mercredi 16 août 2017 - par Nicolas Cavaliere

« Souviens-toi », ou l’homme à réaction

Traité des moteurs.

Il est communément admis par les scientifiques qu’une étoile qui se situe à tant d’espace de distance ne renvoie son signal qu’au terme d’un certain passage dans le temps, ne laissant à l’œil lointain qu’une trace de son passé. Si nous appliquons le même raisonnement à n’importe quel évènement dont l’œil humain est le percepteur, cela signifie en pratique que cet évènement a toujours lieu dans le passé. Que chaque évènement a toujours lieu avant son observation. Les conséquences de ce simple constat pour l’anthropologie sont immenses. Si de la même façon que l’éclat d’une étoile met 10 années-lumière à me parvenir, le regard, la parole ou l’odeur d’une personne présente devant moi met quelques microsecondes à se transmettre à mon corps ou à mon esprit, cela signifie simplement que ce que j’exprime moi aussi par ces mêmes moyens ne relève pas de l’action. Ce que j’exprime relève de la réaction.

Dans une écologie aussi définie que celle dans laquelle il prend racine, l’être humain ne vient pas au monde. Il n’est pas propriétaire de l’acte par lequel il nait. Le monde vient à lui. Il ne lui est possible en y vivant que de réagir à l’existant ; la création ex nihilo est une faculté que nous cherchons à obtenir par la technologie pour dispenser notre espèce de l’angoisse de disparition qui concerne tout le vivant dans la nature. A cette obsession industrieuse s’oppose une nostalgie pour un hypothétique paradis perdu où ce qui n’est pas le produit d’une ingénierie humaine est sanctifié ; on entendrait presque que l’humain spectateur des phénomènes naturels est plus digne de considération que l’humain qui agit sur eux. Entre les deux postures, il pourrait exister un humain qui agit avec la nature, si seulement le temps ne s’en mêlait pas. Il n’existe qu’un humain qui réagit avec la nature, avec les phénomènes naturels, un humain dont le passé est tout entier contenu dans sa réaction, un humain dont la mémoire transmissible est le véritable atout. Plus les mécanismes d’une espèce se complexifient, plus sa mémoire se doit d’être dense et durable pour ne pas reproduire les évènements qui ont dans le passé nui à sa lutte pour la survie.

Or, la simple expression d’un mot est la conséquence d’une modulation de la pensée ou du cerveau, selon qu’on souhaite parler en termes spirituels ou organiques. Ce qui est antécédent à la pensée n’est pas exprimable parce qu’il relève d’un passé inconnu que notre propension naturelle à la survie et notre perception du mouvement nous inclinent à interpréter comme du futur, que l’on souhaite parler en termes métaphysiques ou génétiques. Cette chose innommable ne saurait être appelée « valeurs » ou « principes » ou « volonté ». Cette pré-référence ou « préférence » n’est que l’artifice de la condition humaine qui lutte contre la nature irrémédiable du temps. Autrefois restreinte par les menaces de l’écologie sur l’espèce, l’expression individuelle croissante de ces pré-références/préférences est propice à la diffusion d’une idéologie du « choix ». L’entrepreneur qui a du succès par lui-même dans cet environnement ouvert croit à son talent plus qu’à sa chance. Tout ce qu’il a eu pour lui, ça a été de voir plus vite que les autres. S’il fait partie des 1%, il ne se croit jamais à l’abri des autres 99% à réaction. Il continue à renforcer les outils à sa disposition, des plus abstraits (la loi, la finance, la culture) aux plus concrets (la construction de pénitenciers, la marginalisation des liquidités dans la circulation monétaire, l’étude de la neurologie).

A chaque évènement sur une chaine, distinguer la cause de l’effet n’est chose possible que dans les termes de la chronologie la plus élémentaire. Des livres empilés, des historiques de sites Web, permettent la comparaison et l’enrichissement des savoirs accumulés. L’accumulation permet d’observer les effets du temps et d’en limiter le potentiel néfaste. A cette époque où la science-fiction se félicite d’explorer les distrayants concepts d’inter-dimensionnalité et de non-linéarité du temps, il est bon de « se souvenir », autant à l’échelle collective qu’à l’échelle individuelle. Je me souviens avoir lu quelque part que « connais-toi toi-même » n’était pas autre chose que « souviens-toi ». Si la connaissance de soi dégradée vendue à vil prix par les marchands de paix aux narcissiques contemporains a de quoi faire fuir, c’est parce que cette dimension linéaire du souvenir en est absente, parce que le bien-être et la sérénité du sujet individuel en sont les objectifs exclusifs, parce que le retour à l’action en est le résultat attendu par le client en général paralysé par une situation difficile qu’il vient de vivre. « Connais-toi toi-même » renvoie à « découvre de quoi tu es (de nouveau) capable », dans une optique de proactivité, de renaissance ou de retour à un soi complet qui est selon le cadre défini ici absolument fausse. « Souviens-toi » est plus juste, car il s’agit d’étudier l’histoire des réactions de son corps et/ou de sa pensée devant d’autres réactions, non dans l’hypothèse absurde de les maitriser complètement (demandez à quelqu’un de se retenir d’uriner pendant trois jours, il y a de fortes chances qu’il finisse incontinent), mais dans l’espoir qu’un jour ses pré-références/préférences soient acceptées à égalité sur le plateau commun de la lutte pour la survie. « Souviens-toi » rappelle à l’absence simultanée de compétition et d’impératif de conformité, et respecte l’idée que chaque comportement est un évènement, non un avènement. « Se souvenir » remplit une fonction éthique envers l’autre et envers soi. Si nous réagissons seulement, alors nous sommes incomplets. Puisque nous réagissons, alors nous sommes complets.

