mardi 3 mars 2020 - par Patrice Bravo

Syrie vs Turquie. Et l’Otan ?

La politique contemporaine turque est fort complexe. D’un côté ses aspirations souverainistes ne sont pas à démontrer. D’un autre, une vision ouvertement pro-islamiste d’une partie notable de ses élites actuelles, alliée au membership otanesque, constituent ensemble un cocktail de choc, pouvant exploser à tout moment tellement les ingrédients le composant sont infernaux. Les événements en cours dans la Syrie voisine, notamment dans la province d’Idlib, le confirment pleinement.

Si l’islamisme fait bien souvent bon ménage avec l’atlantisme, du moment que cela arrange les intérêts géopolitiques de chacun, le souverainisme eurasien ne peut se joindre aux deux premiers. Telle est, en très bref, la particularité de la Turquie d’Erdogan. En termes de perspectives, ce jeu turc de la double, voire de la triple chaise, ne risque-t-il pas tout simplement d’anéantir les projets ambitieux d’Ankara ?

Alors que l’islamisme politique et le soutien aux divers groupes extrémistes, y compris salafistes, contredit effectivement l’héritage laïc d’Atatürk, les rapports qu’entretient Erdogan avec l’Otan sont eux aussi, pour le moins… très particuliers. Lorsqu’il s’agit de s’adonner à des aventures militaires en Syrie ou en Libye, Ankara ne coordonne pas vraiment ses actions avec ses alliés otanesques. Et ne fait qu’agir selon ce qu’elle considère ses propres intérêts. Mais du moment qu’elle se retrouve face à des forces capables de la stopper, comme c’est le cas aujourd’hui en Syrie – elle active immédiatement le bouton « Help » auprès de ses partenaires de l’Otan. Tel un adolescent jouant au dur devant ses camarades, pour après les appeler au secours car ayant reçu une riposte digne de ce nom. Une virilité alliée à l’anti-virilité absolue en un seul package.

Donc ce que fait en réalité la Turquie, c’est d’entamer des actions sans concertation avec ses alliés de l’Otan dans un premier temps, mais au moindre souci crier quant à la nécessité pour eux de la faire protéger. Un jour contre la Syrie du président Assad, un autre contre la Russie de Poutine, demain ce sera peut-être quelqu’un autre. Peut-être même la Chine où la Turquie tente d’instrumentaliser depuis un bon moment le prétendu problème ouighour.

En d’autres termes : je suis fort, je n’ai besoin de personne. Et puis tout à coup : venez me protéger ! Le souci pour Ankara c’est qu’en continuant à jouer à ce jeu, elle risque, au final, de perdre toute la mise. La Turquie, faisant qu’on le veuille ou non, partie de la grande famille eurasienne, pouvait profiter des opportunités qui lui étaient offertes par les puissances mondiales et régionales indépendantes, que ce soit la Russie, l’Iran ou la Chine. Elle avait aussi une occasion unique d’aller dans le sens de la normalisation des relations avec la République arabe syrienne – et un premier pas avait été fait en ce sens en janvier dernier lorsque les chefs des services de renseignement syriens et turcs s’étaient rencontrés à Moscou, formalisant ainsi leur premier contact depuis le début de la guerre qui fut imposée à la Syrie. Désormais et au vu des événements en cours à Idlib, notamment l’engagement turc en faveur des terroristes déclarés, y compris ceux d’Al-Qaida, c’est gâché.

C’est d’ailleurs l’idée partagée par le parti politique turc Vatan, selon lequel si la Turquie lance une guerre contre la Syrie, elle peut tomber dans un piège préparé par les Etats-Unis et Israël et perdre des alliés comme la Russie, la Chine, l’Iran et l’Irak – une annonce qui a été faite le 26 février dernier.

Effectivement, le temps est venu pour que la Turquie d’Erdogan fasse un choix. Et non plus un choix situationnel, mais bel et bien sur du moyen-long terme. A défaut de quoi, elle risque de perdre tout.

