Rita Hayworth et le marxisme
La grève générale de Mai-Juin 1968 et la révolution cubaine.
Distrayons-nous un petit peu en écoutant (et en regardant) Rita Hayworth chanter "Put the blame on Mame". Limitons cette agréable investigation au premier couplet. Il s'arrête un peu avant qu'elle commence à enlever son gant... (voir les photos)
Elle raconte dans ce couplet comment s'est produit le tremblement de terre de San Francisco en 1906. Elle fait alors la narration de ce qu'elle a vu. Ce qu'elle raconte n'a rien à voir avec ce que les journalistes ont dit. Elle chante que c'est de la faute de Mame s'il y a eu cette catastrophe. Elle l'a vu de ses propres yeux. Une nuit Mame a commencé à s'agiter et à trembler. Ce tremblement s'est propagé et c'est ce qui a provoqué le tremblement de terre.
Et bien, voyez-vous, elle se trompe. Elle fait là une petite erreur que les vrais marxistes ne font pas. Mais c'est une erreur assez commune qui aboutit à bien des aberrations quand il faut s'intéresser à la lutte des classes.
Avant d'en venir-là faisons une petite parenthèse à propos du Traitement Automatique des Langues et plus particulièrement de la Compréhension Automatique. Ceux qui s'y sont intéressés ont assurément dû prendre en compte que quand un évènement B est la conséquence d'un évènement A alors B a lieu après A.
"Jean se promenait en vélo. Quand il a freiné sur les graviers son vélo a dérapé et il est tombé".
Dans cet exemple on voit que c'est le fait que Jean a freiné qui fait que le vélo a dérapé et c'est le fait qu'il a dérapé qui a entraîné la chute. Nous avons assurément ici une succession de trois évènements qui peut d'ailleurs s'exprimer par une simple énumération : "il a freiné, il a dérapé sur les graviers et il est tombé". Avec cette nouvelle formulation, tout le monde comprend où se situe les relations de cause à conséquence bien qu'elles soient complètement implicites. C'est bien là que se situent les difficultés de la Compréhension Automatique : faire en sorte qu'une machine perçoive tout ce qu'il y a d'implicite dans le langage et soit capable d'en tenir compte.
S'il est donc vrai que l'évènement B conséquence de l'évènement A se déroule après A, la réciproque n'est pas vraie. Le fait que deux évènements A et B se succèdent ne prouve nullement que B est la conséquence de A. Ce n'est pas parce que Mame s'est mise à trembler et qu'ensuite il y a eu le tremblement de terre de San Francisco qu'il faut blâmer Mame. "Put the blame on Mame, boy" nous dit Rita Hayworth mais elle se trompe. Mame n'est nullement responsable de ce tremblement de terre.
J'en viens maintenant à la lutte des classes. Il faut se méfier des narrations. Ecoutez par exemple un quelconque maoïste gauchisant étudiant en 1968 vous raconter ce qu'il appelle le "mouvement de Mai". Les vrais marxistes parlent plutôt de la grève générale de mai 1968 puisqu'ils savent définir les termes qu'ils emploient. Je ne sais toujours pas ce qu'est ce "Mouvement". Mais, le petit bourgeois a toujours tendance à se mettre au centre du monde. Alors il raconte : A Nanterre Cohn Bendit a fait ceci et cela puis les étudiants ont fait ceci et cela et... tel le tremblement de Mame le mouvement s'est répandu dans tout le pays ce qui a abouti à... Avec ça, ils sont certains d'avoir tout compris.
Mais ils ne sont pas les seuls à commettre cette erreur. Une narration c'est à dire une succession de faits n'indique nullement, contrairement à ce qu'ils semblent croire, que chaque fait est la conséquence du fait précédent.
Ecoutez Fidel Castro ou Che Guevarra vous raconter la révolution cubaine. Ils vous diront qu'elle a commencé le 2 décembre 1956 quand ils ont débarqué sur la plage de Las Coloradas et ils vous raconteront ensuite évènement après évènement ce qu'ont fait ces guérilleros pensant ainsi expliquer comment ils se sont retrouvés au pouvoir.
