lundi 27 février 2017 - par Ciriaco

Survivre à l’idéologie

De tout temps le monde n'a jamais été bien rassurant sur la bonne marche de l'humanité. Les civilisations sont toujours à double tranchant ; mais il semble que cette fois une élite dont l'expérience de la misère se résume à des chiffres dans des rapports plus ou moins biaisés soit arrivée à ses fins.

De cette élite, on peut s'offusquer régulièrement. Débusquer des témoignages décomplexés (Buffett, Rothschild), des réunions privées (Le Siècle), de vifs encouragements à l'allure du monde tel qu'il va (Macron), des attitudes à la fois néo-libérales et conservatrices comme de vagues réminiscences d'un ancien temps qui se voudrait moderne (Fillon), des régressions purement idéologiques (Le Pen).

Mais de quoi s'offusquent-on ? Les présupposés des élites sont gestionnaires car toute civilisation ne peut que l'être. Il s'avère que des gens, dont la vie leur a donné suffisamment d'importance, se réveillent chaque matin en se disant : "Aujourd'hui je gouverne le monde". Ce ridicule est en réalité très sérieux : des structures internationales existent pour cela et affichent ouvertement leurs ambitions. Le présupposé libéral est qu'il vaut mieux que le pouvoir s'engage dans des luttes économiques plutôt qu'il exprime l'appétit de quelques-uns, dont l'histoire regorge, par le sang. L'hypothèse libérale est - au mieux et pour celles et ceux qui n'en ont rien perdu en route, ce qui devient rare - le rêve d'un monde relativement pacifique. Et à tout prix.

Qu'un pays s'effondre, entraînant ses habitants dans la misère comme on le voit en Grèce, n'est pas le souci ; la doctrine n'a pas de morale car elle ne peut en avoir : il y a un seuil démographique au-delà duquel l'exercice du pouvoir ne peut s'appuyer que sur des états chiffrés. Et des femmes et des hommes, qui en ont la fibre, qui sont prêts à assumer - du moins en restant toujours dans leur zone de confort - cette fonction. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs vous diraient-ils peut-être, s'ils vous savaient à la fois suffisamment sages et dociles pour entendre cette confidence. Car l'idéologie a toujours à voir avec la raison. Et il arrive un moment, tout comme on sait que le langage n'est pas séparé de l'inconscient, où l'on peut se demander où elle nous entraîne.

De mémoire, le roman de Aldous Huxley, "Le Meilleur des mondes", adressait une véritable critique à l'utopie libérale. Il fallait certainement que ce soit sous la forme d'un roman et pas d'un manifeste, dont on sait à quels funestes usages ils sont parfois réservés. Si les libéraux entendraient redécouvrir l'autonomie, s'ils sont nombreux à souhaiter vous voir tous devenir auto-entrepreneurs, les enfants ne naissent pas encore dans des laboratoires et on ne sait pas encore figer leur destin selon les besoins d'une idéologie. Malgré tout le sérieux qui est mis en œuvre pour cela.

 

La lutte idéologique

L'illusion fait réalité. Croire en nombre, c'est bâtir une représentation collective, une adhésion. Avoir un pied dans la réalité, c'est donc être aux prises de l'idéologie. Et être aussi d'une époque.

Il y a longtemps que l'on s'interroge sur la gouvernance. Sur la manière de créer le moins d'atrocité et le plus de justice. De belles œuvres de pensée politique ont été produites : Socrate, Platon, Aristote, Rousseau, Rawls, Tocqueville et j'en oublie. Cependant celle qui me paraît la plus terrienne, c'est celle de Machiavel. Parce que si l'exercice du pouvoir est ce qu'il est, alors un gestionnaire de haute tenue doit non seulement permettre mais aussi reconnaître l'ensemble des rapports de force qui s'opposent à son pouvoir. Parce que le bien n'est d'aucune chapelle, parce que les différences de tous ordres sont le fait de structures réelles, et parce que le rapport de force est le seul qui puisse contraindre un gouvernant digne de sa fonction à ce qui doit être son objectif.

Comme on dit souvent, la démocratie est ce qu'on a trouvé de mieux. Ce que j'apprécie dans cette vision, c'est le retour de la réalité : la seule manière d'atténuer le caractère dystopique de toute idéologie, c'est le contre-pouvoir. Comme disait Aristote, l'homme est un animal politique. Nous n'avons pas le choix et il est déjà très tard. Les choses vont vite. Il suffit de deux générations pour effacer une culture. Le retour logique des idéologies dans ce début de XXIème siècle et la victoire tonitruante du libéralisme sont des dangers : ils ravivent par réponse excessive de la morale les vieux replis à l'origine du sang (le nationalisme), ils font ressurgir les racines de l'ombre (peine de mort, anti-IVG, homophobie, débat sur le port d'arme, condamnation selon le vêtement, etc.). Le libéralisme est gestionnaire et il n'a en effet que faire de la dialectique.