Aussi, et plus particulièrement dans la situation en cours en Syrie, il serait difficile de ne pas aborder l’approche hypocrite et ouvertement malhonnête de l’establishment occidental – étasunien en tête, européiste en bon suiveur. A savoir que lorsqu’Ankara avait lancé son offensive contre les forces kurdes – alliées des USA, ce même establishment criait au scandale, menaçant même la Turquie de sanctions. Désormais, ces mêmes silhouettes jurent leur solidarité avec Ankara à Idlib (et donc approuvent aussi les actions des terroristes) contre les forces gouvernementales syriennes. Un monde de fous direz-vous ? Et ce ne serait pas loin de la vérité.

Quoi qu’il en soit, ni l’Otan, ni l’Occident en général ne sauveront la Turquie. C’est un fait. L’histoire retiendra tout de même que la Turquie d’Erdogan, lorsque cela l’arrange, adore appeler au secours ses alliés otanesques, y compris si pour cela il faut les mettre en péril. Concernant la partie islamiste de la question, l’histoire retiendra aussi que la Turquie d’Erdogan a choisi de défendre des extrémistes de la pire espèce, y compris affiliés à Al-Qaida, contre une armée légitime en train de libérer son territoire national. Quant à l’intégration eurasienne, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Iran, n’ont besoin d’alliés – amis des salafistes. Partenaires de circonstances – peut-être. Pour aller plus loin – non merci. La rencontre Poutine-Erdogan dans les prochains jours sera certainement décisive. A condition encore d’avoir lieu – si le président turc commet une quelconque erreur comparable à celle de novembre 2015, elle risquerait tout simplement de ne pas avoir lieu, avec en prime des conséquences fortement sérieuses. Il est encore temps de revenir à la raison. L’avenir nous situera.

Mikhail Gamandiy-Egorov

 

Source : http://www.observateurcontinental.fr/?module=articles&action=view&id=1421



6 réactions


  • Clark Kent Séraphin Lampion 3 mars 2020 18:22

    Tout cela n’est compréhensible qu’à travers le prisme des frères musulmans. Après le « printemps arabe » en Égypte, en Libye, en Syrie, au Bahreïn puis au Yémen, les régimes arabes ont compris le danger que représentait pour eux ce mouvement de contestation. Ils se sont retournés contre la chaîne télévisée Aljzeera et ont commencé à prendre distance vis-à-vis du Qatar.

    Ils ont réprimé partout l’organisation transnationale des « frères ». Les Émirats Arabes Unis et l’Égypte ont décrété la Confrérie organisation terroriste. L’organisation tunisienne, qui redoutait également d’être interdite, a été contrainte de signer un pacte constitutionnel, renonçant à la charia, à l’inégalité des femmes et acceptant la liberté de conscience34.

    Après que le pouvoir égyptien ait emprisonné en juillet 2013 la direction mondiale des Frères, l’organisation est passée sous la tutelle de la Turquie et du Qatar, ce qui a provoqué une hostilité croissante des États arabes, en particulier avec l’embargo imposé au Qatar en 2017. Les « frères » ont intensifié leur contrôle sur la Turquie, notamment dans les mois qui ont suivi le coup d’État de 2016. Bloqués dans le monde arabe, les Frères musulmans se redéploient vers l’Europe avec le soutien du gouvernement turc.

    L’affaire Jamal Khashoggi est un épisode « chaud » de ce feuilleton souvent ignoré par les occidentaux disposant d’une optique faussée par leur propre propagande.


  • jef88 jef88 3 mars 2020 18:45

    Et l’OTAN ? Mais aussi et l’ONU ....

    C’est son rôle de faire régner la paix dans le monde .........................


    • Clark Kent Séraphin Lampion 3 mars 2020 19:01

      @jef88

      La paix… et la sécurité !

