Viktor Orbán : fasciste ou opportuniste ?
Salvini en Italie, Strache en Autriche, Le Pen en France, ainsi que les premier-ministres tchèque et polonais semblent (en apparence) se rallier au national-conservatisme de Viktor Orbán qui n'hésite d'ailleurs plus à s'affirmer comme un "ennemi" de Macron, au point que certains politologues voient les prochaines élections européennes comme un duel entre les deux hommes d'état. Le Parlement Européen vient, quant à lui, de le mettre en demeure pour "des atteintes répétées aux droits de l'homme" tandis que sa "loi anti-Soros" est vue par certains observateurs comme une réminiscence du régime sinistre de Horthy. Mais Viktor Orbán est-il vraiment un fasciste ou plutôt un opportuniste ? Un examen minutieux de son parcours s'impose pour trancher la question.
Né le 31 mai 1963 dans une famille de communistes convaincus, il a grandi dans le district semi-rural et peu peuplé du Fejér qui compte aujourd'hui un stade olympique et un musée à la gloire du leader. Il aurait lui-même milité dans les rangs des Jeunesses Communistes, chose qu'il tient à cacher. Après une brillante scolarité (surtout en anglais, langue qu'il affectionne) le jeune Viktor Orbán est admis en 1981 dans la prestigieuse Université Loránd Eötvös à Budapest qu'il quitte en 1987 avec une thèse sur le mouvement Solidarnosc. Il obtient en 1989 une bourse pour parfaire ses études post-doctorales à Oxford, ce qu'il affiche encore avec fierté, tout en omettant que ladite bourse lui a été accordée par… la Fondation Soros.
Le milliardaire américain d'origine hongroise avait en effet caressé le rêve d'introduire le libéralisme dans les pays de l'Est après la chute du régime communiste. Pour ce faire, il avait payé de sa poche afin de permettre à une jeune génération de libéraux de se parfaire en Occident et de constituer une avant-garde politique dans leurs pays d'origine. Le désormais "illibéral" Viktor Orbán était alors un adepte du marché et admirait Thatcher. Sentant le vent tourner dès les années 1980, il avait abandonné son militantisme communiste et relégué aux oubliettes au profit de penseurs libéraux. Dès 1988, il semble s'être inscrit au Fidesz, le parti aujourd'hui au pouvoir qui n'était alors qu'un think-tank de jeunes Hongrois libéraux. C'est aussi durant ces années qu'il semble également s'être converti au protestantisme, alors qu'il avait professé l'athéisme communiste dans son adolescence.
De retour en Hongrie en 1990, le jeune juriste se fait vite un nom par son charisme oratoire qui le propulse vite à la députation dès 1990 et à la présidence du Fidesz en 1993 à force d'intrigues. Mais voilà, le social-libéralisme laisse perplexes les Hongrois qui ne s'y reconnaissent pas : les élections législatives de 1994 confirment cet état de fait par une large victoire des anciens communistes. Aucun souci pour le caméléon Orbán qui délaisse le social-libéralisme pour un programme plus conservateur (sans renier encore l'appartenance libérale du parti). Ce nouveau programme semble plaire davantage à la population hongroise qui plébiscite le mouvement Fidesz aux législatives suivantes, en 1998. Orbán devient alors Premier-ministre à seulement 35 ans. Beaucoup l'ignorent en Occident mais le Fidesz a alors bénéficié d'un financement de Soros qui voulait épargner à son pays le retour des socialistes dont la cote de popularité était assez élevée suite à l'incurie des premières années consécutives à la chute du régime rouge. En 2000, Orbán n'hésitait d'ailleurs pas à s'afficher aux côtés du milliardaire états-unien qu'il appelait "[son] ami".
