samedi 22 janvier 2011 - par
Tunisie : le cruel jeu de mots du « Canard Enchaîné » sur le gouvernement français
Le Canard Enchaîné n’a pas son pareil pour stigmatiser un événement par la majesté d’un jeu de mots qui fait mouche et date.
Quelques perles historiques fameuses
- On garde ainsi en mémoire sa dénonciation du pape Paul VI en juillet 1968 qui condamnait la contraception : « Le pape n’a rien compris au préservatif : la preuve ? Il le met à l’index ! »
- Sa célébration de la mort de Franco, le 20 novembre 1975, n’était pas moins réjouissante : « Incroyable ! Franco passe l’arme à gauche ! ».
- Le 28 janvier 1987, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur qui niait farouchement avoir fait délivrer un vrai faux-passeport à un individu pour le soustraire aux recherches judiciaires dans « l’affaire du Carrefour du développement » avait été appelé avec déférence « l’homme qui dément comme il respire ».
- Plus récemment, l’hebdomadaire avait rendu hommage à l’auteur de l’attentat à la chaussure contre l’ex-président Georges W. Bush, en Irak, le 14 décembre 2009, en ces termes : « Attentat à la chaussure en Irak : à bas Bush ! » (1)
Ben Ali et alibi, c’est kif-kif
Le jeu de mots dont Le Canard Enchaîné vient de saluer la chute du tyran tunisien, s’inscrit dans la même veine de la même verve : « Tunisie : Sarko, Alliot-Marie, Mitterrand n’ont rien vu venir : ils n’ont aucun Ben Alibi ! »
Rien n’est parfois plus sérieux qu’un jeu de mots. L’économie de moyens qu’il mobilise ne donne que plus d’éclat aux idées les plus éloignées qu’il fait s’entrechoquer. Le Canard Enchaîné réédite avec le patronyme de Ben Ali le même exploit qu’il avait réalisé avec celui de Bush.
Le prénom arabe « Ali » est proche d’un mot français tiré du latin « alibi » dont use un accusé pour se disculper en prétendant qu’il était « ailleurs » et non sur les lieux du crime commis. « Ali » a même tout l’air d’être le commencement du mot « alibi ». De là à croire – Mektoub ! – que ce nom prédestinait l’individu à la fonction, il n’y a qu’un pas que le jeu de mots franchit allègrement. L’hebdomadaire s’empare donc de cette quasi-équation de sons désignant des objets très éloignés et la fait passer pour une équation de sens : « Ben Ali » et « alibi », c’est kif-kif !
Le soutien français à Ben Ali stigmatisé par le jeu de mots
Les excellentes relations que le gouvernement français entretenait avec le dictateur tunisien, se retrouvent du coup inscrites dans une partie du patronyme de ce dernier. Son soutien sans faille à Ben Ali a, en effet, été justifié par la fonction de rempart contre l’Islamisme qui lui était reconnue. Ce rôle prêté à Ben Ali était donc « un alibi » qui permettait de fermer les yeux sur le régime autoritaire qu’il imposait à la Tunisie et le système de corruption clanique qu’il avait institué.
Mais le jeu de mots du Canard Enchaîné stigmatise aussi l’aveuglement du gouvernement français qu’a révélé la fuite de Ben Ali. Sa complaisance envers lui s’est doublée d’une ignorance des forces de résistance souterraines qui étaient pourtant à l’œuvre au sein du peuple tunisien : le gouvernement français ne peut plus alléguer cette fois le moindre « Ben-Alibi » pour justifier son indifférence : il s'est enfui comme un voleur ! Mieux, par ses exactions et la mise en coupe réglée du pays, la dictature de Ben Ali n’a-t-elle pas fait le lit de l’Islamisme ? Si c’est ce que l’avenir réserve, le gouvernement français n’aura plus décidément « aucun bon alibi ».
On se demande à quoi sert un personnel diplomatique entretenu à grands frais. Les Américains, eux du moins, n’ont pas été pris de court : on sait depuis les révélations de Wikileaks que l’ambassade américaine était très sévère envers le gouvernement Ben Ali qu’elle traitait de « mafia ».
Telle est la performance du jeu de mots ! En provoquant par les sons ou les sens propres et figurés une collision entre deux idées apparemment les plus éloignées qui soient, il en fait jaillir d’autres dont la pertinence inattendue provoque le sourire. C’est ce qui le rend redoutable. Il arrache l’adhésion des lecteurs en « mettant les rieurs de son côté » même si, comme aujourd’hui, on rit plutôt jaune. Paul Villach
(1) Paul Villach, « Ces chaussures lancées à la figure de Bush : un beau jeu de mots du Canard en hommage », AgoraVox, 22 décembre 2009