mercredi 30 mai 2018 - par Luc-Laurent Salvador

Sommes-nous libres ou automates du destin ? Le cas de la cosmogonie Raja Yoga

Ce qui nous arrive dans notre vie dépend-il de nos décisions ou ne faisons-nous qu’accomplir notre destinée, c’est-à-dire, ce qui, dès le commencement du monde, nous était destiné ?

Avec l’avènement de la pensée scientifique, cette interrogation bien connue des Anciens s’est cristallisée comme l’opposition entre, d’une part, le déterminisme inhérent à l’enchaînement mécanique — et donc implacable — des causes et des effets et, d’autre part, la possibilité que l’individu soit doué de libre-arbitre, « agent » et non « patient » de son destin, c’est-à-dire, en somme, « sujet », source, origine ou cause première de ses actes.

Dans son beau livre de contes « Le cercle des menteurs » Jean-Claude Carrière raconte l’histoire de cet homme qui, ayant croisé la mort de bon matin au marché d’une grande ville persane et ayant eu l’impression qu’elle lui faisait un visage menaçant, explique à son ami qu’il va prendre un cheval et s’enfuir le plus vite et le plus loin possible, pour aller à Samarkand. Ce proche va au marché et interpelle la mort pour lui demander pourquoi elle a voulu effrayer son ami alors qu’il est jeune et en pleine santé. Celle-ci répondit qu’elle avait seulement eu un visage étonné car elle ne s’attendait pas à le rencontrer ici, si loin de Samarkand où, ce soir, elle a, avec lui, rendez-vous.

Cette histoire illustre magnifiquement l’idée que tous nos efforts pour échapper à notre destin (ce qui nous est destiné de toute éternité) pourraient bien être ce qui, justement, l’accomplira. Le destin est ce que les latins appelaient « fatum », racine du mot « fatalité », porteur de l’idée qu’on ne peut y échapper.

Ainsi, la question à laquelle chacun s’est probablement trouvé confronté dans quelques-uns des moments décisifs de sa vie est de savoir s’il est réellement décisionnaire ou s’il ne serait pas, au contraire, agi par des forces célestes et/ou souterraines vis-à-vis desquelles il serait, en somme, comme une marionnette.

 Le libre-arbitre existe-t-il ou sommes-nous des automates cosmologiques ?

Les grandes traditions religieuses et philosophiques ont chacune apporté des réponses plus ou moins claires et nous n’en finirions pas s’il fallait toutes les recenser puis les discuter.

Nous allons ici nous intéresser seulement à celle qui est, peut-être, la plus radicale et que perpétuent les adeptes du Raja Yoga.

Cette conception peut légitimement être qualifiée de radicale car elle donne de la vie et de l’Univers une vision absolument cyclique, de sorte que, de réincarnation en réincarnation, chacun est amené, cycle après cycle, à traverser les âges en revivant ses vies strictement à l’identique, sans la plus petite modification.

En fonction de la capacité plus ou moins grande de son âme, chacun entre dans le cycle des âges plus ou moins tôt de sorte que ceux qui entrent dès le début (les « grandes » âmes) connaissent le monde merveilleux de l’Age d’Or, quand les plus petites âmes n’entrent dans la danse que durant l’enfer de l’Age de Fer — celui où nous nous trouvons actuellement.

Toutes ces âmes, grandes, moyennes et petites, reviendront vers leur créateur à la fin du cycle puis ce sera parti pour un nouveau tour identique et ainsi de suite, à l’infini.

Quoi qu’on puisse en dire ou en redire, cette conception a, au moins, le mérite de la clarté : l’individu ne se voit pas offrir la moindre possibilité de progrès. Il est, c’est le mot, condamné, à suivre éternellement le même circuit, la même succession de vies, d’évènements et de situations, d’heurs et de malheurs. Une âme à grande capacité qui a connu l’Age d’Or ne cessera d’y revenir, une âme à petite capacité qui ne l’a jamais connu ne le connaîtra jamais. Circulez, il n’y a rien à voir !

Il semblerait ainsi que soit radicalement exclue toute possibilité non seulement de progrès, mais aussi de libre-arbitre.

En effet, à quoi bon prétendre faire des choix dès lors que tout est déjà écrit et va se répéter strictement à l’identique, y compris le choix que je vais faire sans encore savoir ce que je vais décider ?

Le fait est que si je me laisse porter par les évènements en m’attachant seulement au confort, à la facilité et aux satisfactions immédiates, j’aurai toujours raison de dire que c’était écrit ! Oui, en effet, m’a-t-on répondu lorsque j’ai émis cette objection, le fait de faire un tel « choix » signifierait simplement que je suis une âme à petite capacité destinée à ne vivre que l’enfer de l’Age de Fer, pour l’éternité.

« Oups, fichtre, diantre ! » me suis-je dit en substance, voilà bien ce à quoi je n’ai aucune envie d’être condamné. C’est pourquoi j’ai été très sensible à la suite de la réponse qui précisait que celui qui se sent attiré par la spiritualité, le détachement, l’ascèse, l’apaisement du mental, etc. est probablement celui qui a connu l’Age d’Or, l’âge de l’Amour, de la Paix, etc. Celui-ci fait alors, tout naturellement, le « choix » du beau, du bon et du bien puisqu’il le porte en lui. Là encore, il est parfaitement vrai de dire qu’il s’agit d’un destin : c’était écrit !

