Remue-méninges sur la haine
De quoi est-elle le nom ?
Selon la doctrine bisounours psychobobo qu’on nous serine sur quasiment tous les médias, il serait bon que les affects puissent être exprimés plutôt que réprimés, y compris la colère. On se garde bien de nous le souligner mais il en est un qui fait exception, c’est la haine.
En effet, depuis un demi-siècle, ce sentiment est tombé sous le coup de la loi [1], de sorte que nul n’est censé ignorer qu’on doit le taire. Il est vrai qu’on a connu la vogue du « j’ai la haine » mais cet usage ne visait personne en particulier. Par cette formule on cherchait seulement à traduire un état de frustration allant jusqu’à l’exaspération et, en somme, l’idée qu’on était au bord du passage à l’acte. Il ne s’agissait cependant que d’une manière de parler, un peu comme auparavant on pouvait exprimer sa colère tout en la contenant avec un « arrêtez-moi ou je fais un malheur ! ».
Quoi qu’il en soit, la haine n’ayant normalement plus droit de cité et ses manifestations étant interdites, ne serait-il pas opportun de savoir ce qu’elle est exactement ? Or, qui saurait dire ce qu’est la haine ? Pas le législateur qui s’est bien gardé de la définir, pas le juge qui en juge comme il juge de la pornographie, en prétendant ne pas avoir besoin de la définir pour savoir la reconnaître et pas non plus l’infinie série des « victimes » de tous poils qui accusent tel ou tel d’avoir « la haine de » ceci, de cela, d’eux-mêmes mais aussi, parfois, de soi [2].
Il y a ainsi là une belle matière à pensées et je propose que, dans le cadre des « remue-méninges » [3] que je m’efforce d’organiser sur Agoravox comme moyen d’expression de notre intelligence collective, nous tentions de mettre un peu d’ordre dans les nôtres afin de convenir, d’abord au plan psychologique, de la nature de ce sentiment, de ses tenants et aboutissants et donc, de la manière d’y remédier, comme de le prévenir. Ensuite, au plan politique, nous pourrons nous interroger sur la signification, la portée et les risques de lois relatives à des sentiments qui, par essence, ne sauraient être objectivés dès lors qu’ils sont, par nature, subjectifs. Après la police des actes et des mœurs, il y a eu la police de la pensée et voici que s’instaure lentement mais sûrement la police des affects. Ça ne vous fout pas la haine ça ? :-)
Comme j’ai la parole, qu’on me permette de donner d’emblée ce qui n’est que mon avis. La question, je rappelle, c’est : « qu’est-ce que la haine ? » et, personne n’en disconviendra, elle est de nature psychologique — même si nos amis philosophes sont bienvenus, cela va de soi.
Pour bien penser, en psychologie comme ailleurs, il faut mettre de l’ordre. Il faut une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. En matière d’affects, on distingue les émotions qui sont sur le versant dynamique qui exprime la force, mais sur un temps mesuré, un peu comme un torrent qui dévale plus ou moins vigoureusement des pentes vite dépassées. Les sentiments eux, sont plus éloignés des turbulences torrentielles car ils incluent des représentations, c’est-à-dire, des formes qui canalisent cette énergie. Pour filer la métaphore, on pourrait penser à la rivière que devient le torrent quand, après qu’il se soit calmé, des rives bien dessinées, c’est-à-dire, bien formées, apparaissent qui conduisent vers son débouché naturel. Tout ça pour dire que la haine ce n’est pas de l’émotion, c’est du sentiment susceptible d’alimenter un désir qu’on qualifiera de haineux. Le sentiment peut toutefois, à l’occasion s’effacer devant l’émotion qui domine lorsque les circonstances s’y prêtent — comme dans une confrontation, une dispute, une bagarre, etc. On peut donc bien avoir une émotion de haine à un moment donné — c’est pourquoi on parle d’une bouffée de haine —, mais ce dont nous traitons ici, qui concerne le droit et la justice, c’est le sentiment de haine, son expression voire son affirmation en tant que désir. [4]
La haine est un sentiment et non une simple émotion parce que une image, donc une représentation, de l’autre y est nécessairement incluse. Cet autre est tout à la fois la source des affects négatifs — pour quelque raison que ce soit, il suscite une forte animosité — et il en est l’objet. Ces affects font donc retour à leur source. On reconnaît là une forme de réciprocité qu’on peut qualifier de mauvaise : l’autre a fait violence d’une manière ou d’une autre et il suscite alors assez naturellement un désir tout mimétique [5] de violence en retour. Un affect négatif revient donc bien vers sa source, en motivant un désir de vengeance, mais peut-on parler de haine pour autant ?