Bâtir un souvenir collectif était plus simple quand les moyens globaux de communication n’impliquaient pas une chaine de réactions aussi massive(s) qu’aujourd’hui, alors même qu’il est d’autant plus requis par l’impossibilité évidente de savoir ce qu’il est advenu et de donner un sens à ce passé sans cesse archivé que nous n’avons plus le temps d’explorer. Il est parlant qu’auparavant les fortunes les plus durables se renforçaient sur une tradition familiale et une connaissance généalogique appuyées ; aujourd’hui, dans une économie globalisée, elles ont aussi besoin de relais plus nombreux, forcément extérieurs, pour s’assurer la priorité de l’information. La maitrise supposée du futur est dépendante d’un champ de contributeurs de plus en plus large, c’est-à-dire de passés de plus en plus nombreux. Pour répondre à des préférences précises d’individus précis, le travail de ces contributeurs doit d’autant plus empiéter sur leur propre valorisation narcissique. Le désintéressement de la majorité est une condition du maintien des passions et des intérêts d’une minorité ; le désintérêt de la majorité rejoint alors celui de la minorité à qui elle rend service.

Je vois mal aujourd’hui quel pourrait être le sursaut de l’espèce face aux conséquences négatives que l’économie à la main de quelques-uns fait porter aux éléments les plus anciens de l’écologie – et en premier lieu, l’atmosphère - à laquelle nous réagissons, ceux que les nostalgiques du paradis perdu essaient de sauvegarder, ceux que les technocrates d’aujourd’hui sont certains de pouvoir recréer. Les étoiles qui brillent dans le noir du ciel sont peut-être déjà éteintes au moment où nous les observons. Elles ne brûleront pas pour toujours.



6 réactions


  • Taverne Taverne 16 août 2017 12:42

    Vous écrivez : « Connais-toi toi-même » (...) « Souviens-toi » est plus juste.

    Or, ce n’est là que la définition de la dialectique par Platon pour qui la « dialectique » est la méthode du dialogue qui conduit à la réminiscence. Toute connaissance est selon lui une reconnaissance. C’est ce que Platon appelle la réminiscence. Avant de naître, nous étions plongés dans le bain des vérités éternelles.

    Mais le précepte a une signification bien plus large, qui ne va cependant pas jusqu’à l’introspection : « Connais-toi toi-même » et, ensuite, « deviens ce que tu es ». Sans quoi on risque de dévier de ce que l’on est. Cela signifie : connais ta nature, connais ton être, ne serait-ce que pour ne pas en dévier en devenant quelque chose d’autre. Car l’être est aussi du devenir.


  • Taverne Taverne 16 août 2017 14:11

    Connais-toi toi-même parce que « nous devenons souvent méconnaissables, y compris à nos propres yeux. » C’est la thèse défendue par le professeur de philo du film « L’homme irrationnel » de Woody Allen qui repasse ce soir sur le câble (Ciné+ Premier). Rien n’est stable et nos principes sont battus en brèche par les évènements.

    Lien vers la critique télérama.


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 16 août 2017 19:09

      @Taverne
      C’est pour cela que j’ai employé le terme de « préférence », parce qu’il n’est pas connoté « moralement » comme celui de « principe », parce qu’il peut se rattacher à de l’affection autant qu’à du rationnel, et parce qu’iil semble plus mouvant, plus susceptible de changer, comme un goût.
      Je n’ai pas vu ce Woody Allen là, le script donne envie. J’aime beaucoup Joaquin Phoenix, excellent dans les films de Paul Thomas Anderson. Merci du tuyau !


  • Ciriaco Ciriaco 16 août 2017 22:59

    Difficile d’entrer dans votre texte. Vous y avez une position très subjective. Et parce que plus vieux certainement, je dirais simplement que l’ironie sur les « paradis perdus » s’accommode très bien du souvenir laissé pour l’âge où le futur se ferme. C’est, pour faire simple et ne pas entrer dans un débat qui nécessiterait un espace plus intime, un marqueur de notre temps.


    Plus proche de votre champ lexical et pour réagir à votre dernier paragraphe, le souvenir peut être aussi d’un autre ordre : un devoir, celui de celles et ceux qui, pour rester dans le constat minimal, n’ont vu aucune sorte d’amélioration dans le produit des ventes.

    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 17 août 2017 21:06

      @Ciriaco
      Chacun voit sa porte à midi. Puis quand elle commence à flancher et à prendre une drôle de couleur, personne ne la reconnait plus...


    • Ciriaco Ciriaco 18 août 2017 08:19

      @Nicolas Cavaliere
      Deleuze disait qu’être de gauche, c’est penser d’abord au monde, ensuite à soi. Mais ce n’était pas une injonction.



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