Tunisie : l’Inquisition légalisée dans la constitution
Le 28 mars 2012, la justice tunisienne, sous la férule des Frères Musulmans, a condamné deux jeunes blogueurs, Jabeur Mejri et son ami Ghazi Beji, à une peine d’emprisonnement de sept ans et demi et à une amende de 1200 dinars (600 €) chacun, pour la publication sur Internet de dessins et de caricatures représentant le prophète Mahomet et pour un livre critiquant l’Islam. Ils ont été reconnus coupables d’avoir « insulté les autres via des réseaux publics de communication » et de diffusion de publications et d’écrits qui pourraient « troubler l’ordre public » et « transgresser la morale ». En réalité, Jabeur Mejri a été condamné pour avoir déclaré à la police, lors de son arrestation : « Je ne reconnais pas la religion islamique et je suis athée ». Ghazi Beji, lui, a été condamné pour avoir publié un livre satirique intitulé "L’illusion de l’Islam".
Ces deux jeunes naïfs pensaient être dans un pays dans lequel la liberté d’expression était un acquis de la "révolution de jasmin". Ils se sont lourdement trompés, car il s’agissait, en réalité, d’une « contre-révolution de cactus » : la Tunisie est retombée à pleins pieds dans l’équivalent du Haut Moyen Âge européen, époque de la sainte Inquisition.
En effet, l’Assemblée Constituante provisoire-qui-dure vient d’inscrire dans l’article-6 de la nouvelle Constitution une clause inquisitoire :
"L'État est le gardien de la religion. …. L'État s'engage à diffuser les valeurs de la modération et de la tolérance et à la protection du sacré et l'interdiction de toute atteinte à celui-ci".
Ceci, après avoir affirmé, pour ceux qui l’auraient oublié, que la seule religion officielle est l’islam et que la seule langue officielle est la langue arabe,
langue zombie que personne n'utilise dans sa vie courante.
Au nom de la protection du sacré, cet article-6 laisse le champ libre aux interprétations les plus liberticides :
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Cette notion est dangereuse pour les droits de l'homme car le vaste champ du sacré, qui n'a ni définition ni contour, pourrait être étendu à l'infini. Les lois sur le blasphème ont souvent servi d'instruments commodes aux autorités pour museler les critiques, réprimer les interprétations non orthodoxes de la religion, ou imposer un ordre moral qui détruit les libertés.
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Les interprétations orthodoxes des textes sacrés, qui contiennent des dogmes considérés comme immuables, sapent toute possibilité de critique et de contestation. Il est désormais impossible, sous peine de tomber sous le coup de la loi, de réinterpréter une autre lecture du Coran que celles officiellement reconnues (mais personne ne sait exactement lesquelles : malékite ? hanéfite ? wahhabite ? chiite ? …)
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Cet article-6 est en complète contradiction avec l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : "les interdictions des manifestations de manque de respect à l'égard d'une religion ou d'un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte", sauf lorsqu'elles constituent des appels à "la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence". De fait, la Tunisie se met en marge de la communauté internationale, et se comporte donc en état voyou.
En réalité, le monde musulman a toujours été soumis à l’inquisition. Depuis l’aube de l’islam, au 8e siècle, cette inquisition ne s’est pas limitée à la persécution des libres penseurs (athées, agnostiques ou adeptes d'autres interprétations de la religion), mais elle s’est aussi attaquée à de multiples comportements considérés comme blasphématoires.
Comme le précise Wikpédia , "l'hérésie n'est pas seulement affaire de doctrine : elle est vue comme un crime global contre Dieu, les princes, la société — ce qui revient au même. Étant une rupture du lien social, la lutte contre l'hérésie est une question d'ordre public. Les princes sont donc intéressés par sa répression à plusieurs titres, et l'autorité civile, pour préserver l'ordre public, se met à lutter contre des hérésies et sanctionner des hérétiques".
C’est bien là le but de l’article-6 de la Constitution tunisienne, votée en ce début d’année 2014.
La zandaqa, ou les débuts de l’Inquisition
Le mot « zindiq », d’origine persane est synonyme du motكافر kâfir ou ملحد mulhid (mécréant, incroyant, infidèle, hérétique). Selon l’érudit et bibliographe Ibn al-Nadim (mort en 998), le terme zindiq aurait fait son apparition pour la première fois en 742, date de l’exécution de ben Dirham, le premier musulman à avoir soutenu que le Coran a été écrit par des hommes et n’est pas un message divin. Mais le terme zindiq est resté vague et imprécis à dessein : il vise tout individu dont les attitudes ou les idées sont considérées comme une menace pour le pouvoir politique et/ou religieux en place.
