Toponymie parisienne : Auber qui rit, Haydn qui pleure
Beaucoup d’êtres humains, dans leur vanité, rêvent de laisser une trace de leur séjour terrestre, ne serait-ce que sous la forme d’un simple nom de rue. Bien peu y parviennent. Quelques obscures célébrités du passé n’en ont pas moins remarquablement tiré leur épingle du jeu dans des domaines variés. Parfois aux dépens de personnages beaucoup plus talentueux et illustres qu’eux. Tel est le cas pour les compositeurs classiques honorés par la voirie parisienne. Ce ne sont ni Bach, ni Beethoven, ni Mozart qui bénéficient de la plus grande notoriété, mais… Auber. Grâce à la Mairie de Paris et à la RATP !
Comme chacun sait, la dénomination des stations et des gares du réseau ferré parisien (métro, RER, tramway) est, dans la presque totalité des cas, directement liée à la toponymie locale. Nom de commune, de lieu-dit, d’artère, de monument, peu importe, pourvu que la notoriété locale du nom soit de nature à faciliter l’orientation des voyageurs. Néanmoins, l’usage en matière de dénomination veut généralement que les gestionnaires de la RATP choisissent comme référence la voie la plus directement desservie ou le carrefour le plus proche (la station Réaumur-Sébastopol, par exemple, est située au carrefour de la rue Réaumur et du boulevard de Sébastopol).
C’est ainsi que, par la grâce de l’implantation d’une station de métro, de RER ou de tramway, nombre de personnalités oubliées depuis des lustres ont connu un inattendu regain de notoriété. Qui, de nos jours, hormis quelques érudits, se souviendrait de l’indépendantiste grec Botzaris, du médecin napoléonien Corvisart ou du général Lourmel ? Assurément bien peu de monde, exception faite, ici et là, de quelques usagers, particulièrement curieux, des lignes de métro 7 bis, 6 et 8, ou de rares habitants, tout aussi curieux, des voies qui honorent les noms de ces personnalités du passé.
Et ce ne sont pas les légions d’anciennes gloires de la culture, des sciences, de l’industrie ou de la politique tombées dans un profond anonymat qui, de leur voix indignée d’outre-tombe, démentiront ce constat, aussi atterrées soient-elles d’avoir été remisées aux oubliettes de la célébrité. Et au profit de qui ? De sportifs bourrés d’EPO, d’animateurs de shows vulgaires, de chanteurs sans texte ni voix, de rappeurs sulfureux, et même de pathétiques héroïnes de télé-réalité prêtes à tous les excès pour voir leur photo à la « Une » de Closer ou de Gala. Toutes personnes médiatisées dont la moindre flatulence verbale est portée aux nues, likée sur les réseaux sociaux par des « amis » numériques dont l’horizon se limite trop souvent à l’écran de leur smartphone.
Mac Donald lui-même disparaît progressivement de nos mémoires. Il eût pourtant suffi de lui dédier une station de métro, voire de tramway, aussi modeste et éloignée des quartiers historiques de la capitale soit-elle, pour enrayer cet insidieux processus d’oubli. Au risque, il est vrai, d’effacer définitivement le maréchal d’empire, héros de la glorieuse bataille de Wagram, sous le roi du fast-food et de la malbouffe. Car il faut bien le reconnaître, le métro ne confère, le plus souvent, qu’une notoriété de façade derrière laquelle, à l’instar des décors de cinéma, l’on ne trouve que le vide poussiéreux des lacunes culturelles.
Pour illustrer ce propos, quel plus bel exemple que Daniel-François-Esprit Auber ? Voilà un nom familier à des millions de personnes, non seulement en région parisienne, mais également bien au-delà de nos frontières nationales. Un nom dont pourtant bien peu de Franciliens soupçonnent l’origine. S’il n’était un homme d’esprit, Auber en frémirait de courroux ou, vexé, se draperait dans sa dignité outragée ! Mais, depuis le temps qu’il compose pour les chœurs célestes – il est mort en 1871 –, l’auteur du Domino noir, de Fra Diavolo et de Marco Spada s’est forgé une solide philosophie et se contente désormais d’une moue de commisération pour ses infortunés confrères oubliés de la toponymie et par conséquent privés de la futile notoriété que confère la présence dans les guides des rues de Paris.
Une centaine de compositeurs sont en effet honorés par la voirie parisienne. Et si Bach, Beethoven, Mozart, Rossini ou Schubert restent connus de tous – fut-ce de manière superficielle –, il n’en va pas de même pour Cimarosa, Gluck ou Pergolèse dont l’étoile pâlit inexorablement dans la culture contemporaine. Quant à Bruneau, Chausson, Méhul – à qui l’on doit pourtant le Chant du départ –, Reyer ou Spontini, disons-le tout net : nul ne se soucie plus de ce qu’ils furent ! Mais au moins ces musiciens-là ont-ils laissé une trace dans le répertoire des voies et espaces verts de la capitale alors que des compositeurs majeurs comme Mahler, Schumann, Telemann et surtout le génial Haydn, créateur de la symphonie classique, restent à ce jour désespérément snobés par la Ville de Paris.
De tous les compositeurs présents sur les plaques de rue émaillées de Paris, c’est donc Auber qui, bien aidé par la RATP, a le mieux résisté à cette injuste disgrâce : l’oubli. Un oubli dont Lamartine a fort justement écrit qu’« il drape les morts d’un second linceul. » Et tant pis si Auber doit cet inespéré sursaut de notoriété à la proximité de la gare éponyme du RER A avec les temples du consumérisme que sont les Galeries Lafayette et le Printemps Haussmann ! Pour n’être pas absolu, l’hommage conjugué de la voirie parisienne et du réseau ferré de la capitale n’est finalement pas d’un si mauvais aloi !
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