mercredi 18 décembre 2013 - par Taverne

Roberto Rossellini, le non cinéaste

"Je ne suis pas un cinéaste", clamait Roberto Rosellini, parce que c'est en tant qu'homme qu'il entendait faire ses films : après avoir connu le nazisme, il disait "Il faudrait que l'homme reprenne possession de l'homme". Chez lui, l'homme a repris le dessus sur le cinéaste. Il se démarque très tôt du cinéma traditionnel par un genre nouveau, le néoréalisme, par lequel il cherche à comprendre et à montrer le vrai. Dans le dernier tiers de sa vie, il quitte le cinéma pour un but plus ambitieux : un projet encyclopédique pédagogique pour la télévision.

(photo : Roberto Rossellini et son épouse Ingrid Bergman) C'est avec "Paisa" en 1946 que Roberto Rossellini trouve sa marque personnelle. Paisa marque le sommet du dépouillement rossellinien : une oeuvre maîtresse d’où découleront tous les courants novateurs des vingt années suivantes. Parmi ses héritiers, on compte Jean-Luc Godard.

Rossellini avant 1943 : dolce vita et "Duce vita" !

Enfin Duce vita soft. Rossellini n'est ni activiste ni propagandiste. Mais avant 1946, avant "Paisa", Rossellini n'a pas encore trouvé sa véritable vocation. Il réalise des films en s'accommodant du régime fasciste, avec lequel il entretient d'ailleurs des rapports ambigus. Ses trois premiers longs métrages furent, en effet, tournés avec l'aide des célébrités fascistes, en particulier de Vittorio Mussolini. C'est sa période Duce vita ! Entre 1941 et 1943, il réalise une trilogie de films de guerre, mais ce ne sont pas des films de propagande.

Pour comprendre Rossellini, il faut aussi évoquer son enfance et sa jeunesse. Son père a fait construire un cinéma dans les années 20, le premier cinéma romain. Roberto y passa beaucoup de temps, découvrant les grandes vedettes du cinéma d'alors. Sa désinvolture future avec les moyens qu'on pourra lui offrir pour créer ses films (non respect des budgets, indifférence aux moyens techniques modernes qui permettent de réaliser des effets), trouve à s'exprimer déjà dans la façon dont il dilapide l'héritage de son grand-père puis celui de son père en menant une vie dissolue de play boy. Cependant, il prend le métier au sérieux. Il a d'ailleurs fait ses preuves en exerçant divers métiers du cinéma.

L'année 1943 marque un tournant décisif

C'est l'année de "La proie du désir" qui est son oeuvre de transition. C'est aussi l'année, selon ses dires, de son passage à la Résistance. il se souvient qu'enfant, il assista à la sortie de Mussolini sur le balcon d'un hôtel en face de chez son père.

Déjà le réalisme (mais pas encore le "néo réalisme). Le film s'ouvre et se referme sur un suicide. Déjà les thèmes rossilliniens qui seront récurrents : les femmes hantées par l'attente vague d'un changement qui n'adviendra que dans la mort, créatures sans dieu en attente vaine d'un miracle. ici, une prostituée qui échoue à s'extraire de sa vie triste et pleine d'ennui.

I - LA TRILOGIE DES VILLES EN RUINES

Le néoréalisme de Rossellini nait avec sa trilogie sur les villes en ruines et, plus particulièrement avec Paisa. Rossellini n'est pas intéressé par le "cinéma-cinéma". Il ne cherche pas à nous en mettre plein les yeux. "L'important ce sont les idées, pas les images". C'est pourquoi, il se contentait souvent d'esquisses sans chercher la beauté de l'image.

Il se désintéresse également de l’imagination. Non pas qu'il la méprise, mais il lui préfère l'engagement total de soi dans la recherche de la vérité, avec humilité et avec une grande exigence morale. Lorsqu’il dénonce le spectacle, Rossellini s’en prend particulièrement à « la fiction dérisoire à laquelle se trouve réduite l’expression audiovisuelle dans notre société ».

Les acteurs n'ont pas non plus une importance de premier plan à ses yeux. Il ne les mettait pas en situation de jouer. Ce qui lui importait c'était de les montrer en train de marcher ou d'attendre quelque chose. Pierre Arditi, qui fut son Blaise Pascal, a déclaré : "Il n'aimait pas les acteurs. Il m'a dit un jour : je peux faire jouer une chaise". Les acteurs étaient ses marionnettes.

Rossellini cherchait "la vérité, le document. Sans ornements, sans manipulations." Après "Rome ville" ouvert qui contenait encore quelques scories de vieux procédés voire même de sensationnalisme, Le cinéaste est obsédé par les exigences d’un cinéma dépouillé de tout artifice spectaculaire et voué à révéler la vérité des choses et des êtres.

