Vers une société de l’accès et de la désargence ?
L'imminence d’un effondrement simplifierait-elle le passage d’une société marchande à une société postmonétaire ? Le sens de l’histoire serait-il d’« entrer en désargence » vers un système d’accès généralisé sans impératif de profit ? Pourquoi ne pas « mettre en accès libre ce qui est nécessaire pour vivre » ?
La planète et la vie de ses habitants sans lendemain sont-elles à vendre voire à brader ? Au profit de qui ? Et à qui profiterait un effondrement "civilisationnel" tant de fois claironné ?
Jean-François Aupetitgendre et Marc Chinal rappellent que « nous sommes prisonniers d’une équation monétaire infernale ». Celle dont l’écrasante majorité fait l’expérience à ses dépens sans en connaître toutes les variables : « Plus nos sociétés se perfectionnent, se civilisent et plus l’écart entre les riches et les pauvres se creuse, plus les uns occupent la scène, plus les autres deviennent invisibles, plus les uns deviennent importants, plus les autres deviennent « superflus ».
Si la « logique » de « l’argent » est de se concentrer entre des mains de moins en moins nombreuses (et partageuses...) au sommet de la chaîne alimentaire, pourquoi ne pas « abandonner ce qui nous détruit » et repartir du postulat qu’il n’a plus cours ? Si « l’argent » est « le problème » et non la solution facilitant les relations humaines, pourquoi ne pas... en « faire l’économie », en toute simplicité volontaire ?
Pourquoi ne pas se désenvoûter du totem-argent érigé en absurde « fin en soi » contraignant à travailler toujours plus pour « moins que rien », en ces temps d’obsolescence accélérée de l’humain ? Pourquoi ne pas inventer la société de la désargence, de la bienveillance et de l’accès plutôt que celle de la surveillance généralisée et de la stigmatisation de ceux qui n’ont rien - et ne « sont rien » ?
Pourquoi ne pas reconstruire une maison commune « fondée sur l’accès et non l’échange marchand, sur l’entraide et non la concurrence, sur le commun et non le profit » ?
Pour Jean-François Aupetitgendre et Marc Chinal, « il ne s’agit plus de mieux gérer le capital mais d’abolir le capital, donc l’échange marchand qui le rend indispensable » dans un monde où « certains s’arrogent le droit de capter des ressources bien au-delà du raisonnable et privent les autres de l’essentiel ».
En cette époque sans horizon autre qu’apocalyptique, les choix technologiques « sont tous faussés par le système marchand et la nécessité absolue d’intégrer en toute action un profit financier ». Ainsi, un médicament qui guérit passe pour une « aberration économique » : pour quoi faire, quand la maladie est « source de profits » ? A l’évidence, ce système-là est dénué de toute pertinence tant économique et éthique qu’anthropologique.
Dans une société véritablement « inclusive », il ne devrait plus être possible de faire mourir les gens de pauvreté en leur interdisant l’accès à ce qui leur suffirait pour vivre. Pour les deux auteurs, « la seule réponse c’est l’organisation de l’accès sans condition aux biens, services et savoirs ». Si « l’argent est un problème » pour qui en manque, pourquoi continuer à poser la question du bien-être social en termes monétaires ? Pourquoi ne pas aller directement à cette « société sans argent » et de l’accès qui ne se fonderait plus sur le mésusage monétaire comme instrument de pouvoir, de mesure et de répression consacrant les inégalités ? Une telle société abolirait-elle une fois pour toutes la peine de mort économique et sociale ?
« Licencier Ploutos »
Jean-François Aupetitgendre rappelle que seule une société débarrassée de l’impératif de profit et des enjeux financiers est « capable de rendre aux usagers la maîtrise de leurs usages et le contrôle des décisions qui sont prises en leur nom ».
Si le signe monétaire donne accès aux « produits et services »... lorsqu’on en a, il en interdit l’accès lorsqu’on en manque... « L’argent » a cessé de fonctionner comme lien social et moyen d’accès aux utilités réelles : alors qu’il ne vaut plus le métal qui lui servait de référent, il est à la source de tous les maux qui affligent la société. Il les exacerbe même de façon exponentielle dans l’actuelle phase de création monétaire débridée d’une économie casino en quête de rente perpétuelle. Aussi longtemps qu’il sera possible de l’accaparer, de l’accumuler et de spéculer sur la rareté organisée des biens vitaux ou sur des différentiels de prix, « l’argent » ne sert qu’à générer des « profits » indus...
La démonétisation de l’économie empêcherait « l’argent » de jouer contre les hommes sur une planète dévastée par nos errements prédateurs. Une économie de désargence et de l’accès libre permettrait de réorienter « la politique » vers un « bien commun » qui ne serait pas à la merci d’ « intérêts » diamétralement opposés... Un « monde meilleur » sera techniquement possible quand l’impossibilité de réaliser des « profits » monétaires dans une économie de désargence induirait mécaniquement la fin de l’obsolescence programmée, du gaspillage, du productivisme comme du consumérisme compulsifs et de la spéculation frénétique sur les raretés organisées.
Alors que « nous épuisons des quantités faramineuses de matières et d’énergie pour fabriquer des objets dont on n’a objectivement aucun besoin, voire des objets nous mettant nous-mêmes en péril », pourquoi ne pas passer à ce monde postmonétaire où le besoin de vendre à tout prix n’existerait plus ?
Bien évidemment, « l’entraide ne se construit pas dans la concurrence et l’exclusion qu’induit mécaniquement le système monétaire et marchand ». La « désargence » et l’accès libre permettraient-ils de refaire société sur un « récit fédérateur » et l’évidence d’une nouvelle « culture commune » ?
