Retraites en Russie et en France - Bref scoop des médias français vite étouffé
L'allongement de la durée de travail requise avant le retraite est un sujet sensible dans de nombreux pays. Mais avant tout, que ce soit bien clair : Il ne s'agit absolument pas ici de défendre l'augmentation de l'âge de la retraite comme une solution viable et juste, surtout lorsque le chômage de masse vient à être considéré comme une soi-disant fatalité dans de nombreux pays d'Europe (ou encore pire : comme la conséquence de la fainéantise d'un peuple, selon certains qui ne liront de toute façon pas cet article...).
Avant-propos
L'Europe semble se présenter actuellement comme militante pour le retour de la retraite tardive. Pourtant, même en raisonnant "en économe", on peut facilement penser que, plutôt que de créer de faux emplois de dissimulation, eux aussi bien couteux, et de distribuer du RSA en masse en conséquence du chômage, il serait plus juste pour tous de conserver un âge de la retraite peu avancé. On n'empêchera jamais personne de "travailler volontairement" pendant sa retraite ! Cette obsession visant à repousser l'âge de la retraite (et à prétendre gérer les caisses de retraite comme un budget autonome distinct des autres prestations sociales) reste un mystère, surtout quand on voit les raisons avancées. Enfin, sauf si on réfléchit un peu, mais nous y reviendrons plus tard.
Le cas de la Russie - Un non-dit qui transpire la désinformation !
Ceux qui ont lu la presse papier si habituée a traquer les scoops anti-Poutine ont pu comprendre uniquement ceci : En Russie l'âge de la retraite va être augmenté de huit ans dans le pire des cas (avec variantes selon les situations), et ceci... immédiatement ! Or il s'agit là d'une telle imprécision qu'on peut considérer qu'il s'agit d'un véritable mensonge : En réalité, si rien n'est changé dans la réforme d'ici vingt ans, la dite augmentation, très progressive, n'aura atteint le nombre d'années annoncées que dans ces mêmes vingt ans ! Qui oserait aujourd'hui s'engager à si long terme en France ! On peut bien sur critiquer la réforme russe mais une différence notable existe par rapport à chez nous : L'hypocrisie et la lâcheté du gouvernement ne sont pas ici au rendez-vous en Russie. Les gens sont prévenus à très long terme, sachant qu'en vingt ans des corrections sont toujours possibles. Mais il est plus facile pour les journalistes français de cacher la progressivité de la réforme (6 mois de plus chaque année) pour pouvoir nous effrayer avec les calculs d'espérance de vie actuels présentés pour la Russie, alors que les calculs d'espérance de vie ont par définition au moins 15 ans de retard [1] et qu'on parle d'une réforme pleinement effective dans 20 ans !
Ah, l'espérance de vie
Les Russes mourraient à 60 ans alors que nous devrions tous être centenaires bientôt en Europe. Qui croit encore à cette fable ? Probablement les lecteurs assidus du Monde, de Libé, de l'Obs, du Figaro et autres... Pourtant il est déjà facile de trouver auprès de sources sérieuses des statistiques montrant un début de régression de l'espérance de vie en France [2], ce qui signifie que celle des français encore jeunes actuellement a déjà drastiquement baissé. Pas étonnant quand on voit l'état de nombreux adolescents sujets à diverses pathologies liées à la malbouffe, à la sur-bouffe et à la chimico-bouffe, même au sein de la classe moyenne. Si la Russie n'est pas à l'abri de la malbouffe et des autres choses toxiques, quiconque y a voyagé remarquera que les jeunes ne sont pas plus touchés, ni par l'obésité et les pathologies associées, ni par les allergies alimentaires, ni pour autant par des quelconques carences ou par la sous-nutrition (car je devine déjà les allusions de certains), tout en ayant le train de vie de pas mal de jeunes du "monde libre" (avec parfois les défauts qui vont avec). Ils bénéficient de soins médicaux normaux, même si on peut trouver des situations de défaut de prise en charge, tout comme en France. Quant à l'espérance de vie en Russie calculée d'après l'âge de décès des générations précédentes, elle s'explique facilement par la débâcle des années 90 (pauvreté, malnutrition, travail complétement dérèglementé, ruine du foyer, engendrant suicides et autres attitudes délétères), et peut-être aussi par le nombre abondant de vieux fumeurs compulsifs. Il est facile de voir en traversant le pays (comme je le fais pour la quinzième fois alors que j'écris cet article) que tout ceci va en s'améliorant à grande vitesse, avec ou sans sanctions. Il semble donc tout à fait réaliste de considérer que la vraie espérance de vie, autrement dit celle des jeunes russes actuels, va tendre vers celle des français ayant aujourd'hui la quarantaine : Ceux qui, tout en ayant bénéficié des progrès de la médecine, du travail moins pénible et de la diversification alimentaire, n'ont pas encore complétement adopté le mode de vie "soda-chips-mars-fauteuil-télé", même s'ils s'en approchent pour certains. Les russes abondamment grignoteurs de sucreries restent tout de même souvent plus traditionnels dans leur gourmandise. On peut aussi supposer que les jeunes russes actuels ne finiront pas leur vie trop tôt dans une guerre civile. Pour les jeunes français et même pour les moins jeunes, je n'en suis pas sur. Si les russes sont aussi râleurs que les français et se critiquent aussi les uns les autres, on ne perçoit cependant plus dans la société de situation de pré-conflits de grande envergure liée a des postures revendicatrices et conquérantes de masses dénommés souvent "minorités", organisées et formalisées, en dehors des seuls partis politiques. Je fais en effet ici allusion à ces fameuses minorités revendiquant une différence (soit culturelle, soit ethnique, soit insignifiante, soit fraichement inventée pour la circonstance, ou simplement et bêtement naturelle) par rapport au reste de la société, afin de s'arroger le droit de lui imposer ses particularités ou de lui demander arbitrairement réparation. Par ailleurs, si la Russie est diversifiée religieusement et ethniquement, comme beaucoup aiment le rappeler, cette diversification est régionale, historique, et stabilisée (a l'exception du Daghestan). Ca n'a rien à voir avec le cas de la France et même de l'Europe où les possibles troubles à venir pourraient impacter les calculs de l'espérance de vie.