Ces réactions à vif, entraînées inéluctablement par la société de l'information continue, détruisent peu à peu la possibilité d'émergence de la gouvernance dont parlait Machiavel. Que l'on imagine déjà, aux lueurs des mouvements réactionnaires, le mal qu'il y a simplement à mutuellement se ramener à la réalité face aux dégâts des divisions émotives (si jouées) qui pèsent dans la société et l'on comprendra la difficulté à désigner par un bulletin de vote celui ou celle qui entendra relever le niveau.

J'ai choisi le mien cependant. Je vote Machiavel. Parce qu'il n'y a pas d'autre pari à faire sinon je démissionne et que l'on me trouve un paradis dans ce meilleur des mondes. La brutalité et le déclin progressif nous guettent, comme l’œil d'un fauve. Pour autant je me contrefous des Attali et des Onfray. Pour mon auto-défense et s'il faut que je réagisse à ces provocations à la mode, je leur préfère Anselm Jappe. Les intellectuels contemporains dignes de lecture – et je ne parle pas que de politique – sont dans l'ombre, méconnus du grand public. Non pas que l'époque soit plus sombre qu'une autre (on ne savait pas mieux lire avant) : elle fait simplement de l'ombre sa raison. Nos hommes politiques ne valent guère mieux, mais un pied sur terre, je préfère, en ces mois de campagnes politiques, poser un bulletin de vote pour le petit du fond, même s'il s'agite et se vautre entre sa raison, souvent brillante, et son comportement, calamiteux. Mais s'il n'était pas là nous aurions quoi ? La misère n'entre pas par les yeux, mais par la peau. Tous les mal lotis de cette planète savent de quoi ils parlent. J'espère que la gauche sera entendue quand elle ira manifester (et j'espère que mon droit de grève sera pour une fois respecté). J'espère surtout que le français moyen décomplexé par cinq années de Sarkozysme n'ira pas tout foutre en l'air avec ses envies de bagnoles et sa haine ordinaire. J'espère que les libéraux n'auront pas raison de croire qu'il n'y a rien à espérer des lettres.

Machiavel. Le pari de la hauteur dans un monde de brutes. Et bien que je sache que nous ne retrouverons pas le communisme français d'après-guerre, si constructeur, on ne me prendra pas ma voix, si minuscule et si boiteux que je puisse être dans cette société. Ce qu'il y aura après, je l'ignore par optimisme, mais de l'inquiétude, j'en suis sûr.

 

Ailleurs

Il semble bien que la civilisation occidentale soit devenue fascinée par les machines (du mythe de la technologie à la pensée des systèmes), sans comprendre à quel point celles-ci sont indépendantes de toute vie et de toute humanité. C'était prévisible : une civilisation glorifiant la raison ne pouvait que se rapprocher de ce qui en est l'incarnation. Un véritable creuset à idéologies. Même celles et ceux qui sont encore concernés par la politique dans ce qu'elle a de nécessaire semblent souvent absents du face-à-face au réel. On pense désormais bien souvent en forme de nombre. Quelle distance entre l'idéologie et la vie !

Alors ne nous leurrons pas. La réalité c'est que nous avons tous notre vie à mener, avec un champ du réel rongé. Car je sais ce qu'est une vie uniquement baignée dans des rapports marchands. A près de 50 ans on a vu deux générations. Dans dix ans je serai balayé. Qu'ai-je à dire de ce que j'ai appris ? Bien modestement qu'il y a des atavismes qui ne s'effacent pas, sauf à vouloir un sérieux dégât. Quelle bêtise avance t-on dans l'histoire de l'humanité quand on parle du "Nouveau Monde". C'est du fond des grottes que nous venons et c'est la chaleur du peu que nous aimons. Notre dos est fait pour une couche dure. Ainsi il se tient droit. Nos jambes pour courir. Ainsi notre cœur bat longtemps. Nos amis pour être peu et proches. Ainsi nous apprenons à vivre. Il n'y a pas d'autres disciplines pour les hommes. Alors ils peuvent s'aimer, du moins se supporter. En dehors de cela, l'endormissement, l’opulence et la raison et ses pièges. Le libéralisme n'aura recréé artificiellement que ce qu'il ne cesse de détruire à son profit. Pour construire in fine de l'effacement, de l'inversion et de la distance. Le propre d'une idéologie.

Les îlots restants sur cette planète où l'on vit encore selon un empirisme solide et par définition adapté à ce qu'est la condition humaine, sont peut-être devenus rares. Agressive l'idéologie ? De mes expériences à l'étranger ce ne sont pas « les petits chinois » de la télévision ou les barbus du Moyen-Orient que je retiens. Qu'importe ce que j'aurais à dire, à qui n'en a pas fait l'expérience, de la désarmante simplicité de l'étranger en son pays, nous qui sommes tant habitués à la fourberie. Le mieux est d'honorer ce que j'en ai compris : partager peut-être encore mon désir de petit feu de bois au détour d'un chemin. Il y aura du silence et l'affinité de la terre qui colle à nos godasses, avant qu'on ne se quitte le lendemain. Ainsi va l'humain.

