mardi 6 février 2018 - par Michel J. Cuny

Sigmund Freud s’initie au hors-piste

Dans la note de trois ou quatre pages qu’au moment de publier les Etudes sur l’hystérie (1895), il ajoute à son compte rendu de ce qui s’était passé le 15 mai 1889 durant l’hypnose d’Emmy von N…, Sigmund Freud se propose d’étudier le processus d’établissement d’un lien causal fictif entre l’angoisse ressentie et un élément explicatif erroné, phénomène dont il vient d’être une nouvelle fois le témoin.

Il se découvre en effet en présence d’un…
« Prototype d’abord du comportement de cette malade qui, au cours de son traitement, me fournit encore maintes occasions de dénouer ces fausses associations et leurs conséquences, grâce aux explications fournies pendant l’hypnose. » (pages 916-917 du PDF)

À cet endroit, il vaut la peine de souligner ce fait que Freud dispose de deux registres pour s’adresser à Emmy von N… Il y a les discussions libres et il y a les moments d’hypnose. C’est sur l’alternance de l’une et de l’autre qu’il va ici développer une stratégie particulière. Dans le premier registre…
« J’avais proposé à Mme Emmy de prendre un bain de siège froid au lieu de son bain tiède habituel, ce qui lui procurerait, disais-je, plus de bien- être. » (Idem, page 917)

Nous restons ensuite dans ce même cadre de libre discussion :
« J’ai déjà signalé que son traitement médical ne lui avait presque jamais procuré de soulagement, ce fut donc en évitant de me montrer trop autoritaire que je lui proposai les bains froids, de sorte qu’elle trouva le courage de m’exprimer ses objections : « chaque fois que j’ai pris des bains froids, je me suis sentie mélancolique toute la journée, mais je vais encore essayer, si vous y tenez. Soyez sûr que je fais tout ce que vous me dites. » » (Idem, page 917)

Ici est donc affirmé que la cause de la mélancolie doit être située du côté des bains froids…

Suffisamment échaudé par les divers renversements de situation qui l’ont conduit à perdre toute une partie de la conduite du cas, Freud décide alors de s’en remettre au second registre pour faire passer un message qu’il s’attend à voir ressortir le moment voulu :
« Je renonce en apparence à ma proposition, mais au cours de la séance d’hypnose suivante je lui suggère de proposer elle-même ces bains froids, de penser qu’elle y a réfléchi, qu’elle désire faire une nouvelle tentative, etc. Ainsi fut fait.  » (Idem, page 917)

On imagine la joie du médecin, le lendemain, tandis que sa patiente et lui discourent à nouveau librement :
« Le jour qui suivit ce demi-bain, je la trouvai réellement de très mauvaise humeur. « Pourquoi êtes-vous ainsi aujourd’hui ? » – « je le savais d’avance, les bains froids me font toujours cet effet-là » ; « c’est vous-même qui les avez exigés, vous savez maintenant que vous ne les supportez pas ; nous allons revenir aux bains tièdes. » » (Idem, page 917)

Du premier registre, repassons au second :
« Au cours de l’hypnose je lui demande : « est-ce vraiment le bain froid qui vous a tant déprimée ? » – « Ah, le bain froid n’y est pour rien, répond-elle, j’ai lu ce matin dans le journal qu’une révolution avait éclaté à Saint-Domingue. » » (Idem, page 917)

Nous apprenons alors qu’Emmy von N… a un frère dans cette île et qu’elle craint qu’il ne lui arrive un malheur… Momentanément mis hors de cause dans cette affaire de mauvaise humeur, le véritable promoteur du traitement se rassure définitivement dès les jours suivants :
« Le lendemain matin, elle prit son bain froid comme si c’était là une chose entendue et continua ainsi pendant plusieurs semaines sans jamais lui attribuer ses accès de mauvaise humeur. » (Idem, page 918)

Arrivé là, Sigmund Freud a d’abord le réflexe plutôt étroit de ranger ce genre de phénomène dans la dialectique générale des rapports de la patiente et du thérapeute :
« Qu’il s’agisse de soulèvements à Saint-Domingue ou ailleurs, ils suscitent, en un jour déterminé, certains symptômes, et le malade est toujours enclin à en rendre responsables les derniers avis de son médecin. » (Idem, page 918)

Sans doute en avait-il assez de toujours avoir le dessous… Mais, bientôt, sa réflexion l’emmène un peu plus loin :
« Habituellement, c’est l’impression générale liée au complexe (angoisse, deuil, comme dans l’exemple précédent) qui est consciemment ressentie, et pour laquelle il faut que soit établi, par une sorte de « compulsion à l’association », un lien avec certains complexes de représentation, présents dans le conscient. » (Idem, page 918)

Et nous allons avoir la surprise de constater que Sigmund Freud ne franchira l’étape suivante qu’après s’être appliqué à lui-même la dialectique de la situation d’éveil et d’un sommeil hypnotique d’un genre très particulier…

NB. Pour comprendre dans quel contexte politique de fond se situe ce travail inscrit dans la problématique générale de l'amour courtois...
https://freudlacanpsy.wordpress.com/a-propos/



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