Commentaire de Marsupilami
sur Mon ordi n'est pas une télé !


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Marsupilami Marsupilami 23 juillet 2008 10:27

 @ Arno

En guise de remerciement pour ce poème, un article de Edmondo Berselli, paru dans L’Espresso (Italie) et republié par Courrier International : 

MANIFESTE POUR “DÉTÉLÉIFIER” LA RÉALITÉ •  Vite, un moratoire sur la télé !

 

Je propose ici un nouveau moratoire, un peu frivole cette fois : il s’agit d’un moratoire sur la télé. Rien de dramatique, ni de trop contraignant. Pour tout dire, il ne s’agit pas de dénoncer la télévision mauvaise éducatrice, comme le faisait le philosophe Karl Popper, qui proposait qu’elle soit mise sous tutelle pour éviter la dictature de l’Audimat, la baisse de niveau des programmes et la mauvaise éducation qu’elle donne insidieusement aux téléspectateurs. Il ne s’agit pas non plus, comme le politologue Giovanni Sartori, d’exorciser l’Homo televisivus, nouvelle configuration de l’idéologie de masse et de la baisse progressive du niveau de qualité. Tout moratoire a besoin d’un manifeste. En voici les grandes lignes. 

Nous en sommes arrivés à un point où l’on a le sentiment que la télévision est en fin de course : la télé généraliste, du moins, c’est-à-dire, en Italie, les chaînes [publiques] de la RAI et [commerciales] de Mediaset. En effet, les programmes, les documentaires, les fictions, les films, l’information, les talk-shows et même la publicité de la télévision contemporaine fonctionnent désormais en un circuit autiste qui les nécrose et les fige en une perpétuelle réplique d’eux-mêmes. 

On peut sans doute dire que désormais la télévision ne diffuse même plus de la télévision, conformément au vénérable principe énoncé par Marshall McLuhan “le média, c’est le message”. Elle diffuse plus vraisemblablement des stéréotypes télévisuels, des fragments et des citations de ce langage particulier que l’on emploie généralement à la télévision ; et au pire, elle émet des résidus dépourvus de signification, un papillotement d’images de luxe et de plaisir. Bref, dans la majeure partie du palimpseste, média et message se confondent dans le divertissement imbécile, la production de lumières, d’effets phosphorescents projetés sur le néant. 

Il est probable que cet opulent demi-siècle de télévision soit en train d’achever un cycle au terme duquel rien ne sera plus comme avant, pas même derrière les écrans plasma et à cristaux liquides. Dans tout le monde avancé, l’écran de télévision a été en même temps l’instrument et le reflet de la modernisation sociale du XXe siècle. Il a accompagné des phénomènes colossaux et des processus mondiaux comme la croissance du marché, la diffusion des biens de consommation de masse, l’affirmation de la culture du corps ; puis la modification des rapports entre hommes et femmes, dont le New York amusant et nihiliste de la série Sex and the City constitue par la force des choses un sommet, et la propagation de l’imaginaire et de l’esthétique gay, réinterprétés sur le mode consumériste. En définitive, la télévision a passé au mixeur la “basse modernité” telle que l’a définie Alain Touraine pour en faire un mélange fluide. 

 

Tout discours dépassant une minute n’est pas télévisuel 

 

Mais, surtout, ces derniers vingt-cinq ans du moins, c’est-à-dire depuis que l’offre télévisuelle s’est accrue de manière exponentielle dans toutes les démocraties développées, la télévision a imposé une manière de se comporter en public. Et ce style de comportement s’est affirmé comme l’unique style possible : le sourire inévitablement éclatant, le dynamisme véhément à la Sarko, l’évidence débitée de façon à heurter le moins possible le goût général, de manière à déclencher la claque automatique : “Extraordinaire !” Sans parler du temps télé, en vertu duquel tout discours dépassant une minute “n’est pas télévisuel”. Les qualités essentielles exigées sont en revanche le sens de la synthèse, la capacité de concentrer dans une formule tout raisonnement complexe, en éliminant toute nuance, et en utilisant au maximum la syntaxe “paratactique” – sans propositions subordonnées ni incises : rien que des propositions principales étayées par des conjonctions, souvent agrammaticales. 

On a pu constater la puissance de la télévision dans le jeu de miroirs opposés se réfléchissant mutuellement entre spectateurs et protagonistes de la télévision. C’est-à-dire dans la capacité de la télé à capter toutes les suggestions et tous les signaux qui affleurent dans la société, pour ensuite les traduire en un code accepté par tous et les retransmettre avec une puissance impressionnante à la société elle-même, désireuse à son tour de se conformer au nouveau diktat. De petites transgressions esthétiques et de moins insignifiantes transgressions éthiques (du piercing et des tatouages à la revendication publique d’écarts et de déviances par rapport aux comportements érotiques reconnus comme normaux) ont été ainsi projetés sur les téléspectateurs, qui à leur tour les ont intériorisées et assimilées, en un jeu de réfractions qui intensifie n’importe quel signe à l’extrême. 