Que disent les premiers intéressés, et la situation actuelle
Une réforme sur l'augmentation de l'âge de la retraite n'est jamais populaire dans aucun pays. C'est pourquoi, lors de discussions avec des russes ayant entre 30 et 50 ans, le meilleur moyen d'évaluer le degré de désapprobation est de leur faire part de la version occidentale, en jouant éventuellement le naïf : "Nos médias disent qu'aligner l'âge de votre retraite sur le nôtre ne vous permettra pas d'en profiter car vous mourrez avant alors que nous allons bientôt vivre tous centenaires en Europe". En général ça provoque un éclat de rire et les interviewés relativisent eux-mêmes. Car la principale cause de désapprobation n'est pas l'espérance de vie. Pour le comprendre il faut d'abord savoir qu'en Russie il n'y a pas de limitation empêchant de toucher une pleine retraite lorsqu'on continue volontairement une activité salariée. J'entends déjà les rires moqueurs de ceux qui avanceront que les retraités sont bien obligés de trouver des petits boulots pour survivre en complétant leur pension de retraite misérable. Pourtant, non seulement ces moqueurs sont encore en retard de quinze ans [3], mais surtout les interrogées principales sur la question du complément de revenus étaient deux femmes russes du Nord ayant une situation tout a fait correcte [4], alors que la plus âgée ne se voyait simplement pas arrêter de travailler si tôt (50 ans dans son cas). Le seul désagrément pour elle était donc la perte d'une année de cumul retraite-travail. La manière dont les revenus des russes sont évalués et directement convertis pour nous être présentés mérite par ailleurs quelques commentaires [5]. Quant aux objections de ceux qui sont déjà retraités, elles m'ont rappelé avec nostalgie la candeur de mes premiers collègues de travail qui calculaient leurs "points de retraite" alors qu'ils avaient encore 25 ans, croyant ainsi en une stabilité infaillible de la dernière réforme du moment. Ainsi je pouvais entendre d'un retraité russe : "Tu te rends compte, mes petits enfants vont devoir travailler jusqu'à 63 ans !". Car c'est en effet de 63 et de 65 ans dont on parle, respectivement pour les femmes et les hommes, quasiment les mêmes ages de départ en retraite qu'en France aujourd'hui (alors que celui s'appliquant actuellement en Russie ferait rêver plus d'un français : 54 ans pour les hommes au Nord). Une question me vient alors : Comment peut-on imaginer être capable de prédire ainsi ce qui se passera dans quarante ans, sinon en croyant en une stabilité inégalée de son pays ? J'ai même rencontré cette assurance tranquille envers l'avenir auprès d'un authentique « social-libéral » russe à la façon européenne (toujours critique envers le gouvernement et intarissable en descriptions apocalyptiques) qui commençait déjà des travaux en prévision du mariage de son fils âgé de quatre ans, avec la certitude que celui-ci n'aurait même pas le besoin ni l'envie de changer de ville pour travailler !
