millions de gens sous prétexte qu'ils n'étaient pas dans la "logique de l'histoire"