Rock : la créativité est-elle en berne dans une époque marquée par l’esprit de rente ?
Ce billet sur le rock, tribute to the Fête de la musique, volontairement partial, suscitera peut-être une polémique sur les Anciens et les Modernes, ou du moins sur des temps anciens hélas révolus et des temps actuels hélas mal résolus.
Tous ceux qui ont vécu la fin des sixties et le début des seventies en gardent le souvenir d’une époque pleine d’espoir, d’énergie, d’enthousiasme, faite d’expériences inédites, de situations ; époque marquée aussi par une créativité indubitable avec des artistes aux talents manifestes. Les seventies ont ancré le rock comme art musical majeur, au même titre que le classique. Attention, je parle du rock et non pas de ses sous-produits servis au grand public dont la dénomination est la pop music - mais il faut se garder de tout malentendu. Des artistes majeurs peuvent être populaires, qu’il s’agisse de Mozart ou de Led Zeppelin. Ce n’est pas une insulte que de dire de Mozart ou de Brahms qu’ils ont composé leurs œuvres dans le même style, avec génie mais sans évolution, comme si le filon créatif parfait se devait d’être cristallisé, incarné dans une série de chefs-d’œuvre. Par contre, si on écoute les artistes majeurs des seventies, on s’aperçoit d’une évolution dans les compositions et le style. Ce fut le cas du « rock progressif » qui, hormis une maladroite assimilation à une synthèse du rock et du classique, a prouvé qu’il était l’un des genres les plus foisonnants, avec des productions affichant une indéniable progression.
Le mélomane que je suis risque de fausser la critique mais sans risque, il n’est pas de critiques sincères. Alors je vais me faire l’avocat de ma sincère subjectivité et défendre les créations d’une époque, tout en marquant une sévérité face aux artistes d’une autre époque.
L’histoire du rock montre que la période la plus intense sur le plan de la création se situe quelque part entre 1967 et 1974. Selon les préférences individuelles, les uns loueront plutôt les sixties avec leur formidable énergie alors que les autres opteront pour les œuvres abouties du début des seventies. Autour de 1966, il y eut certes, les Stones, Beatles, Who, Doors, Love, Kinks, Electric Prunes, Pretty Thing, Moody Blues, mais on reconnaîtra aussi que le rock psychédélique a été représenté par des centaines d’artistes qui se sont copiés les uns les autres, bref, un genre nouveau, prometteur mais souvent ennuyeux. Heureusement que Pink Floyd a permis de sortir du psychédélisme sans en trahir l’esprit, bien au contraire, transfigurant un style devenu conventionnel.
En 1969, une ère nouvelle a commencé, marquée par le premier album de Led Zeppelin et celui de King Crimson. Voilà bien deux exemples de groupes solides, autant dans la virtuosité que la composition, mais au destin fort différent. Led Zeppelin, tout comme les Who, doit sa réputation à quatre musiciens hors pairs, originaux et talentueux au possible, conférant aux œuvres produites le statut de quatuors pour instruments de musique amplifiée. King Crimson doit sa fortune à la personnalité exceptionnelle de son guitariste et leader, Robert Fripp, esprit de ce groupe ayant connu des formations changeantes avec de sacrés instrumentistes. En plus du quatuor basique, basse, batterie, guitare, chant, ce groupe s’est offert le luxe d’accueillir le mellotron, l’orgue, le synthé, la flute, le saxophone, le violon. Bref, une formation de rock progressif non conventionnelle, l’une des rares à ne pas être moquée par Les Inrocks et Télérama comme Yes ou Genesis. Que dire de Van der Graaf Generator, groupe tout aussi inventif qui a osé se passer de l’instrument vénéré de cette époque, la guitare électrique ? On accordera aussi une mention spéciale à Hawkwind, groupe de space rock composé de six musiciens, voire plus. Et n’oublions pas Magma pour sauver le rock français du désastre, avec une mention aux Lorrains Ange. Et pour compléter le tableau, deux représentants du krautrock allemand, Tangerine Dream et Can.