Il semblerait que la mauvaise réciprocité qui suscite la vengeance renvoie avant tout à un désir de justice, d’égalité devant la souffrance, de sorte que l’autre doit lui aussi souffrir autant que sa victime a souffert, il doit payer en somme. Or, rien dans ce processus tout mimétique n’inclut nécessairement la haine. Une condition n’est pas remplie et c’est, je crois, le désir de se débarrasser de l’autre, de le faire disparaître de sa réalité, de l’anéantir en somme, ce qui ne veut pas nécessairement dire le tuer. On peut anéantir quelqu’un simplement en le calomniant de manière à détruire définitivement son statut social. La haine peut plus sûrement trouver sa joie mauvaise dans le fait de faire de l’autre un paria et surtout pas un martyr.
Si on en vient maintenant au plan politique, une collection encyclopédique n’y suffirait pas pour faire le tour de la question en l’éclairant avec la petite lanterne que constitue cette définition toute psychologique. Laissant tomber provisoirement la question de la prévention et des remèdes, je vais me contenter d’une petite remarque concernant la réciprocité que nous avons vu se dessiner au cœur de la dynamique affective de la haine puisqu’il s’avère que l’antagoniste en est la source autant qu’il en est l’objet.
Le fait est que cette dynamique de mauvaise réciprocité est générale, elle concerne tous les conflits dont la caractéristique n°1 est d’escalader tout naturellement vers les extrêmes. De sorte qu’on voit mal comment les affects négatifs que les combattants peuvent avoir les uns pour les autres n’iraient pas eux aussi jusqu’à la haine, c’est-à-dire, jusqu’au désir d’anéantir l’adversaire ?
Et là, je vous le donne en mille, au cours de l’escalade, il se trouvera bien un des protagonistes pour reconnaître la paille de la haine dans l’œil de son adversaire tout en fermant les yeux sur la poutre de la haine qui est dans le sien. Autrement dit, l’accusation de haine — qui se voudrait le moyen ultime d’anéantir l’autre en le condamnant aux yeux de l’opinion publique ou en le faisant condamner par la justice — est, elle-même, a priori suspecte d’être proférée sous le coup d’une haine qui ne dirait pas son nom et qui s’afficherait comme désir de justice et posture victimaire à tout va.
Comme pourraient dire les enfants, mimétiques en diable et donc experts en réciprocité, bonne ou mauvaise : « la haine, c’est celui qui dit qui est. » Je ne suis pas sûr que ce soit une loi d’airain, probablement existe-t-il des exceptions, mais je les imagine très rares et, pour ma part je n’en ai pas encore vues. Et vous, qu’en pensez-vous ?
[1] La loi Pleven stipule que « sont sanctionnés les comportements qui provoqueraient « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
[2] Par exemple, notre fringant centenaire, le sociologue Edgar Morin a ainsi été accusé d’avoir la haine de soi après avoir exprimé sa compassion à l’égard des palestiniens. Sa réponse admirable mérite votre attention.
[3] Merci à Charclot d’avoir proposé ce substitut suite à la critique, bienvenue au demeurant, d’ACR26 (sic).
[4] Il n’y a pas lieu d’évoquer ici les actes violents qui pourraient s’ensuivre car même si la haine en est la cause, ce n’est plus pour cette raison qu’ils sont passibles de la justice mais parce qu’ils sont, en tant que tels, des transgressions.
[5] Voir l’œuvre monumentale de René Girard qui est intégralement basée sur ce mécanisme.