Commentaire de Gilbert Gosseyn
sur Introduction à Jacques Ellul, Patrick Chastenet


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Gilbert Gosseyn Gilbert Gosseyn 14 février 2023 16:58

En parlant de courtes citations voici l’introduction à l’édition de 1989 de « Le Système et le Chaos » de Bernard Charbonneau.

(Pardon Marko de citer Charbonneau plutôt que Ellul mais les deux amis sont indissociables dans le critique radicale de la technique et du sacro-saint progrès)

Bernard Charbonneau

Le système et le chaos
(introduction à l’édition de 1989)

Le temps de la parole étant peut-être bientôt révolu, il me faut marquer ce livre d’un signe ésotérique, semblable à ceux qui s’inscrivirent un jour sur les murs de Babylone. Un signe  : un signal – rien d’autre. Pour ce qui est de la réponse, c’est à Balthazar de la donner  ; mais aujourd’hui, comprend-il le chaldéen  ?

10 000 000… 20 000 000… 40 000 000… de tonnes, de kilowattheures. Tous les dix ans, la production double, et la population tous les quarante… Jusqu’à nous la Terre restait engluée dans l’éternel retour des saisons  ; tandis qu’aujourd’hui l’univers dégèle  : il craque, il s’ébranle. Par les brèches des bombes d’une seconde guerre, nous avons vu jaillir la matière en fusion, tandis que les astres chaviraient jusqu’à portée de nos mains. Il y a quelques décennies, il fallait une oreille fine pour sentir la sourde vibration d’un monde qui démarre, mais aujourd’hui dans le fracas de sa ruée, on ne s’entend plus. La croissance qui était inconcevable en 1930 pour le paysan français monté à Paris devient toute naturelle pour le banlieusard de la campagne mécanisée de 1970. Sous la IIIe République le monde pouvait changer, au fond il ne bougeait pas  ; il suffisait d’un tour à vélo pour s’en assurer, la rivière était toujours là  : dans le cristal des sources les cheveux verts de la nixe ondulaient au soleil, et les coquillages de l’aube étoilaient encore des grèves intactes. En 1930 la nature était immuable, en 1960 il est non moins sûr qu’il n’y en a pas  ; mais dans les deux cas la plus grande aventure humaine de tous les temps ne met pas l’homme en cause, et il n’a pas à intervenir.

La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps, comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celle du passé. La grande mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une Histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre  ; chacun l’expérimente à chaque instant, et pourtant, par-delà classes et frontières, elle met en jeu l’humanité.

Mais comme tout ce qui est profond, ce séisme resta longtemps enfoui dans l’inconscient, tandis que guerres et révolutions flamboyaient au grand jour de l’actualité. Cependant on ne nie plus aujourd’hui, comme avant la guerre ou la mort de Staline, qu’il y ait une société industrielle. L’évidence et Raymond Aron aidant, nous commençons à découvrir que la science et la technique façonnent notre milieu autant que la théologie et la politique. Taylor change le monde aussi bien que Karl Marx – ce qui est assez marxiste d’ailleurs. Nous finissons par admettre que l’opposition entre capitalisme et socialisme est peut-être seconde par rapport à ce qui distingue les peuples «  développés  » de ceux qui ne le sont pas. Que le progrès scientifique, technique et économique soit le fait déterminant est maintenant un lieu commun, sauf pour quelques idéologues. Malheureusement, ce qui devient indiscutable n’est plus discuté.

La croissance, le développement  : le progrès, c’est aujourd’hui le réel, le fatum, contre lequel on ne peut rien – et la liberté humaine. Existe-t-il quelque chose en dehors de lui  ? À peine quelques scintillements fugitifs là-haut dans l’écume de la lourde vague d’hommes, de ciment et d’hydrocarbures  : là-haut dans la culture. On ne va pas contre le cours du progrès…

Notez bien qu’il s’agit de celui-ci, et de nul autre. L’éruption de la bombe H, le déluge des banlieues, le Niagara des bagnoles, la pénicilline, c’est l’évidence. Au pied de la falaise des buildings et des barrages, que peut dire la fourmi humaine  ? Rien. Pas plus que devant l’Everest. C’est un fait qui se pèse à la kilotonne. Et cette houle de plomb qui se dresse vertigineusement fuit plus loin encore vers les milliards et le zénith. Devant ce mur la fourmi n’est rien  ; et c’est pourtant la fourmilière qui l’accumule.