Je vous quitte en chanson, avec cette petite découverte (qui m'a fait mourir de rire).

GiedRé, Le gros enculé.

GiedRé, Et toc.



8 réactions


  • Sergio Sergio 27 février 2017 16:48

    Bonjour Ciriaco 


    Les présupposés des élites sont gestionnaires car toute civilisation ne peut que l’être’

    Et du coup fini le progrès social. On ne veut pas prendre de risques et là, je ne parle pas des élus potentiels, mais plutôt des électeurs, qui ont oublié les progrès sociaux acquits au cours des dernières générations. 

    Je prends l’exemple du revenu universel proposé par Benoit Hamon, bon nombre d’électeurs s’inquiètent au sujet de son financement, alors que, même discutable, cette mesure à l’allure d’une avancée qui aurait d’ailleurs, le mérite d’être mieux expliquée, ne plus opposer l’homme face au travail, quelle idée !
    J’ai comme l’impression que nous nous sommes appropriés le discours de la majeure partie de la classe politique, celle qui ne veut pas s’exposer, je crois que nous sommes coupables de ne pas vouloir.

    Bon article, bien à vous

    • Ciriaco Ciriaco 27 février 2017 17:52

      @Sergio
      Bonjour !

      Le système social français est aussi bien construit qu’il est mal compris. Très frappant de constater qu’il n’y a aucune visée didactique grand public à ce sujet, alors que ce serait si simple et si sain. On croit simplement qu’il coûte cher alors qu’il s’agit d’entrées et de sorties distribuées et différées. Cela peut tout à fait s’expliquer de façon non partisane. À quoi sert donc une télévision !

      Ce qui se passe est très inquiétant. C’est aussi pour ça que malgré l’intérêt qu’il peut représenter a priori, je me méfie beaucoup du débat concernant le revenu universel. Dans ce climat je crois qu’il pourrait aisément déclencher la remise en cause de l’ensemble des aides sociales (il y en a, et pas des moins puissants, qui en rêvent vous savez), filet de sécurité des plus précaires. Un signal sérieux et significatif serait de vouloir l’inscrire dans la constitution. Ce n’est pas le cas. Prudence...

      Bien à vous !


    • Sergio Sergio 27 février 2017 20:35

      @Ciriaco


      Je partage ce que vous écrivez. En ce qui concerne le revenu universel, le débat se situe au niveau du financement et non sur le fond, et cela est bien dommage.

      PS : ’acquis’ pour acquits


    • gimo 28 février 2017 12:26

      @Sergio
       NOUBLIEZ PAS CELA          CELA COMMENCE   ICI



      TOUT L’ARGENT / DETTE est créé. Une estimation du BON DE CRÉANCE fut inséré dans le CERTIFICAT DE NAISSANCE établi d’après l’indexation des TAXES, PRÊTS et DETTES qu’un enfant est présumé payer aussi longtemps qu’il participe à cette
      FRAUDE sur l’humanité.

  • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 27 février 2017 17:38

    Trois choses pour gouverner les peuples, l’idéologie, le sexe et l’argent (dans l’ordre que vous voulez), mais on pourrait rajouter la technologie.
    Et merci pour les chansons smiley


    • Ciriaco Ciriaco 27 février 2017 17:57

      @bouffon(s) du roi
      Pas de quoi smiley


    • Armelle Armelle 28 février 2017 11:11

      @bouffon(s) du roi

      C’est pour cette raison que les riches ne souhaitent pas être gouvernés. Avec le troisième, ils peuvent s’offrir le deuxième et se fichent totalement du premier...
      L’idéologie n’est utile qu’à celui qui espère, qui attend qqe chose, le riche lui n’attend pas, il prend !!!


  • ddacoudre ddacoudre 28 février 2017 13:41

    bonjour Ciriaco

    un article complexe, notre monde à besoin de visibilité et lisibilité, il est vrai que pour cela les mathématique ne sont pas clivantes du fait de leur universalité, alors que le langage et mouvant et castrateur donc manipulable. notre défaut est d’avoir besoin d’être rassuré que rien ne bouge et non assuré de lendemains qui changent, ce qui nous impose d’être en permanence au fait et de trouver le juste à propos des choses qui se déroulent inexorablement dans la seule terre à conquérir qu’est l’incertitude. j’ai donc lu que tu remettais en question le libéralisme comme source de nos difficultés. cela est dans l’humeur du temps car le capitalisme c’est servi de lui pour se faire oublier et faire oublier qu’il n’est pas social, qu’il est concentrationnaire, monopolistique et exploiteur. mais par rapport à ton développé le capitalisme est aussi une idéologie, car il justifie son droit d’exploiter les autres et n’est en rien une finalité de l’organisation humaine. mais elle viendra du langage et non de la comptabilisation de l’existence.
    cordialement. http://ddacoudre.over-blog.com/pages/Nous-ne-pourrons-pas-survivre-a-une-societe-qui-ne-reduit-l-existence-humaine-qu-a-une-valeur-compta-7612473.html.


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