Élu sur un programmer conservateur, le Fidesz d'Orbán retourne cependant à son libéralisme d'origine. Le jeune premier-ministre applique alors une politique thatchérienne : désengagement de l'État dans certains secteurs, privatisations, favorisation de la compétitivité, baisse de la fiscalité pour les plus riches, suppression de cotisations sociales et de certaines allocations. Si la politique économique fournit de bons résultats (l'inflation passe de 10,5 à 4% en quatre ans) les inégalités et la paupérisation se font cruellement sentir parmi les classes populaires. Une politique qui provoque une scission au sein du Fidesz en 2000. Sur le plan diplomatique, Orbán est alors un ennemi acharné de la Russie (qualifiant Poutine d' "héritier du stalinisme") et un fervent européiste. La Hongrie adhère à l'OTAN en 1999 et se rapproche de l'UE à laquelle elle adhérera en 2004.
Malgré les succès diplomatiques et économiques, le peuple ne pardonne pas sa trahison à Orbán qu'il avait élu pour un programme social et conservateur en lieu et place de quoi il a mené une politique de dérégulation et de financiarisation. En 2002, le premier-ministre doit renoncer au pouvoir et même quitter la direction de son parti où il s'est rendu très impopulaire. Mais un an plus tard, suite à un coup d'état interne, Orbán retrouve la tête du Fidesz qu'il purge des cadres les plus opposés à sa politique, les remplaçant par de jeunes orbanistes dévoués qui formeront son second gouvernement. Mais, c'est encore trop tôt pour parler de retour, il faut d'abord redorer son image. En tant que député d'opposition, Orbán dénonce dans des harangues enflammées une pauvreté que sa propre politique a contribué à creuser et conchie le gouvernement de centre-gauche qui dirige le pays. Aux législatives de 2006, il ne parvient néanmoins pas à s'imposer face au premier-ministre sortant Ferenc Gyurcsány et obtient le plus mauvais score dans l'histoire du Fidesz.
Sa situation est alors critique et les politologues ne donnent pas cher de son avenir à la tête du Fidesz. Mais, Orbán a plus d'un tour dans son sac. A la fin 2006, les médias hongrois diffusent une conversation cachée dans laquelle le premier-ministre reconnaît en riant avoir menti aux électeurs sur certaines promesses de campagne. Orbán (auquel certains imputeront la divulgation de l'enregistremet) exploite merveilleusement bien ce scandale pour dénigrer le gouvernement, ce qui l'installe de fait comme chef de l'opposition. A cela s'ajoute le plan budgétaire drastique imposé par le gouvernement Gyurcsány, vigoureusement dénoncé par Orbán qui a bel et bien enterré son passé libéral pour un social-conservatisme de plus en plus dextrogyre.
Les efforts s'avèrent payants. Le Fidesz remporte les élections législatives de 2010. Pour la seconde fois, Orbán est à la tête de son pays. De son premier mandat, il a appris les erreurs à ne pas commettre. Il s'entoure de gens exclusivement dévoués à sa personne et en parfait accord avec ses propres idées. Des idées qui ont bien changé : si le Fidesz continue de faire partie du PPE (union des partis libéraux européens), Orbán n'hésite plus à dénoncer publiquement le libéralisme qu'il considère comme "un mal destructeur des peuples".
Il a également compris que les médias peuvent faire tomber un homme d'état. S'il a exploité cette liberté médiatique contre ses adversaires socialistes, il ne veut pas en faire les frais à son tour. Sa première loi en tant que nouveau premier-ministre est donc un encadrement strict de la liberté de presse et la nationalisation de plusieurs chaînes de télévision. Orbán entreprend également une politique de nationalisme financier sous la direction de Gyorgy Matolcsy, son ministre des Finances. Ainsi, les caisses de retraite privées créées en 1997 (et soutenus alors par Orbán) sont nationalisées. Certaines prestations sociales, qu'il avait lui-même supprimées durant son premier mandat, sont rétablies.