A propos des êtres, il les place véritablement sous un microscope, ne lésinant pas sur l'usage du zoom. Rossellini dépeint la vie d'êtres minuscules, ce qui le fera définir le néo réalisme comme "l'art du microscope".

Le néoréalisme de Rosssellini n'est pas celui de de Sica (qui a de la compassion pour ses personnages). Ce n'est pas non plus un réalisme social. Il s'agit de montrer le monde sans le voile de mensonges du régime mussollinien et, de manière générale, avec un regard neuf. c'est la position morale, le regard critique, de l'auteur qui le fait passer au néoréalisme. Apporter au spectateur de quoi comprendre la réalité et la responsabilité de chacun dans ce qui est arrivé.

Rome ville ouverte (1945)

Extrait vidéo // Vidéo : analyse comparative des scènes d'escalier Rome ville ouvert / La Haine

Rossellini quitte les studios et les artifices pour planter sa caméra dans la rue. C'est aussi par manque de gros moyens. On sait que, pour les mêmes raisons, Godard fera de même en filmant dans les rues de Paris. Le cinéma y gagne en vérité.

- Résumé. 1944. Rome est déclarée « ville ouverte » ; le chef d'un réseau de résistance communiste, l'ingénieur Manfredi, traqué par la Gestapo, se cache chez un imprimeur, Francesco, bientôt marié à Pina (Anna Magnani) qui le fait rentrer en contact avec Don Pietro, le curé de la paroisse catholique, résistant lui aussi.

- Analyse. Rossellini rencontre Sergio Amidei, un communiste. Ils travaillent ensemble sur "Rome ville ouverte". Le film montre le basculement du vieux monde en ruines vers la réalité inconnue de l'après-guerre. Une histoire de prêtre qui fait de faux documents pour des résistants communistes. Le film est salué par la critique française. Le film est, avec Le voleur de bicyclette de Victor de Sica, l'un des films fondateurs du néoréalisme. Rossellini lutte contre Amidei qui est pour le réalisme (montrer des scènes de torture) et propagandiste. Pour Rossellini, le réalisme n'est pas de filmer la réalité mais "la forme artistique de la vérité".

Pour le scénario, Rossellini, aidé par Sergio Amidei et de Federico Fellini, alors jeune journaliste, s'est inspiré d'histoires vraies. Cette œuvre de Rossellini pourrait être considérée comme un document historique en raison de son réalisme. Tourné à chaud dans un style documentaire, le film est débarrassé des oripeaux mélodramatiques traditionnels.

Paisa (1946)

Extraits vidéos : Paisa 1 // Paisa extrait no 2 // Paisa extrait no 3

Le film se compose de six épisodes sans autre lien qu'un cheminement géographique : Sicile, Naples, Rome, Florence, Emilie-Romagne, delta du Pô, et qu'un moment de basculement de l'Italie sous l'effet de la progression des Américains. Rossellini préférait de beaucoup Paisa à Rome ville ouverte qu'il trouvait trop plein de "vieux ingrédients".

Allemagne année zéro (1948)

- Résumé. Berlin, l'été après la capitulation allemande, la famille Köhler est obligée de partager avec quatre autres locataires un appartement trop petit. M. Köhler, veuf et malade, vit là avec ses trois enfants. Sa fille Eva s'occupe de la maison pendant la journée, et la nuit fréquente les bars. Le premier fils, Karl-Heinz, ancien soldat de la Wehrmacht, se cache dans l'appartement craignant d'aller en prison. Le plus jeune, Edmund, âgé de douze ans, est confronté à la dure réalité de la vie. Il s'efforce d'aider sa famille à survivre. Après avoir empoisonné son père, à l'instigation de son ex-instituteur nazi, il finit par se jeter du haut d'un immeuble.

- Analyse. Le récit est placé sous le point de vue d'une enfant. Le fils aîné et préféré de Rossellini meurt de maladie à l'âge de neuf ans à la fin du tournage de Paisa. Allemagne année zéro lui est dédié au générique. Un petit garçon va hanter toute l'oeuvre de Rosssellini.

Dans ce film, le gamin se suicide à la fin en se jetant du haut d’un immeuble en ruines. Rossellini avait choisi le petit garçon pour sa ressemblance avec son fils disparu. Au début d’Europe 51, un autre petit garçon se jette dans le vide.