La maladie de la monnaie
Marc Chinal rappelle que « les consommations du monde réel ne suffisent plus à nourrir la machine économique monétaire ». D’où la déconnexion entre une finance parasitaire et une économie réelle parasitée : « La base de la monnaie, c’est la rareté relative ». Donc, pour qu’il y ait un riche, « il faut qu’il y ait des pauvres » - beaucoup de pauvres : « La monnaie pousse à exterminer les espèces animales et végétales, à piller et empoisonner l’environnement et transforme le prochain en ennemi commercial à qui il faut prendre son argent pour pouvoir vivre le tout dans un état d’esprit de court terme ».
Non seulement, la monnaie exclut ceux qui n’en ont pas mais elle se révèle aussi en outil de déresponsabilisation : « En générant l’envie d’en posséder, la monnaie donne le pouvoir à celui qui en a, mais elle engendre aussi de l’impuissance et amoindrit les savoir-faire à force de déléguer chez celui qui « paye quelqu’un » pour « faire les choses à sa place ».
Dans le système actuel, la surconsommation est nécessaire pour faire « tourner en permanence les flux monétaires » – d’où le recours aux artifices publicitaires ou l’obsolescence programmée. Les « riches » en « signes monétaires » auraient-il « intérêt à créer de la pénurie » pour augmenter la valeur de leurs possessions et creuser en abîme le fossé qui les sépare de leurs congenères ?
Assurément, dans un système postmonétaire, l’organisation délibérée de pénuries serait « sans intérêt » – et vécue comme nuisible.
Il n’est plus possible de l’ignorer : la monnaie est « un outil basé sur le manque, qui a horreur de l’abondance et qui pousse à la guerre commerciale ainsi qu’à l’exploitation jusqu’au-boutiste des ressources de la nature »... La concentration de « l’argent » entre peu de mains rend la propriété abusive et la planète inhabitable. Le système monétaire se nourrit de l’individualisme hédoniste, de l’éclatement familial (autant de doublons d’équipement...), de la conflictualité perpétuelle et de la division quitte à attiser la violence.
Une société a-monétaire rendrait impossible l’accaparement et l’accumulation sans fin, notamment de « biens » ou d’ « actifs immobiliers » susceptibles de servir de « logements » – « on ne peut pas être à plusieurs endroits à la fois ».
Une oasis postmonétaire ?
D’ores et déjà, il serait possible d’établir une « oasis postmonétaire ». Les deux auteurs fondent le principe d’une civilisation de l’accès sur la réciprocité et le partage des tâches dans la bienveillance : « J’apporte mon travail aux autres, je leur donne accès à mon travail, les autres me donnent accès à leur travail ».
Il y aura bien un « marché », non plus basé sur le gain monétaire mais sur les ressources disponibles d’une part et les besoins et désirs de l’autre. Une SCI (société civile immobilière) mettrait à disposition à titre gratuit des locaux ou des terres, aux « membres postmonétaires » d'une association loi 1901 (sans but lucratif ni vente d'aucune sorte). Les frais incompressibles (impôts) ainsi que les achats extérieurs nécessaires à la vie de cette oasis seraient financés par un fonds de dotation dont le but est de servir d'interface entre le monde monétaire et le monde postmonétaire, ceci afin de rendre impossible toute corruption du projet. Ces frais seront conjointement gérés par l'association à but non lucratif et le fonds de dotation. Les membres de l'association sont chargés d'entretenir et de faire vivre les biens mis à disposition.
Ainsi, ils « prêcheront » par l’exemple de manière à répondre du mieux possible à cette question lancinante : une telle organisation sans monnaie est-elle vraiment possible et satisfaisante pour tous ?
Une société a-monétaire suppose aussi la démonétisation des chaînes de production et la formation des citoyens à la mise en accès libre des biens : « La seule question est de savoir s’il est possible de répondre à la demande de chacun, sans nuire à personne, sans épuiser les ressources et sans mettre en danger l’équilibre biologique de ce qui nous entoure ».
Ne serait-il pas temps d’ « arrêter le travail pour se mettre enfin en activité » de « faire société » sans spoliation des uns au « profit » des autres ?
Toutes les utopies se voulant « écologiques » misent aveuglément sur « le numérique » mais les auteurs n’ignorent pas que celui-ci est « capté par la sphère marchande »...
Toutes commencent par la question du sens de l’existence : bien posée, elle ne distinguerait plus ceux qui « ont de l’argent » et ceux qui n’en ont pas plus que de Rolex marquant leur servitude chronométrée...
Une société de l’accès bien pensée ne se résignerait pas à faire le deuil d’elle-même. Mais elle interroge « le sujet » : pour quoi existe-t-il vraiment et de quoi est-il responsable ? Notre époque de slogans n’aurait-elle pas besoin, lorsque la mégamachine à valoriser sans fin se sera enrayée, du rappel martelé de certaines évidences comme : « sans argent nous serions tous riches », « sans la marchandise, les humains seraient d’un commerce bien plus agréable » ou « ne réparons plus ce qui nous détruit » ?
Aviveront-elles l’instinct de survie jusqu’à renverser l’insoutenable avant que l’illusionnisme monétaire ne calcine l’ultime possibilité d’avenir ?
Jean-François Aupetitgendre et Marc Chinal, Description du monde de demain – un monde sans monnaie ni troc ni échange : une civilisation de l’accès, éditions Réfléchir n’a jamais tué personne, 288 p., 23 €