S'il fallait suivre ces "explications" qui ne sont que des narrations, il faudrait déduire que le "Mouvement du 22 mars" en France et le "Mouvement du 26 juillet" à Cuba étaient des partis révolutionnaires car ce serait grâce à eux qu'il y a eu une grève générale dans le premier cas et une révolution dans le deuxième. Je ne doute pas de la sincérité des uns et des autres. Nous avons tous tendance à expliquer les évènements à partir de ce que nous avons vu et vécu et parfois à en tirer des conclusions abusives. D'ailleurs le marxisme n'est rien d'autre que l'expression de la vérité et par conséquent tous les faits d'une narration doivent pouvoir s'intégrer dans l'analyse des marxistes mais en situant chacun d'eux à sa juste place, avec sa juste importance et sans induire de fausses relations de cause à effet. Pour cela la méthode des marxistes est le matérialisme et la dialectique. De plus, si le marxisme est l'expression de la vérité, les marxistes ne sont que des hommes qui cherchent cette vérité avec leurs outils mais ils peuvent se tromper.
Sans prétendre être en mesure de tout expliquer, il faut dans les deux cas essayer d'expliquer comment évolue la conscience de classe des travailleurs. Quels sont les agressions auxquelles ils ont plus ou moins resisté ? Comment ont-ils fait ? Comment se sont-ils organisés ? Quelles organisations ont pu naître à cette occasion... Comment en sont-ils arrivés à la grève générale (dans les deux cas d'ailleurs) et comment ont-ils mené à bien l'insurrection finale dans le deuxième cas ?
Nous n'en dirons guère plus ici mais ceux qui cherchent des explications à la grève générale de 1968 en France ont tout intérêt à lire "La grève générale de mai-juin 1968 est venue de loin" écrit par Stéphane Just et "La grève générale - Mai-Juin 1968" de François de Massot.
Pour comprendre la révolution cubaine, nous conseillons le « Journal de la Révolution cubaine », de Carlos Franqui, qui apporte de nombreux renseignements. Il est bon d'en compléter la lecture par les explications que donne Stéphane Just dans un article intitulé : "A propos d'une possibilité théorique et de la lutte pour la dictature du prolétariat (La révolution cubaine et le nouvel Etat)".
Mais revenons à ceux qui en guise d'explications, pour ces deux évènements, nous donnent essentiellement des narrations où ils mettent principalement en scène leurs héros : les étudiants contestataires du quartier latin dans le premier cas et les guerilleros emmenés car Castro et Che Guevarra dans le second. Ils étaient nombreux dans les années 1968, 69 et 70 à donner ce genre d'explication et il en reste des traces dans une quantité de livres. C'étaient essentiellement des formations qui se réclamaient du maoïsme, de l'anarchie ou du guevarisme mais il y avait aussi, se réclamant du trotskisme, les militants de la LCR devenue le NPA. Je n'ai toujours eu, pour ma part, que du mépris pour ceux que j'appelais les "guerilleros du quartier latin" mais il faut respecter ceux qui ont mis leurs actes en accord avec leurs idées en participant à des guerillas en Amérique Latine. Leur orientation était erronée mais ils sont allés, avec courage, au bout de leurs idées et l'ont souvent payé cher parfois au prix de leur vie comme Che Guevarra lui-même. Prenant sa narration pour une analyse, il pensait détenir la recette pour faire des révolutions. Il devait lui suffir de débarquer dans un pays avec quelques guérilleros pour que se déclenche une révolution. Ce fut un échec complet. Il fut accueilli dans les campagnes de Bolivie au mieux par une grande indifférence et parfois par l'hostilité des paysans agacés qu'un étranger vienne troubler leur quiétude en prétendant leur donner des leçons.
Cependant toutes les organisations se réclamant du trotskisme ont maintenant tiré le bilan de ces erreurs dramatiques parce que meurtrières. Il en résulte d'ailleurs que s'il n'y a plus de trotskistes en France comme je l'ai expliqué dans un précédent article un renouveau du trotskisme nous vient d'Amérique Latine. Je vous invite à regarder la chaîne YouTube intitulée "International Panorama" qui est gérée par des trotskystes d'Argentine. J'aurais quelques réserves à faire sur certains points mais, pour l'essentiel, je partage l'orientation de ces militants. Il n'y a malheureusement pas de version française. Les vidéos sont en espagnol et elles ne sont sous-titrées qu'en anglais. Il y a actuellement 20 vidéos de 2020 aux dates suivantes : 14 mai, 28 mai, 3 juillet, 9 juillet, 17 juillet, 24 juillet, 7 août, 14 août, 28 août, 4 septembre, 11 septembre, 25 septembre, 2 octobre, 9 octobre, 16 octobre, 30 octobre, 12 novembre, 26 novembre.
