Orélien Péréol Orélien Péréol 3 juin 2020 23:50

Je l’avais écrit dans un article sur le volcan Eyjafjöll en 2010. Je donnais cette idée dans le corps de l’article. Article détruit par le journal Le Monde ! On rêve ! 

http://www.lemonde.fr/opinions/chronique/2010/04/20/nous-avions-des-avions_1340362_3232.html

Nous avions des avions



Nous en avons toujours, mais ils ne peuvent plus voler partout dans tous les sens comme avant. Ça va revenir. Nous entendons parler des difficultés économiques qui sont plus graves que celles qui ont suivi l’attentat du 11 septembre. Nous entendons l’incroyable courage de tous ces voyageurs qui risquent de payer une nuit d’hôtel que l’on ne leur remboursera peut-être jamais. Nous entendons aussi ceux qui s’amusent d’être coincés.

Nous n’entendons guère de raisonnement un peu haut et large sur les causes. Les causes présentées sont conjoncturelles. Avec des réponses conjoncturelles. On veut savoir quel avion part et quel avion reste, s’il y a des cars, des trains… Le pompon de ce que j’ai entendu dans le genre a été dit par Eva Joly : « il faut croiser les doigts et espérer que des vents puissants qui poussent les nuages loin des itinéraires des avions ! » Prions que les vents puissants épargnent nos avions ! Et elle se présente comme écologiste ! (Ceci dit, apparemment, cela a réussi puisque le volcan crache d’autres choses et que les avions redécollent sans risque de crash.)

On produit des richesses avec des « facteurs de production », communs à tout effort humain. Ces facteurs de production se classent en trois grandes catégories : le travail, le capital (qui est du travail « chosifié ») et la nature. On apprend ça dans les premières leçons d’économie. C’est quasiment de l’initiation. C’est comme l’espace et le temps. Anthropologique. A la source des sources.

Pourtant, on ne met pas toujours la nature dans ces facteurs de production. On fait comme si la technique était autonome, pur fruit de l’intelligence humaine, de son travail, de son effort et de ses qualités, pur fruit du travail et du capital.

Il y a, au moins, deux conséquences à cet oubli :

1/ nous ne payons pas à la terre les services qu’elle nous rend, on ne paie jamais la nature. Ainsi, quand on consomme du pétrole, on ne paie pas le pétrole à la nature. On paie le travail et le capital d’extraction à ceux qui travaillent et qui possèdent le capital d’extraction, on paie le transport à ceux qui transportent ... on paie des taxes à l’Etat qui gère nos affaires communes (admettons que l’Etat gère nos affaires communes). Quel que soit le prix que l’on paie le baril de pétrole, il n’y a jamais, dans ce prix, de dollars pour la nature. Nous sommes, de ce point de vue-là, comme les chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire : on prend et c’est tout. Il faudrait ouvrir un compte en banque à la nature, et y verser un prix, son salaire, pour qu’elle puisse renouveler ses propres ressources. Evidemment, elle est comme une enfant, il faut tout faire pour elle. On n’en est pas encore là...

2/ nous ne pouvons faire fonctionner notre technique et l’économie qui va avec que dans le « silence » de la nature, dans son fonctionnement banal.

Toute notre vie, toute notre richesse, notre travail est tissé de nature. La technique aussi. Ce tissage est fin et serré et on ne peut pas défaire les millions d’interactions entre un objet technique et la nature dans laquelle il fonctionne et sans laquelle il ne peut exister.

On voit toujours la voiture qui roule et on a l’impression que l’automobile roule toute seule, de part la seule volonté du conducteur de la faire rouler. Pourtant, il lui faut de l’essence, du bitume, un réseau de routes, de ponts, de tunnels, un réseau de point de vente de son essence, un code de la route pour ne pas se cogner aux autres, des assurances… du métal, des plastiques... mille choses auxquelles on ne pense pas… il lui faut de l’air, que la voiture rejette sali… Quand elle roule, elle noue un nombre très grand de fils ; on ne pourrait décrire tous ces fils (on en oublierait forcément) et on les range dans des « boîtes » séparées que l’on croit étanches. Pascale Clark, journaliste de France Inter, disait hier : « un nuage est plus fort que la puissance économique ? ». Nous oublions sans cesse que la nature est incorporée à la puissance économique. On n’avait jamais pensé que, pour que les avions volent, il fallait que les volcans ferment leur gueule.

Nous ne sommes pas prêts à le penser. Nous continuons à voir la technique comme un pouvoir autonome de l’homme, qui doit nous obéir et n’obéir qu’à nous. Nous continuons à penser que la technologie est un isolat, ne dépendant que de l’activité humaine et en autonomie de tout autre chose. Nous voyons l’interruption du trafic aérien lié à un volcan comme un accident, illégitime, exceptionnel. Nous continuons à croire que la nature n’intervient dans la technologie que lorsqu’elle se manifeste par des irrégularités.

Cette perception, exprimée aussi par une leader écologique, est exprimée par tous les voyageurs impatients qui trouvent que l’on en fait trop du côté du principe de précaution. Ils sont prêts à prendre plus de risques. Au fond, ils ne croient pas à l’interdépendance de la nature et de la technique. Ils ne croient pas que la technique est tissée de nature et que l’on ne peut pas vraiment en démêler les fils. Ils sont tellement dans l’idée que la richesse des hommes est le fruit de leur travail, et du capital, qu’ils pensent tout résoudre avec du travail et du capital. Ils pensent que le pouvoir de l’argent est absolu. On pourrait appeler cela le syndrome du Titanic.

Ces voyageurs impatients voudraient dire : « je vole quand je veux. » Eh non. Même si le volcan veut d’une manière générale, je volcan le volcan veut.


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