Il apparaît donc que le libre-arbitre est assurément une parfaite illusion puisque, dans un cas comme dans l’autre, on pourra TOUJOURS tenir pour vraie l’idée que la trajectoire de vie de la personne était déjà écrite.

Toutefois, cette conclusion peu surprenante — puisqu’ elle découle logiquement des prémisses, à savoir, l’implacable déterminisme annoncé d’entrée comme caractéristique de la pensée Raja Yoga — est immédiatement invalidée par un nouvel élément apparu subrepticement, à savoir le fait que durant sa vie terrestre, une personne ne sait pas si elle est une âme à petite ou grande capacité. Elle se trouve en situation de « rationalité limitée » et n’a donc aucune certitude concernant son destin. Le fait de croire sincèrement que le choix auquel elle fait face a déjà été fait à l’identique une infinité de fois ne l’aide en rien à décider. Elle doit bel et bien, à chaque fois, [1] décider d’aller sur tel chemin plutôt que tel autre.

Or, toute personne qui veut bien en considérer la possibilité aura le désir de vivre l’Age d’Or et se trouvera donc extrêmement motivée pour faire les « bons » choix, ceux qui, à défaut de créer un destin — déjà tracé de toute éternité — apparaîtront comme les indices d’une destinée qui passe par la case paradis. Comme l’a montré la psychologie du jugement dans l’incertitude [2], cette personne sera prête à faire des sacrifices, à souffrir au présent pour obtenir, sinon l’assurance du moins, l’indication d’un futur désirable.

Nous retrouvons ainsi, en contexte hindou, ce que le protestantisme a organisé autour de la notion de « grâce » qui serait, selon Max Weber, à l’origine du désir d’enrichissement pour l’enrichissement et plus généralement, du capitalisme anglo-saxon. En effet, les protestants voient la réussite dans les affaires comme l’indice de la grâce divine. Le croyant s’engage donc dans les affaires du monde et recherche l’enrichissement non pour la jouissance mais seulement pour savoir s’il fait partie de ceux qui seront sauvés.

Là encore donc, les individus affrontent une destinée tracée dans l’au-delà en œuvrant de manière à voir apparaître les signes de leur salvation, c’est-à-dire, les indices d’une réussite toujours-déjà là mais qui, néanmoins, ne se serait pas manifestée s’ils n’avaient pas agi comme ils l’ont fait.

Dans un cas comme dans l’autre, nous faisons face à un paradoxe qu’il est toutefois possible de dépasser en concluant que les situations vis-à-vis desquelles notre connaissance est limitée nous obligent à faire ce que, d’un point de vue subjectif, on appelle un choix.

C’est quand la connaissance est complète qu’on dit, justement, qu’« il n’y a pas le choix. » C’est pourquoi l’apprenti qui connaît encore mal son domaine peut faire tout et n’importe quoi : il tâtonne, il apprend de ses essais-erreurs qui sont autant de choix difficiles qu’il fait tant que l’expérience ne lui permet pas d’identifier directement « ce qu’il faut faire », c’est-à-dire, cette « réalité » que l’expert reconnaît d’emblée et vis-à-vis de laquelle, justement, il considère ne pas avoir le choix au sens où ce choix est déjà fait. Comme disait le grand Tabarly, « quand il faut, il faut. »

Il apparaît donc ainsi que plus notre connaissance est avancée moins nous avons le choix, plus nous avons à nous soumettre à la réalité que nous percevons.

La réalité étant précisément, par définition, ce vis-à-vis de quoi nous n’avons pas le choix, ce qui s’impose à nous.

La connaissance du réel qui nous met en position de distinguer le beau, le bien, le bon nous prive, par conséquent, de toute liberté de choix puisque nous savons alors quel chemin prendre.

Par exemple, vous pouvez entrer dans une maison par la porte, la fenêtre, la cheminée ou en défonçant le mur mais ce choix est illusoire : vous entrez toujours par la porte parce qu’en réalité, il n’y a pas le choix au sens où le choix a déjà été fait par les concepteurs, il a été validé par la société et constitue une « réalité sociale » à laquelle il serait vain de s’opposer. « Quand il faut, il faut » vaut pour cette question comme pour une myriade d’autres aspects de notre vie.

Bref, la connaissance du réel nous demande en quelque sorte de renoncer à nous-même en tant qu’être doté d’une liberté de choix. La connaissance du réel demande la soumission, le renoncement à la subjectivité et, le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas forcément facile à admettre dans une société qui flatte tellement en chacun de nous la versatilité du désir et donc le sentiment d’être agent, d’être à la barre de sa propre destinée comme un marin décide de sa course à travers l’océan.

 Il n’y a pourtant là rien que de très logique puisque la soumission au réel est la condition de possibilité de la connaissance du réel, ainsi que les sciences expérimentales nous l’ont appris depuis des lustres. Nos théories sont constamment soumises au verdict de l’expérience.

