jeudi 12 août 2010 - par
Soirée d’été, Piazza dei Signori, à Padova
Padova ne souffre-t-elle pas du point de vue touristique d’une trop grande proximité de Venise ? Ébloui par la Sérénissime, le visiteur peut être tenté de l’ignorer. Et pourtant !... Le flâneur étranger qui, venant des Piazza del Duomo, delle Erbe ou della Frutta, pénètre à l’improviste, ces soirs d’été 2010, sur la Piazza dei Signori, a soudain l’ impression insolite de fouler la scène d’un théâtre en plein air qui couvrirait orchestre et parterre et dont le public serait son propre acteur.
Une puissante rumeur de voix confuses s’élève, réverbèrée par les murs fermant la place comme un forum romain. Une église, San Clemente, à la façon d’un Capitole, fait face au Palazzo du Capitaniato qui tient lieu de curie. Ce siège du gouverneur de Venise, quand Padova était sous sa domination, déploie deux ailes autour d’ une tour centrale de trois cubes empilés. Le premier est un arc de triomphe dont la baie est l’entrée du palais ; une coupole coiffe le dernier, d’où s’échappe de temps à autre le carillon d’une horloge astronomique : son cadran orné des signes zodiacaux envahit le cube intermédiaire et donne aux quatre angles d’un carré circonscrit l’heure, le jour et l’année.
De part et d’autre du palais sont encore plantés les emblèmes de la domination vénitienne, la colonne gracile du Lion de Saint Marc et le mât de l’étendard de la Sérénissime. Sur les autres côtés, au-delà de la loggia Gran Guardia aux fines arches Renaissance où monte une volée de marches, s’alignent sous les arcades magasins, cafés et restaurants. Le quadrilatère central dessiné par l’entrecroisement des rues aux quatre angles est une vaste estrade dallée légèrement surélevée au-dessus de la chaussée, sans même une fontaine. Cafés et restaurants y tirent tables et chaises pour agrandir leur terrasse, ne laissant en son milieu qu’une étroite allée longitudinale courant de l’église au palais.
Une comédie sans cesse renouvelée
Il se joue sur cette scène urbaine, ces soirs d’été, une comédie originale quotidiennement renouvelée où le public met en scène les tableaux de sa propre vie, les joue et se regarde.
On s’y donne de préférence rendez-vous tant il y fait doux à l’abri du vent. Les uns sont à l’heure, les autres non. Les premiers arrivants déjà attablés, s’impatientent. Quand les retardataires arrivent enfin, un même rite convivial dicte son rôle à chacun. On se lève dans un soupir de forge : on commençait à ne plus y croire. Les fautifs confus se confondent en excuses : toujours les mêmes embarras au dernier moment, le téléphone qui sonne ! On ne s’en veut pas, on se présente, on s’embrasse, se serre la main, se tape dans le dos, se passe la main dans les cheveux comme on shampouine, on s’esclaffe, on s’installe, on consulte son portable.
Des hommes, tête parfois rasée mais les joues mangées de barbe virile de trois jours, en chemisette à col ouvert, exhibent des tatouages sur leurs biceps ou leur poitrail. De jeunes femmes brunes court vêtues ne font pas mystère des leurs sur l’omoplate ou sur les reins dénudés au ras de la fine dentelle du slip qui s’aventure hors du jean. Chacun y va de ses vocalises et fait chanter selon ses harmoniques les musicales inflexions de la langue italienne.
Le murmure des gens heureux
Les serveurs accourent, prennent les commandes et reviennent bientôt, paume renversée sous le plateau chargé de petits paniers de chips, chopes de bières ou apérols, une jolie boisson orangée très demandée qu’on boit dans des verres ballon ovale à pied, pincés à la lèvre d’une rondelle de citron ou d’orange. À côté, des tables se libèrent, aussitôt repérées par de nouveaux venus qui s’y précipitent. Et un autre scénario commence avec deux amants par exemple qui, hiératiques, la main l’une sur l’autre, se dévorent des yeux en silence au-dessus de leurs verres d’apérol qu’embrase un dernier rayon de soleil avant de disparaître derrière les toits.
Pleine d’un monde paisible, la place bruit de son murmure heureux qui tour à tour enfle jusqu’à devenir vacarme puis s’apaise sans raison, au fil des conversations, des rires ou des appels qui éclatent, traversés parfois du cri strident des martinets emportés dans une course folle à travers le ciel vert. Quelques souffles par instants chassent la chaleur qu’on sent monter des dalles encore tièdes des ardeurs du jour, soulevant dans leur sillage des parfums de grillades ou de fritures. Le carillon de l’horloge astronomique scande tous les quarts d’heure la marche lente du soir qui tombe. Le Palazzo du Capitianato ocré s’illumine peu à peu autour du grand soleil de son horloge. Aux quatre coins de la place les réberbères épars s’allument. Au-dessus des têtes dans le ciel d’azur obscurci brillent les premières étoiles.
Le lendemain, une autre surprise attend l’étranger qui croit pouvoir dans la touffeur matinale se rafraîchir d’ une bonne bière en savourant la place comme la veille, mais dans la lumière du matin. Le décor a brutalement changé. La place est cette fois envahie par le bric-à-brac des étals et toiles d’un marché laissant tout juste entre eux d’étroits passages aux visiteurs qui s’entendent interpeller de toutes parts. Chaises et tables de la veille sont, elles, empilées sous les arcades dans l’attente, quand le marché aura laissé place nette, d’être redéployées pour le prochain spectacle où se rejouera comme chaque soir la comédie des gens heureux. Paul Villach