Cependant, il faut attendre le règne du calife abbasside al-Mansour (754-773) pour voir la répression, pour fait de zandaqa, s’étendre et se systématiser. Comme l’a remarqué al-Ghazâlî - soufi et philosophe (1058-1111)- la zandaqa expose à deux conséquences : (i) condamnation à mort et confiscation des biens et (ii) présomption de dam éternel.
Les listes des zindiq qui ont été suppliciés contiennent des noms de personnalités venues de tous les horizons sociaux, politiques, religieux et culturels. Il y a des littérateurs, des poètes, des médecins, des traducteurs et des philosophes. On n'y trouve ni des gens du peuple, ni des analphabètes, ni des voleurs, ni des assassins et autres satrapes, car ils ne représentent aucun danger pour "le sabre et la religion". Tous les zindiq s’opposaient, d’une façon ou d’une autre, au pouvoir politique, à l’orthodoxie et au dogme religieux en vigueur.
Parmi les premières victimes de l'inquisition islamique, la plus célèbre fut le moraliste et fabuliste Ibn al-Muqaffa’ (*) dont l’exécution, vers 757, restera une tragédie, une honte et un acte de barbarie sans pareil dans l’histoire arabo-musulmane. L’horreur du supplice est indescriptible. Elle traduit la haine farouche que suscitaient la zandaqa et les zindiq. Ce supplicié de Bassora n’était pas la seule et unique victime de cette haine. Nombreux étaient ceux qui partagèrent son terrible sort. Mais cette exécution se voulait exemplaire et symbolique.
Avec l’accession au pouvoir d’al-Malik en 775, l’accusation de zandaqa change de perspective et de méthode : elle s’institutionnalise. Traquer le zindiq devient une charge étatique et un devoir incombant aux hommes de religion, jurisconsultes et théologiens. On voit apparaître, à cette époque, le « sahib al-zanadiqa ». C’est un fonctionnaire de l’État, un super-commissaire chargé, à la tête d’une police spéciale, de rechercher les zindiq, de les juger, de réclamer d’eux d’abjurer leurs idées et de faire acte de rétraction publique. Tout refus d’obtempérer entraîne le châtiment suprême.
Aujourd’hui, le même système est pratiqué en Arabie Saoudite (et les Frères Musulmans voudraient bien l’appliquer en Tunisie, en Libye et en Egypte). Le pays tout entier est considéré comme « une grande mosquée ». Dès les premières années du wahhabisme, aux 18
e et 19
e siècles, l'expansion du
wahhabisme à l'intérieur du pays a requis l'aide d'une milice de soldats volontaires, véritable police des mœurs, les
muttawwi‘în, « pour prévenir le vice et protéger la vertu ». Ils sont chargés aussi bien de détruire les idoles que de briser les amulettes. Ils répriment les pratiques religieuses fautives. Ces barbus circulent un bâton à la main et n'hésitent pas à s'en servir contre les « délinquants religieux ». Veiller aux "bonnes mœurs" est leur objectif. Ils sont particulièrement attentifs à s'assurer que les femmes sont couvertes de la tête aux pieds, y compris le visage, par l'
abbaya, cette grande pièce de tissu noir ; qu'elles ne conduisent pas de voiture – décret royal pris en 1957 par le roi Saoud – ; qu'elles ne sortent pas seules mais accompagnées d'un parent mâle de leur famille. Ils font fermer les restaurants où se produisent des musiciens. Ils interviennent dans les lieux où ils soupçonnent que l'on boit de l'alcool ou que l'on joue de la musique. Ils interdisent les sapins de Noël considérés comme des objets de pratique idolâtre, ainsi que les bibles et les objets en forme de croix. Ils pénètrent sans autorisation dans les domiciles suspects à leurs yeux et importunent les passants pris en faute, même s'ils sont étrangers. Le zèle de ces inquisiteurs musulmans peut se révéler extrêmement dangereux pour les Saoudiens pris en infraction. Les peines prononcées par la justice wahhabite sont celles de la
charia selon la stricte interprétation wahhabite, la plus réactionnaire qui soit. Les exécutions capitales se font en public par décapitation au sabre, généralement le vendredi après la prière du matin. La flagellation et l'amputation figurent parmi les peines prononcées par les tribunaux islamiques. La lapidation pour adultère fait toujours partie de l'arsenal juridique. On ne saurait oublier l'exécution pour adultère en 1978 de la princesse Michad, âgée de dix-neuf ans et qui avait été mariée d'autorité. Ce pays exemplaire est l’ami intouchable de l’Occident donneur de leçons de démocratie et de droits de l’homme. Comme on dit en informatique, il y a une bogue quelque part !