Ces "milliers de russes" qui manifestent
C'était aussi au programme des médias français : Les milliers de russes qui manifestent... Et surtout il fallait absolument caser le fameux Navalny, le récupérateur universel de toutes les causes - y compris les incendies de centres commerciaux - à chaque fois présenté comme "l'opposant", car il n'y en aurait pas d'autres. Encore plus qu'une approximation et même une escroquerie [6]. Bien sur, on comprend que quasiment tous les partis d'opposition soient contre la reforme, même les plus représentatifs. En revanche, pour ce qui est du nombre de manifestants, c'est autre chose. En dépit des efforts déployés par les organisateurs, le nombre de participants réellement mobilisés fut peu impressionant [7]. A l'échelle de la Russie ce n'est vraiment pas une performance. Désapprobation il y a, certes, mais pour la révolution on repassera. Il est aussi intéressant de remarquer que, parmi mes interlocuteurs, celui qui voulait absolument faire passer son pays pour l'enfer sur Terre était le plus riche de tous, tout à fait aisé (plus riche que moi en tout cas). Ses remarques sur le niveau des pensions de retraite étaient exclusivement liées au fait que si en Russie on cotise peu pour la retraite même en ayant des revenus confortables, la pension touchée est logiquement en conséquence : On touche la retraite de base, libre aux plus aisés de cotiser à un organisme complémentaire. Mais partout dans le monde il y a des gens pas si malheureux que ça qui veulent le beurre et l'argent du beurre, alors que les chauffeurs de taxis (pourtant pas une classe privilégiée en Russie) ne supporteraient même pas qu'un étranger émette des critiques sur leur pays et sur la société en leur donnant des leçons !
Que peut-on finalement reprocher à cette réforme ?
Si cette reforme est définitivement votée sans modifications, ce qu'on pourra lui reprocher est très simple : Copier une bêtise de l'Europe de l'Ouest, ce fameux "monde libre" qui passe son temps à vouloir éduquer la Russie. C'est peut-être pour cela que l'emballement initial de la presse française conventionnelle s'est rapidement modéré, car ça aurait pu faire réfléchir beaucoup de français d'une manière non attendue. Qu'on nous apprenne donc qu'il faudra bientôt travailler jusqu'à 70 ans, et le "monde libre" aura perdu encore un de ses maigres arguments lui restant quant à ses avantages comparatifs. Car il faut en effet garder à l'esprit le fait que les salariés de plus de soixante cinq ans, qui seront quasiment tous licenciés, resteront ainsi au chômage pendant leurs cinq dernières années de vie active. Sérieuse décote à la clé ! Là seront les réelles « économies » pour les caisses de retraites françaises : Tout un paquet de gens au minimum vital, même après quarante ans de cotisations. Comme en Russie mais... celle des années 90 !
[1] Méthode de calcul de l'espérance de vie :
https://blog.sciencesetavenir.fr/statistique/statistique/comment-calculer-lesperance-de-vie/
(Exposition de la méthode mathématique qui exige un total recul par rapport aux générations ayant vécues)
[2] Espérance de vie en France :
L'espérance de vie sans incapacité (ESVI) avait déjà commencé à décliner en 2006 et a chuté d'environ un an de 2008 à 2010 : l'EVSI est de 61.9 ans pour les hommes et 63.5 ans pour les femmes (même source que [1]).
L'espérance de vie « tout court » baisse aussi : https://reporterre.net/La-vraie-raison-de-la-diminution-de-la-duree-de-vie
[3] Augmentation des pensions de retraites en Russie depuis 2000 : http://www.iris-france.org/104527-presidentielle-russe-leconomie-eclipsee-par-la-politique-etrangere/ (vers le milieu de l'article, un facteur de 3,6 pour les retraites depuis 2000).
[4] Situation d'un retraité russe moyen : J'ai obtenu la parfaite confirmation de ce que l'intervenant de cette vidéo détaille : https://youtu.be/5WB40Q3MCe0?t=3m4s . Un couple de retraités ayant tous deux travaillé, mais dont les pensions sont parmi les plus basses, peut tout de même vivre tranquillement et même « mettre de côté ».
[5] Si on peut reprocher à l'intervenant de la vidéo [4] de ne pas prendre en compte le pire cas pour la pension de retraite, c'est largement compensé par le fait que pour évaluer le niveau de vie équivalent en France il ne faut pas seulement convertir en euros mais ensuite multiplier par trois ce qu'il reste pour la vie courante ! (Pour Saint-Pétersbourg : 2.5, exception pour Moscou : Tout y est aussi cher qu'en France). Ainsi, par exemple, 200 euros net de charges et de loyer dans une grande ville de province permettent d'assurer un train de vie similaire a 600 euros net de charges, de loyer et de taxe d'habitation, en France. (La taxe d'habitation n'existe pas en Russie et c'est même difficile d'expliquer qu'il existe une taxe qu'on paye rien que pour avoir le droit d'habiter son logement ou celui qu'on loue).
[6] Les principaux partis d'opposition en Russie sont les communistes et un parti nationaliste, n'ayant tous rien à voir avec Navalny dont la dite popularité est toute relative : https://www.youtube.com/watch?v=mt9u8lIe-2Y .
[7] Nombre de manifestants : De la part des médias français, impossible d'obtenir autre chose que "plusieurs milliers" et "dans 39 villes". Plusieurs milliers signifiant qu'on ne dépasse pas 10,000, on peut considérer que c'est un bide.