      Kofi Annan avait proposé aux États membres une réforme de l’administration de l’ONU, attendue par les dirigeants mondiaux après une série de scandales. Ces mesures allaient de la délocalisation de certains services au renforcement du système de passation des marchés mis à mal par le scandale du programme « pétrole contre nourriture » de l’ONU en Irak et la mise au jour de pratiques contestables dans le secteur du maintien de la paix, ayant occasionné des dizaines de millions de dollars de pertes pour l’Organisation. Rien n’a été fait.

      En 2010, quand un séisme a provoqué un désastre à Haïti, l’ONU s’est montrée incapable de coordonner l’aide, et c’est finalement l’armée américaine qui a joué un rôle clé. L’organisation internationale avait été dépassée à peine un mois auparavant lors de la Conférence de Copenhague sur les changements climatiques, les États-Unis et la Chine avaient alors conclu des accords seuls.

      Les nominations de personnes non compétentes et les copinages avec des pays enfreignant ostensiblement les « droits de l’homme » paralysent cet organisme et certains conflits se produisent sans aucune intervention de sa part et les principes fondateurs des Nations Unies sont violés par des pays siégeant au conseil de sécurité de l’ONU, notamment dans les cas de la Yougoslavie, de l’Irak et de la Libye.

      Alors l’ONU…


  • caillou14 rita 4 mars 2020 11:01

    Dans la région, la clé est entre les mains de Poutine ?

    Il soutien la Syrie, mais vend des armes aux Turcs ?

    A lui de faire un choix ?


  • Sinbuck Sinbuck 5 mars 2020 08:52

    Article intéressant dont je partage les arguments et les interrogations.

    « Erdogan a choisi de défendre des extrémistes de la pire espèce, y compris affiliés à Al-Qaida, contre une armée légitime en train de libérer son territoire national »

    Fabius aussi, en son temps, considérait qu’al-Nosra « faisait du bon boulot en Syrie ». C’est bizarre et lâche, ça pue les connivences secrètes (et otanesques).

    Erdogan devient excessif, en 15 ans la Turquie a beaucoup changé sous l’impulsion de cet homme de poigne qui a stimulé la croissance quand même. 

    En 2008 Erdogan m’a salué (directement en ouvrant la fenêtre), il roulait au pas sur un chemin de Terre à l’arrière de sa belle voiture blindée, au côté de sa femme et aux abords d’Ani l’ancienne capitale de l’Arménie dans un cortège qui rassemblait Sakasvilli (Géorgie) et le président de l’Azarbdjian. Je me trouvait là par hasard et j’allais visiter Ani. J’étais avec ma femme et nous étions les seuls occidentaux parmi les quelques personnes (une centaine de personnes sur 100 m) nous étions bloqués là par la gendarmerie des 2 côtés de la route juste à la sortie des remparts d’Ani.

    L’invasion de la Syrie par Erdogan est une honte pour la Turquie mais aussi pour la communauté internationale qui laisse faire. Et cette situation arrange bien les U.S (et les Européens) qui ont une dette envers les Kurdes. Tout cela est très curieux, soit le système est chaotique, soit des « liens secrets » entre certains pays m’échappent.

    Erdogan a sans doute une vision hégémonique, il dirige la Turquie avec autorité et je ne sais pas si les turcs sont favorables à cette intervention militaire. Je dois y retourner l’été prochain (voiture et camping sauvage) pour montrer à mes enfants la beauté de ce pays... Je ferai mon propre sondage.

    Les Kurdes sont dénigrés par la Turquie mais également par l’Iran, et pourtant en 2008 j’ai rencontré des kurdes bien heureux en Turquie et j’attends également (comme l’auteur) beaucoup de la rencontre avec Poutine pour y voir plus clair... Il me semble qu’un journaliste de Spoutnik a été agressé par l’armée turque (je crois) en début de semaine et c’est pas bon signe...


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