L’inquisition islamique officialisée
On parle souvent de la religion comme étant contraire à la raison et qu’elle enfante l’inquisition et l’obscurantisme. Or dans l’histoire de la pensée musulmane, il y a un fait d’histoire étonnant à plus d’un titre. Contrairement à l’histoire de la religion chrétienne, la première école de théologie musulmane qui a légalisé l’inquisition est celle des
Mutazilites, école rationaliste au premier degré. Le mutazilisme était profondément influencé par le rationalisme d'Aristote et affirmait que la foi et la pratique religieuse devaient être dirigées par la raison. Cela allait à l'encontre de la tradition sunnite qui dit que chacun doit trouver toutes les réponses dans la lecture littérale du Coran et des
hadiths (l'ensemble des traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet et de ses compagnons).
Le troisième calife abbasside Al-Mahdî (qui régna de 775 à 785), avait déclaré que le calife n'était pas seulement un souverain, mais qu'il était de son devoir de définir l'orthodoxie religieuse afin de maintenir la cohésion de la communauté des croyants (Oumma). Ainsi, en 828, le calife Al-Ma'mûn créait un tribunal inquisitorial chargé du contrôle de l'orthodoxie religieuse : la mihna (محنة, épreuve). Et en 833, le mutazilisme devient la croyance officielle à la cour du califat abbasside.
Les sanctions imposées par la mihna devinrent de plus en plus difficiles à supporter pour les oulémas qui s'unirent pour s'y opposer. Cette situation a perduré jusqu'en 848 quand le calife Al-Mutawakkil est revenu à la tradition en abandonnant le mutazilisme. Le pouvoir religieux des califes en sortit diminué au profit de celui des oulémas.
Cette période est appelée période de l'Épreuve, de l'Inquisition.
Mille cent soixante six ans après sa création, la Tunisie vient de la rétablir constitutionnellement.
Conclusion
Dorénavant, l’Islam est considéré comme religion de l’État, qui régente le quotidien des gens afin de les assujettir à l’ordre établi : présidentiel, monarchique, ecclésiastique, tribal ou patriarcal. Certes, chaque pays musulman a sa propre spécificité culturelle et historique, mais il n’en demeure pas moins que la religion, comme paradigme politique, enchaîne l’ensemble islamique dans le projet de "la cité idéale" de l’islam primitif. Comme à l’époque du haut Moyen Âge européen, l'hérétique est considéré aujourd’hui comme un lépreux qu'il faut éloigner du corps sain des fidèles.
Parlant de l’Inquisition, Régine Pernoud écrit :
« Tout accident spirituel semble dans ce contexte plus grave qu'un accident physique. (…). Sous bien des rapports, l'Inquisition fut la réaction de défense d'une société pour laquelle, à tort ou à raison, la préservation de la foi semblait aussi importante que de nos jours celle de la santé physique. ».
Cette assertion s’applique parfaitement aux sociétés arabo-musulmanes contemporaines.
(*) Ibn Al-moqaffa' est notamment l’auteur du recueil intitulé Kalîla wa Dimna, une traduction d’une compilation de fables animalières du Pañchatantra (contes indiens) vers 750. Ibn Al-moqaffa' surpassait par l'élégance de sa prose tous les hommes de son temps Ses ouvrages, fort critiques vis-à-vis du pouvoir en place, préfigurent les premières théories d'éthique gouvernementale dans l'Islam médiéval. Bien que sa conversion à la religion musulmane soit restée suspecte aux yeux de l'orthodoxie, les raisons de son exécution par le calife sont d'ordre politique et idéologique. Le poète français Jean de La Fontaine inspiré par Kalîla wa Dimna vers 1644, fit une adaptation de ces fables en français sous le titre « le Livre de lumières » (quelques fables bien connues : Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, Les Deux Pigeons, La Laitière et le Pot au lait). Wikipédia.