Parmi mes réserves, je dois remarquer que je retrouve à propos de la grève générale de Mai-Juin 1968 bien des erreurs des discours gauchistes. La vidéo du 28 mai 2020 aborde cette question à partir de 23mn 55s. Alejandro Bodart, l'un des dirigeants de la LIS (Ligue Socialiste Internationaliste), semble inspiré par toute la littérature gauchisante et peut être même par celle des pablistes auxquels pourtant il s'oppose. Je désigne ainsi les organisations comme le NPA qui tout en se réclamant, à l'époque, du trotskisme était plus dans une orientation guévariste après avoir proposé l'entrisme chez les staliniens.
Il commence par nous sortir quelques sympathiques slogans des intellectuels contestataires en considérant sans doute, comme beaucoup d'autres, qu'ils sont significatifs du "Mouvement de Mai" : "Le pouvoir à l'imagination", "Il est interdit d'interdire", "Soyons réalistes, demandons l'impossible"... Il insiste ensuite sur l'influence qu'ont eue sur les étudiants des évènements comme la révolution cubaine, la guerre de libération anticolonialiste en Algérie et la guerre du Vietnam. Son intervention met l'accent sur la "radicalisation de la jeunesse" puis il enchaîne sur l'opposition chez les étudiants à la réforme Fouchet. Il continue avec "le mouvement a commencé en Mars sur le campus de Nanterre". Il veut sans doute parler du mouvement du 22 mars.
Arrêtons-nous là. Que la situation internationale ait eu une influence c'est certain. Encore faut-il préciser comment elle était perçue et quelles conclusions chacun en tirait. Dans les milieux intellectuels avec maoïstes, anarchistes, guevaristes, pablistes ont a vu apparaître quantité de discours assez variés mais qui avaient en commun d'expliquer qu'il n'y avait plus rien à attendre de la lutte des classes dans les pays capitalistes avancés. Tout devait se jouer désormais au Vietnam, à Cuba et dans les pays du tiers monde. L'exotisme révolutionnaire était à la mode... Il fallait 2 ou 3 Vietnam. Il fallait faire la guerilla. Les guerilleros du quartien latin sont ainsi apparus bien avant mai 1968. Le journal de l'organisation de jeunesse du NPA de l'époque (LCR et JCR) publiait en première page une photo d'un char d'assaut américain en indiquant à quels endroits il fallait lancer les cocktails molotov... Nous n'étions que quelques authentiques marxistes à rire de ces idioties... Conscients cependant du fait que l'agitation dans les milieux intellectuels était un signe avant-coureur de grands mouvements sociaux nous avons, sous les quolibets de tous les guerilleros du quartier, proclamé la FER (Fédération des Etudiants Révolutionnaires). Nous étions les seuls à estimer que la lutte des classes n'était pas définitivement enterrée en France et que nous avions mieux à faire que de jouer à la guerilla. Alors Non ! Le "Mouvement" n'a pas commencé en Mars 68 à Nanterre à l'initiative du célèbre pédophile. La nuit d'émeute du 26 au 27 janvier 68 à Caen, à elle seule, a certainement eu plus d'impact que les gesticulations de Cohn Bendit. Mais bien d'autres évènements ont préparé cette explosion de colère... La grève générale est venue de loin comme disait Stéphane Just et je ne reprendrai pas ici toutes ses explications. La préparation de la contestation dans les universités s'est effectivement faite contre la réforme Fouchet et non pas par la guerilla contestataire. Le ministre était accueilli dans toutes les universités par des manifestations préparées par l'UNEF et les trotskistes qui intervenaient dans les congrès et réunions de ce syndicat d'étudiants n'y étaient pas pour rien. Mais l'essentiel se jouait ailleurs : dans les usines. Il faudrait alors rappeler comment la grève a commencé notamment à Nantes puis comment elle s'est étendue...
Je m'arrête là car je ne vais pas refaire toute l'histoire de mai-juin 1968. Je voulais seulement, avec cet article montrer qu'il n'est pas facile d'analyser comment évolue la lutte de classe et qu'il faut se méfier des narrations simplificatrices qui n'apportent qu'une vision erronée des évènements.