La croissance est un fait, et sans appel. Ce n’est pas Jefferson ou Marx qui juge aujourd’hui la croissance – sauf peut-être en Chine –, mais celle-ci qui les juge  : cette année la production de pétrole a augmenté de 24,7 % et la consommation de plastique de 14,67 %. À quoi sert cette énergie  ? Qui consomme, et comment  ? Littérature… Ce régime est bon, il est juste, en voici la preuve. Il n’y a guère de marxistes, de catholiques ou de libéraux pour se demander si ce sont des bagnards qui produisent ou des fous qui consomment. En dépit de Mai 68, la croissance reste la loi suprême et universelle, comme autrefois la volonté de Dieu. Mais l’autorité de cette vérité est si grande qu’il n’est même pas besoin de théologiens pour la dire.

Le développement c’est le réel, mais aussi l’idéal que nul ne discute. De tout temps la gauche fut pour le progrès, mais jamais elle n’a identifié celui de l’homme à ses produits comme entre 1928 et 1968  : depuis que le Dnieprostroi et le Spoutnik ont imposé des raisons que la collectivisation s’était montrée impuissante à fournir. Il s’agit bien de liberté ou de justice  ! Il s’agit de leurs conditions  ; autant que la dictature du prolétariat, c’est l’électrification qui les réalise. Mais depuis la guerre, le progrès est devenu surtout le bien de la droite. Notre bourgeoisie a fini par comprendre, à la suite de celle des USA, que l’expansion indéfinie des produits est aussi celle des profits. L’Église même, renonçant à défendre un immobilisme économique et social qui de toute évidence n’existe plus, laisse dans l’ombre le dogme du péché pour tirer de l’arsenal biblique d’autres arguments qui font de l’homme le seigneur de la terre  : à chaque époque sa vérité, il n’est pas difficile de la trouver dans un livre où elles sont toutes. Trop sensible à l’Histoire, l’Église s’était embarquée sous Pétain dans un wagon bloqué sur une voie de garage  ; bien décidée à ne pas répéter cette erreur, elle court maintenant après le train. Populorum progressio… Croissez et multipliez… Rome elle-même se risque à pas comptés sur l’autostrade ouverte par Teilhard. Il n’y a plus de réactionnaires, leur société ayant été anéantie par la guerre, il n’y a que des survivants bientôt disparus. Il n’y a plus de réaction, la réaction c’est la défense de l’état de choses, et le nôtre c’est le mouvement. Celle qui subsiste se camoufle à l’intérieur même du progrès  ; elle vote et publie à gauche, bien que structuraliste, poursuivant le combat contre son vieil ennemi, la liberté. La croissance telle qu’elle va fait l’unanimité. Dès l’école la jeunesse s’imprègne des maîtres mots, des sempiternelles courbes ou photos de barrages, qui la préparent à s’adapter, c’est-à-dire à s’engloutir dans le courant. La critique ne peut s’exprimer, sinon dans une littérature inoffensive  ; tout ce qui a trait au progrès est le domaine tabou des techniciens qui ont la religion de leur technique. Les problèmes et les échecs de la société industrielle sont refoulés dans l’inconscient individuel, et surtout collectif, par la censure sociale. Ils ne s’expriment que dans les guerres, des souffrances ou des névroses inavouées  ; tout au plus dans les symboles indécryptables de quelques artistes. C’est tout juste si aujourd’hui la critique commence à se manifester dans quelques milieux marginaux des pays les plus développés. Qui oserait contester ouvertement l’autorité  ? Quel fidèle prétendrait discuter avec l’Église  ? Quel ignorant avec la science  ? La croissance n’a pas pour elle une raison, elle les a toutes, et le monopole des sanctions qui les imposent. Qui la refuse, refuse aujourd’hui le pouvoir, se condamne, en même temps qu’au ridicule, à l’impuissance. L’expansion, c’est l’action, la forme matérielle qui permet à l’homme de dominer la nature  : qu’y a-t-il d’autre dans un monde sans transcendance  ?


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