Les effets se sont vite révélés spectaculaires. Les comportements qui ont tendance à bien s’assortir aux mythes télévisuels sont devenus communs et finalement bien acceptés dans la société. Le code amoureux qui produit une conception consumériste de l’éros, dont le modèle est le schéma de drague footballeur-starlette télé, se sont propagés des téléfilms aux comportements de tout un chacun. Le totem de l’éternelle jeunesse a généralisé l’usage des teintures capillaires, y compris les hennés les plus flamboyants, et a fait des implants les plus problématiques une hypothèse réalisable pour tout un chacun. Le mythe du bronzage permanent est devenu une norme, en dépit du fait que les magazines féminins publient au moins deux articles tous les étés sur les dégâts causés par une exposition excessive aux ultraviolets : grains de beauté qui dégénèrent en métastases, vieillissement précoce, rides et autres calamités du même genre. 

Pour les femmes surtout, le look télévisuel est devenu essentiel, sinon obligatoire, aux fins de construction ou plus précisément de reconstruction de leur image privée et publique. Si la féminité moderne est essentiellement incarnée par le look starlette, il va de soi qu’il devient acceptable et accepté d’avoir, même dans les apéros entre amis ou dans les soirées chics, une allure de putain : petites robes très légères tenues par de fines bretelles, décolletés plongeants au recto et abyssaux au verso, cuisses à l’air. 

Ainsi on a accepté que la beauté ne soit plus une valeur absolue, mais un ensemble de compatibilités esthétiques avec le média télévisé et ses codes : au point que les injections de botox et de collagène, les fillings et les liftings parfois très voyants, les lèvres et les pommettes spectaculairement artificielles ne sont pas considérés comme des monstruosités mais comme des attributs inhérents de l’esthétique télévisuelle (de la même manière que la beauté bionique de Carla Bruni convenait parfaitement à la mode). Ce qui est beau n’est pas ce qui plaît, mais ce qui plaît à la télévision. La seule chose qui ne plaise pas, à la télévision, c’est le laid, si ce n’est dans des téléfilms spécifiques comme Ugly Betty. Toutes les participantes aux jeux télévisés de prime-time sont forcément mignonnes, c’est un défilé de jolis minois, parce qu’une fois levées les difficultés des quiz, il n’y a pas de place pour les thons sur les plateaux télé. 

 

Il n’y a pas de place pour les thons sur les plateaux 

 

Mais la démonstration la plus éclatante de la puissance de la télévision est son pouvoir de définir le périmètre de ce qui existe et de ce qui n’existe pas. Ce qui existe, naturellement, c’est uniquement ce qui passe à la télé. Cela a eu des conséquences considérables pour la politique, mais peut-être plus encore pour tout ce que l’on range sous l’étiquette culture. Parce que la télévision, de par ses caractéristiques ontologiques, tend à reproduire continuellement sous la même forme ce qui l’est déjà. Et, évidemment, plus que l’idée ou la réflexion, ce qui compte c’est le personnage, la figure qui s’est imposée dans la norme moyenne et à la connaissance de tous, la capacité à être reconnu immédiatement. Si vous voulez le philosophe, voici Massimo Cacciari [le lecteur pourra remplacer par l’équivalent français de son choix], si vous voulez l’écrivain non conformiste, voici Aldo Busi, si vous souhaitez le critique irrévérencieux, voici Vittorio Sgarbi, et ainsi de suite. 

Et si l’on va, grâce au câble ou au satellite, regarder au-delà de l’offre télévisuelle nationale, on se rend vite compte, avec des émissions comme le Late Show de David Letterman ou le Tonight Show de Jay Leno, que la situation n’est guère différente aux Etats-Unis. La télé transforme inexorablement ses protagonistes en phénomènes de foire. Il suffit de montrer suffisamment longtemps quelques inconnus, comme dans Loft Story, pour les transformer en personnages prêts à faire la une de la presse people et à alimenter des histoires d’amour, de tromperies, de séparations, de nouvelles amours, dans une frénésie érotico-médiatique. 

Voilà pourquoi il faut un moratoire. Non pas faire la grève de la télévision, l’éteindre ou boycotter les émissions, non pas saboter les paraboles et les relais mais plutôt lancer un mouvement culturel pour commencer à “détéléifier” la réalité contemporaine et la télévision elle-même. Nous savons tous que la télévision est aujourd’hui un mélange d’informations, de télé-réalité, de fiction, où les frontières entre les genres ne sont plus marquées. La fiction déborde sur les infos, le divertissement contamine les débats, la manipulation spectaculaire envahit les talk-shows. Tout bien considéré, le petit écran a cessé d’être un instrument de la modernisation : en empruntant le vocabulaire du passé, il s’est perfectionné comme instrument d’homologation et de normalisation. Mais pas au sens où l’entendait le cinéaste Pier Paolo Pasolini : la société ne s’est sans doute pas entièrement normalisée, c’est le langage télévisuel qui s’est normalisé, c’est sa culture qui s’est normalisée, c’est son rythme qui est en train de se normaliser. Il faut essayer de sortir de ce milk-shake d’images et de sons, de visions colorées du monde. Alors, pour commencer, que chacun s’invente son moratoire.

 


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