On atteint le sommet du paradoxe en comprenant que cette soumission à la réalité reste un choix : celui qui consiste à renoncer à sa liberté d’agir à sa guise pour se conformer aux principes que fonde la connaissance acquise. Car il est très clair que nous pouvons refuser de nous soumettre à la réalité. Mais il faudra alors en payer le prix et, par exemple, passer pour un dingue si nous voulons systématiquement entrer dans un bâtiment en passant par une fenêtre.

Nous ferions alors le choix de conserver notre toute-puissance d’agent libre de ses déterminations. C’est le choix prométhéen de celui qui refuse de mourir à lui-même, qui refuse de se soumettre aux nécessités du destin, qui refuse donc d’aller vers sa destinée, vers ce dépassement de soi qui est pourtant la vocation de tout être humain appelé à revenir vers son origine.

C’est le choix que font les zélotes de l’humanisme entendu comme négateur d’une transcendance à laquelle ils refusent de se soumettre. C’est le choix de la graine qui ne veut pas mourir, qui veut rester graine pour l’éternité ; ce qui est, bien sûr, impossible, car, d’emblée, la pourriture attaque. La graine n’accède à l’éternité qu’en acceptant de mourir en tant que graine et en laissant advenir l’arbre — superbe dépassement de soi s’il en est.

Conclusion

 Etrangement, ce qui découle logiquement de ce rapide examen de la cosmogonie Raja Yoga c’est que, malgré sa nature cyclique, répétitive, source d’un déterminisme absolu, nous, êtres humains à la connaissance limitée, sommes parfaitement libres de choisir notre trajectoire de vie. Elle sera très exactement comme nous l’avons voulue, « en même temps » [3] qu’elle a été fixée de toute éternité.

Nous retrouvons ici le caractère auto-réalisateur de toutes les organisations cycliques dont l’habitude constitue le meilleur exemple. Ce que d’aucuns présentent comme « LE secret  », la fameuse « loi de l’Attraction  » est seulement la conséquence logique de notre organisation psychique : ce à quoi nous croyons, ce que nous anticipons, devient notre réalité.

Si nous croyons être une petite âme alors nous agirons en conséquence et il apparaîtra que nous avions raison. Idem si nous pensons être une grande âme.

L’injonction nietzschéenne « deviens-ce que tu es » est donc ici, tout à la fois… :

  • Vaine, puisque le déterminisme assure que nous deviendrons toujours celui que nous sommes
  • Mais utile, puisqu’elle nous rappelle à la nécessité de choisir celui ou celle que nous voulons être
  • Prométhéenne, dès lors que nous faisons le choix de la quête de satisfactions immédiates (comme le font généralement les adeptes de la loi d’attraction)
  • Salvatrice, dès lors que nous faisons le choix de la route ardue de l’effort, du risque et du sacrifice sans lesquels il n’est pas de dépassement de soi ni d’accomplissements dignes de ce nom

Celui qui refuse ce tableau est, bien sûr, libre de se raconter que rien n’est écrit et que tout lui est possible mais s’il pense que tous les choix lui sont ouverts sans qu’il ait à en payer les conséquences, c’est qu’il a, d’une manière assez désespérée qui mériterait d’être interrogée, décidé d’aller contre la grande loi du monde, la loi que la tradition indienne appelle Karma et que la science pose comme le principe d’égalité entre l’action et la réaction.

Nul n’échappe à son destin mais ce qui donne à chacun une véritable — car totale — liberté, c’est que nous sommes dans l’ignorance de notre destinée. Dès lors, il ne tient qu’à nous de réaliser ce à quoi nous croyons. Après avoir, bien sûr, accordé la plus grande attention possible à... ce à quoi nous croyons vu que c’est précisément cela qui va se réaliser !

Si vous ne le saviez pas encore, apprenez que c’est pour cette raison que les contes et légendes évoquent des situations où le héros se voit offrir trois vœux : le premier, irréfléchi, amène généralement une calamité que le second vœu va pouvoir réparer. Le troisième et dernier vœu est celui qui va permettre au héros d’obtenir enfin ce qu’il désire vraiment.

Afin de calmer les angoisses de ceux qui n’ont jamais réfléchi en ces termes et se demandent ce qu’ils veulent vraiment, il n’est peut-être pas inutile de rappeler cette belle pensée d’Oscar Wilde selon lequel « il n’existe que deux tragédies dans la vie : la première est de ne pas obtenir ce que l’on a de plus cher au cœur, la seconde est de l’obtenir. »

 

 

[1] Comme le jeune Hercule qui hésite entre s’adonner librement aux plaisirs de la vie ou faire le choix de la vertu et de l’effort, seuls prometteurs de gloire future.

[2] Voir la belle expérience qui amène des sujets à croire que le fait de mieux supporter la douleur induite par de l’eau glacée est l’indice d’une vie longue (Quattrone, G. A., & Tversky, A. (1984). Causal versus diagnostic contingencies : On self-deception and on the voter's illusion. Journal of personality and social psychology, 46(2), 237.)

[3] Macron n’a rien inventé ;-)




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