La conduite du garçonnet qui empoisonne son père est cohérente : il aide sa famille dont il est le pilier. Or, son père mourant ne cesse de geindre et de dire qu’il est un fardeau pour sa famille. De plus, son instituteur tient un discours sur les faibles qui sont un fardeau. Un voisin de la famille souhaite aussi à haute voix la mort de cet homme aux râles bruyants pour retrouver la paix. Mais un fois l’acte accompli, l’instituteur, son mentor, se dédie et accable le garçon. Celui-ci est donc confronté à la lâcheté des adultes et à leur double discours.

II - LES CINQ FILMS AVEC INGRID BERGMAN

Rossellini est mal accueilli à Hollywood qui ne s’intéresse qu’à la star Bergman. La lettre d’Ingrid Bergman à Rossellini a fait scandale dans le monde du cinéma. La star abandonne son mari et sa fille et va rejoindre Rossellini à Rome. Rossellini divorce de sa première femme.

Stromboli

Extrait vidéo // Extrait avec commentaires de Gilles Deleuze

- Résumé. Rosselllini filme l’exil d’une actrice étrangère dans Stromboli. Karin a accepté d'épouser un simple pêcheur qui va l'emporter sur l'île où il habite. Elle voudra fuir ce lieu qui deviendra pour elle un enfer.

- Analyse. Rossellini : "L’histoire d’une femme qui, après avoir vécu la guerre avec toutes les saloperies qu’il fallait accepter pour survivre, essaie de se réinsérer. " Stromboli s’achève sur l’invocation de Dieu par l’héroïne. Un tournant religieux dans l’œuvre de Rossellini. Rosssellini déclara que « le Miracle » est une œuvre absolument catholique. Il s’agit d’un catholicisme anticlérical.

Voyage en Italie (1954)

Rossellini rend compte du délitement de son propre mariage dans ce film.

Extrait vidéo no 1 // Extrait vidéo no 2

Rossellini abolit toute distance entre le monde extérieur et le monde intérieur des personnages. Plans objectifs et plans subjectifs se mêlent. Il n’y a pas plus de scénario que d’action et le « miracle » de la réconciliation survient sans être annoncé. La signification fait défaut.

Un couple britannique, Alexander (George Sanders) et Katherine Joyce (Ingrid Bergman), voyage en Italie. Après leur arrivée à Naples, leur relation s'étiole. Katherine visite seule Naples (le musée archéologique avec la collection Farnese) et ses environs (Cumes, la Solfatare), pendant qu'Alexandre part à Capri rejoindre son amie Judy. À son retour, le couple décide de divorcer. Ce choix rend d'autant plus bouleversante leur visite de Pompéi, car ils assistent alors à la mise à jour d'un couple momifié, uni pour l'éternité. La fin du film les réunira "miraculeusement" lors d'une procession en l'honneur de San Gennaro.

Les trois autres films avec Bergman

- La Peur (1954) met en scène la proportion sadique entre le metteur en scène et son actrice.

- Europe 51 (1952). Rosselini y évoque indirectement la mort de son fils. Femme de diplomate, Irène Girard est habituée à un vie luxueuse. Mais la mort de son fils va la faire devenir une autre femme. Elle va s'intéresser aux marginaux. Son mari, par peur du scandale, la fera interner dans une clinique. Comme pour Stromboli, on peut y voir une métaphore de la nouvelle vie d'Ingrid Bergman, passée de Hollywood à sa vie avec Rossellini, comme en une terre étrangère pour une star internationale.

- Jeanne au bûcher (1954)

III - SES AUTRES GRANDS FILMS POUR LE CINEMA

L’Amore (1948)

1 – La voix humaine : Le visage d’Anna Magnani (compagne de Rossellini) est placé sous le microscope. Ensuite Rosssellini se sépare d’Anna Magnani qui joue trop. Il la remplace par Ingrid Bergman au jeu plus sobre.

Une femme que son amant vient de quitter se retrouve seule chez elle, avec sa chienne, et tente désespérément, après une tentative de suicide, de retenir l'homme, au travers d'une longue conversation téléphonique avec lui. C'est l'adaptation d'un drame en un acte de Jean Cocteau. Rossellini suit son personnage jusqu'à ses pensées les plus secrètes (néo-réalisme poussé jusqu'au "microscopique").

Un an plus tard, alors qu'elle recevait un prix d'interprétation, Anna Magnani était remplacée comme actrice et comme compagne de Rosselini par Ingrid Bergman.

2 - Le Miracle : Nannina, une paysanne naïve, rencontre un berger (Federico Fellini) qu'elle prend pour Saint Joseph ; celui-ci la fait boire et abuse d'elle. Bientôt, Nannina est la risée du village dont elle sera chassée, car elle se retrouve enceinte et continue à croire au « miracle ». Certains plans préfigurent ceux de Stromboli. D'après une histoire de Fellini. Aux termes du générique, ce film est dédié à l'art d'Anna Magnani ; son talent est en effet évident dans ces deux histoires.