Grâce à la majorité absolue dont dispose le Fidesz (263 sièges sur 386) Orbán promulgue en 2011 une nouvelle Constitution que plusieurs juristes internationaux et observateurs politiques qualifient d'autoritaire. Le volet le plus controversé se situe dans le préambule où l'on peut lire que les communistes sont "responsables des crimes contre l'humanité commis entre 1956 et 1989". Le Parti Socialiste Hongrois, héritier direct du parti communiste, se voit ainsi criminalisé et ne peut plus faire état de ses racines marxistes sous peine d'encourir une dissolution, voire une condamnation judiciaire ; or, il s'agit du principal parti d'opposition. De plus, ce volet est juridiquement faible dans la mesure où les faits allégués ne reposent sur aucun jugement rendu.
Orbán met en œuvre une véritable politique nationaliste, notamment en matière familiale et éducative. Il encourage la natalité, fait réécrire les manuels scolaires pour y introduire un message familialiste et patriote. A noter que les heures d'anglais (une matière dans laquelle Orbán avait pourtant excellé) sont réduites pour être remplacées par des cours d'éduction patriotique et… de chant traditionnel. C'est aussi à cette époque que Viktor Orbán commence à développer ses thèses sur la "démocratie illibérale" qu'il oppose aux démocraties occidentales "contaminées" (sic) par le libéralisme. Il critiquera même à plusieurs reprises les "oligarques nomades" et l' "argent apatride" qui seraient en œuvre dans les pays occidentaux… La doctrine illibéraliste se base sur une approche populiste et conservatrice de la politique : organicité de la Nation, homogénéité ethnique et culturelle, démocratie directe, éloge de la ruralité et du passé.
La crise migratoire de 2014-2015 donne également une formidable occasion à l'homme d'état pour exploiter les peurs de la population. C'est uniquement sur la question migratoire qu'était focalisé le Fidesz durant les législatives de 2014 remportées haut la main. Surnommées les "législatives miracles" par l'opposition pour moquer certaines irrégularités quasi-comiques : en effet, dans plusieurs communes, des personnes décédées depuis plusieurs années étaient toujours inscrites comme électeurs. Il y a deux solutions : soit le Fidesz est tellement populaire que des gens ont ressuscité juste pour voter Orbán, soit il a fait truquer les élections en organisant un système de votes par procuration qui permettait à ses militants de voter au nom de personnes défuntes.
Refusant d'accueillir le moindre migrant, Orbán va jusqu'à faire passer en 2018 la loi "Stop Soros" qui rend passible de prison toute aide matérielle ou morale à des migrants. Georges Soros est par ailleurs déclaré persona non grata sur le territoire hongrois. Les nouvelles lois sur les médias enserrent encore plus le contrôle étatique sur les journalistes qui sont tenus de répéter la doxa du pouvoir. Il est d'ailleurs drôle de noter que l'ensemble des journaux télévisés ne parlent que d'immigration et d'islam alors qu'il existe seulement une dizaine de mosquées discrètes dans toute la Hongrie et que seuls quelques centaines d'immigrés y ont obtenu l'asile depuis l'adhésion du pays à l'UE.
Pourtant, à côté de ses déclarations chauvines enflammées, il ne manque pas de s'attirer l'ire de nombreux ultranationalistes hongrois et européens qui le taxent de sionisme. En 2012, il fait ainsi arrêter le quasi-centenaire Laszlo Csatary, soupçonné d'avoir participé à des crimes antisémites durant la Seconde Guerre mondiale. Même la gauche n'avait osé incarcérer cet ancien officier de la cavalerie hongroise, alors que son identité était connue depuis les années 1990. Le premier-ministre hongrois n'hésite pas non plus à remettre l'avocat négationniste Horst Mahler aux autorités allemandes après qu'il ait trouvé refuge en Hongrie : diabétique et unijambiste, l'octogénaire est brutalement arrêté par la police hongroise en mai 2017 et passera un mois entier dans une cellule insalubre. Bien sûr, il ne s'agit pas de défendre ces personnes et leurs idées mais d'évoquer de simples faits avérés. Paradoxalement, les manuels scolaires ont été expurgés de toute mention quant à la complicité des Hongrois dans les crimes nazis. L'amiral Horthy est même dépeint comme un "résistant à Hitler" dans les manuels.