Le point commun entre ces artistes, hormis la virtuosité de leurs instrumentistes et le génie de leurs compositions, c’est leur capacité à se renouveler en proposant des albums différents, au style reconnaissable et homogène. Le cas exemplaire est celui de King Crimson, qui n’a jamais fait le même album. On peut en dire autant de tous les autres groupes, bien que parfois les différences ne soient pas aussi marquées. Chaque disque d’Ange, de Floyd, de Tangerine Dream, d’Hawkwind ou de Van der Graaf est empreint de teintes musicales et d’atmosphères particulières. Et parmi les grands, n’oublions pas David Bowie qui a su s’imposer par ses créations musicales toute différentes, en étant inventif même après la grande période, c’est-à-dire à la fin des seventies et plus tard. Ce n’est pas un point de détail. Il faut savoir que, sans doute à cause de l’usure propre à tout art, mais aussi de l’appétit de profit, la création a faibli à partir de 1973. Ce qui n’a pas empêché quelques grandes figures dont Bowie de produire des albums plus qu’excellents après cette date, avec parfois des changements de style importants. Ce fut le cas de Robert Fripp avec sa trilogie produite au début des années 1980 alors que Van der Graaf se reformait pour trois chefs-d’œuvre parus entre 1975 et 1977. Le Floyd entre dans ce cas de figure, même si les albums produits tardivement font regretter la grande époque ; quant à Tangerine Dream, on sait la carrière de ses musiciens et pour se convaincre de leur talent, on ne saurait que conseiller l’écoute du live aux USA enregistré pendant la tournée de l’été 1977, en pleine apogée du punk et du disco.
Examinons le cas de ces décriés eigthies. Moins d’inventivité mais des styles radicalement nouveaux faisant suite à cette fausse renaissance du rock que fut le punk. Il y eut des artistes excellents mais moins que pendant la période précédente. Quant aux figures les plus emblématiques, on notera que le renouvellement des productions laisse à désirer. Police a fait trois fois le même album, idem pour Dire Strait qui en a fait quatre et Dépêche Mode je ne sais plus. Pour le reste, l’affaire semble entendue. Hormis les Cure, drivés par un ineffable Robert Smith aux sombres penchants, les artistes de cette époque dite new wave semblent de pas pouvoir se renouveler comme leur prédécesseurs. Le rock a trouvé ses marques et son épuisement. Les années 1990 verront apparaître des artistes plutôt efficaces dans l’exécution et dont les productions sont soignées, peaufinées et formatées pour un public en attente de genre et de produits léchés. Le métal devient, aux côtés du progressif, le lieu où le meilleur du rock s’exprime. Oasis et Blur sont terriblement ennuyeux, autant que les Smith, bien que loués par Les Inrocks, ont fait dix fois le même album.
Que signaler depuis 1990 ? Une mention pour Porcupine Tree et son talentueux compositeur Steve Wilson, producteur par ailleurs des free-prog-métallos Opeth. Voilà encore deux exemples de formations qui ont su se renouveler, auxquelles on associera les controversés Radiohead. Placebo, désolé pour les fans, a fait quatre (ou cinq ?) fois le même album. Taisons les sinistres Franz Ferdinand et Coldplay aux textes plus que médiocres et aux compositions sans saveur. La rock attitude métamorphosée en posture de bal populaire. Autant écouter Sardou... non quand même pas, un bon disco de 1977 fera l’affaire.
Quelle signification accorder à ce constat ? Un épuisement du rock ? Apparemment non, le genre survit et plus qu’honorablement. Pourtant, cet art si caractéristique de notre époque et témoin de l’esprit du temps semble marquer une sorte de surplace de notre civilisation, contrairement à ce qu’il représenta dans les sixties et seventies, supplantant la littérature comme art dévoilant une époque. Les compositions semblent se figer et les concerts se répéter. Il y eut une littérature de l’ennui, aura-t-on une musique de l’ennui ? Peut-être pas, mais des artistes ennuyeux, certainement, ou du moins des artistes peu présomptueux ni audacieux, prêts à dupliquer leur précédent CD pour une réplique d’un succès trop vite acquis.
Esprit de rente, dit-on en évoquant l’action de Mitterrand dans son second septennat ; succès actuel des épargnes institutionnelles. Assurance vie pour les classes moyennes qui ne sont pas sûres d’exister, ou du moins de vivre et de s’imprégner de la joviale fureur d’une époque marquée d’espérance, quand tout était possible et que l’on réfléchissait en écoutant du Floyd tout en s’éclatant à un concert des Who. Maintenant, les manifs, c’est un défilé d’egos ne se voyant plus. L’esprit de rente, c’est aussi la précaution, la peur de perdre ce qu’on a acquis sachant que les ouvertures pour prospérer semblent barrées par on ne sait quel maléfice, fatum, ou décision inconsciente des peuples et inconséquente des gouvernants ? Aveuglement du médiatique et de la critique ? Franz Ferdinand est moins subversif que les Bee Gees au temps de la fièvre du samedi soir, Franz Ferdinand est encensé par Les Inrocks, revue pour quadragénaires qui tous, pensent à leur retraite.
Résultat des courses : les anciens sont supérieurs aux actuels !