Les Onze Fioretti de François d'Assise (1950).

Les Fioretti (« petites fleurs ») sont un recueil anonyme du XIVe siècle contant sur ton naïf et humoristique les miracles et petites histoires (53) qui seraient advenus autour de saint François d'Assise et de ses premiers disciples. Dans un climat de poésie, les Fioretti ont le charme des fables. Elles sont aussi des leçons de sagesse. L'une des anecdotes les plus célèbres est la conversion d'un loup qui aurait terrorisé la population de la ville de Gubbio. En 1210, le pape Innocent III valide et reconnaît l'ordre franciscain qui prône une pauvreté matérielle absolue. Revenant de Rome, François et ses disciples se retirent dans une petite chapelle bâtie de leurs mains, près de la ville d'Assise. Quelques scènes : Frère Cochon est mutilé pour offrir un pied de porc pour la guérison d'un poverello. Le baiser au lépreux. A la fois drôle et poétique, ce film unique en son genre, encensé par André Bazin et Martin Scorcese, est traversé d'une lumineuse humanité. Pour Rossellini, "le néoréalisme consiste à suivre un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions."

IV - SES FILMS POUR LA TELEVISION

Le passage aux films de télévision peut être qualifié de conversion. A partir de « La prise de pouvoir par Louis XIV », Rossellini abandonne le cinéma commercial et se tourne résolument vers une autre forme de langage. Il voit dans la télévision un moyen de réaliser son projet encyclopédique, pédagogique. Mais ce projet de grande envergure est déjà contenu en germe dans « Viva l’Italia ! » qui retrace l’épopée de Garibaldi. Rossellini restitue les grands hommes dans leurs vies quotidiennes : Socrate, Pascal, Saint-Augustin, Descartes…Jesus !

De tout cela, l'oeuvre qui émerge est "La prise de pouvoir par louis XIV". Le film est produit par l'ORTF puis exploité en salle.

Rossellini écarte toute subjectivité. La caméra - fixe - est seul témoin des faits. Scènes comme prises sur le vif, comme pour un documentaire actualités d'époque. Rossellini veut retourner à "l’authenticité de la vision directe". Quand la caméra se met en mouvement, ce n'est jamais pour produire un effet. Toute dimension épique est écartée pour nous présenter une juxtaposition de scènes saisissantes, telles quelles car "si vous suggérez trop, vous falsifiez", estime Rossellini. Les scènes se succèdent comme une série de tableaux, achevés chacun par un fondu au noir. Pour écarter la subjectivité, non seulement la caméra ne bouge pas plus que nécessaire mais les champs / contrechamps sont évités au maximum, ce qui exclut les confrontations de subjectivités. 

- Pascal  : Extrait vidéo no 1 // Extrait vidéo no 2

- Descartes  : extrait vidéo

Rossellini sera un maître pour Godard qui lui demander le scénario des Carabiniers (1963). On sait ce que « A bout de souffle » de Godard doit à l’élan et à l’évidence de « Voyage en Italie ». Le montage des films de Godard par juxtapositions d'images parcellaires, de faits, sans jugement moral de metteur en scène, est un héritage rossellinien.

Rossellini se soucie d’éduquer l’homme par la simple information. « Quant à ceux qui cherchent à favoriser l’action plutôt qu’à solliciter la pensée, ils ne se soucient nullement d’éduquer l’homme ou de l’informer : ils le domestiquent. » Le voeu de Rossellini "Il faudrait que l'homme reprenne possession de l'homme" a-til des chances de se réaliser un jour dans une société de paraître et de spectacle ?

 

 



1 réactions


  • Taverne Taverne 18 décembre 2013 15:29
    La lettre d’Ingrid Bergman à Roberto Rossellini :

    Cher M. Rossellini,
    J’ai vu vos films Rome, ville ouverte et Païsa, et les ai beaucoup appréciés. Si vous avez besoin d’une actrice suédoise qui parle très bien anglais, qui n’a pas oublié son allemand, qui n’est pas très compréhensible en français, et qui en italien ne sait dire que « ti amo », alors je suis prête à venir faire un film avec vous.
  • Ingrid Bergman
  • « ti amo » : le message était clair...

    L’histoire d’amour entre Ingrid Bergman et Rossellini a causé un scandale aux États-Unis et en Italie (Bergman et Rossellini étaient tous les deux mariés chacun de leur côté) ; le scandale s’est amplifié quand ils ont eu des enfants (dont Isabella Rossellini qui connaît la célébrité en tant qu’actrice). Ils se marièrent cependant en 1950.

    Source Wikipedia


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