La relation d'Orbán avec la communauté juive est sujette à questions. S'il reprend volontiers les théories du complot antisémites et qualifie Soros de "milliardaire apatride", il n'hésite pas à soutenir Israël qui a même envoyé des officiers pour servir d'instructeurs aux soldats hongrois. Il entretient d'ailleurs d'excellentes relations avec Netanyahu et exprime son admiration envers Israël qu'il veut imiter notamment en matière de défense et de sécurité. On peut rapprocher sa position avec celle adoptée par Xavier Vallat, le haut-commissaire aux questions juives sous Vichy : antisémite d'état et auteur du tristement célèbre Statut des Juifs, il avait soutenu Israël en 1967 par islamophobie. Orbán a peu ou prou la même approche : s'il se méfie des Juifs hongrois et d'une prétendue "influence" que ceux-ci pourraient avoir, il considère Israël comme un modèle de patriotisme et comme un rempart contre l'islamisme.
Son évolution politique s'observe également sur le plan diplomatique. Lui qui qualifiait Poutine de "petit officier du KGB" et d' "héritier du stalinisme", le voici, en 2016, main dans la main avec le président russe qui – dit-on – partage en grande partie la conception illibérale d'Orbán, lequel clame en retour son "admiration" pour l'homme fort du Kremlin.
On glose volontiers sur le "front conservateur" que représenteraient les pays de l'Est. Leurs politiques sont pourtant divergentes et même opposées. Là où Orbán se veut l'allié de Poutine, les Tchèques et les Polonais sont atlantistes et considèrent – à juste titre – que la Russie est désireuse de réformer son empire perdu. L'unité de façade affichée par les pays du "Groupe de Višegrad" est de fait condamnée à l'échec tant les politiques de ces pays divergent. Ainsi, Orbán avait soutenu en 2017 la réélection de Donald Tusk à la tête du Parlement Européen alors que le gouvernement polonais est très critique envers celui-ci. Un autre Donald provoque également des remous : si Orbán noue des alliances politiques et culturelles avec la Russie poutinienne, la Pologne, la Slovaquie et la République Tchèque ont ouvertement soutenu l'arrivée au pouvoir de Donald Trump et les frappes en Syrie auxquelles Orbán s'est quant à lui opposé. De fait, l' "unité" de ces pays semble plutôt relever d'une alliance stratégique sur la question migratoire.
A 55 ans, Viktor Orbán règne en maître sur 10 millions d'habitants répartis sur 95 000 km2 , soit, l'équivalent de l'Occitanie et de la région PACA. Réélu massivement au printemps 2018, il est donc théoriquement en place jusqu'en 2022 et ne semble pas prêt à quitter le pouvoir même après cette échéance. Fasciste pour les uns, défenseur d'une "Europe des Nations" pour les autres, cet "ennemi de Macron", comme il aime à se qualifier, est avant tout un opportuniste passé du communisme au libéralisme, puis au conservatisme et enfin au nationalisme. Son parcours témoigne d'une grande ambition et d'une remarquable qualité de communicant : lui qui a réussi à effrayer son peuple d'une immigration inexistante. "Les Hongrois avant les autres" est sa devise, inspirée de la philosophie thomiste. Pourtant, la Hongrie souffre d'inégalités criantes : plus faibles salaires de l'UE, secteur hospitalier bancal, entreprises surtaxées, fuites des cerveaux, ce alors que le premier-ministre et ses proches perçoivent des salaires faramineux deux fois plus élevés que ceux des élus français. Les digressions sécuritaires et identitaires du de ce premier-ministre caméléon seraient-elles des prétextes pour éviter les problèmes de son peuple ?