Commentaire de Taïké Eilée
sur Robert Kennedy Jr. dénonce le conflit en Syrie : une « guerre par proxys » pour un pipeline


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Taïké Eilée Taïké Eilée 1er mars 2016 05:59

La détermination « énergétique » du conflit syrien ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut, dans la presse (il semble y avoir une vraie fracture) ; c’est notamment en émettant cette idée que le documentaire de France 2 a soulevé une assez forte polémique (même si l’ensemble du film a fait scandale), accusé de se faire « le porte-voix de Damas », notamment dans L’Express, avec un article de Marie Peltier, et sur un blog du Monde, dans une analyse assez poussée du film par Cédric Mas.

D’abord, Cédric Mas écrit ceci : « « Les dessous d’un conflit » (6’22’’)  : Cette partie est la plus contestable, puisqu’elle prétend présenter les « raisons cachées moins avouables » (1h01’25’’) du conflit, à savoir les ressources énergétiques. Est mis au centre du développement la compétition entre le Golfe et l’Iran au sujet de la construction d’un gazoduc en Syrie. Pour faire court, nous sommes là en présence d’un des arguments majeurs du régime de Damas visant à attester d’un complot international dont l’objectif serait de s’accaparer les ressources ou le positionnement stratégique de la Syrie. Une théorie qui ne tient pas la route puisque s’agissant du projet de gazoduc Iran-Irak-Syrie annoncé en juillet 2011, la réalité du projet est fortement remise en cause. »

Le lien auquel Mas nous renvoie est une étude de The Oxford Institute for Energy Studies datant de décembre 2012. Sur notre sujet, on n’y trouve que cette phrase, p. 17 : « In 2011, Syria and Iran signed a preliminary cooperation agreement for a gas pipeline project (dubbed the Islamic Gas pipeline) from Iran to a terminal in Syria, via Northern Iraq. This project however remains doubtful. It is not clear how such a project will be financed given hat both Iran and Syria are subject to strict financial sanctions. » L’objection paraît assez faible... D’autant que, dans un article d’Al Arabiya du 20 février 2013, le projet semblait suivre son cours. On y apprenait que l’Irak avait signé un accord-cadre pour la construction de gazoducs à travers son territoire, qui livrerait le gaz iranien en Syrie.

Mais venons-en à Marie Peltier. Ce qui la chiffonne, c’est que deux narrations s’affrontent pour décrire le conflit depuis 2011 : « D’une part, celle qui veut garder au centre les civils syriens et leurs aspirations à la paix, à la justice et à la liberté ; d’autre part, celle qui entend gommer ces derniers au profit d’une lecture « géopolitique » et régionale. Les uns veulent mettre en avant l’état des droits humains en Syrie et la volonté d’une grande partie des Syriens à s’affranchir du joug des Assad  ; les autres tiennent surtout à rappeler qu’aucun conflit n’existe par lui-même, sans faire le jeu par ailleurs d’autres intérêts et d’autres enjeux géostratégiques. » En fait, ces deux lectures sont légitimes, et elle le reconnaît bien : « il y a donc à tenir ensemble cette double préoccupation ».

Mais elle déplore que le régime syrien ait tenu à « exploiter le second volet, dont il a très vite senti qu’il pouvait l’exonérer d’une large part de sa responsabilité dans les violences en cours ». La propagande de Damas, reprise d’après elle par le film de France 2, tiendrait en ce message : « ce qui se passe en Syrie serait le fruit d’une « conspiration » (dans une version plus « soft » d’une « opération de déstabilisation ») fomentée par l’Europe et les États-Unis en alliance ou en soutien aux filières de l’Islam radical dans la région. » Comme elle le répète, ce récit « raye de la carte les citoyens syriens en tant que sujets politiques, soutenant la thèse qu’ils seraient réduits à n’être que les objets des « grandes puissances », faisant peu de cas de leurs luttes et de leurs aspirations. »

On comprend bien que Marie Peltier a une vision humaniste, se sent proche du peuple syrien modéré qui aspire à plus de liberté, et qui se voit sacrifié, non seulement dans l’horreur des combats, mais aussi dans cette vision « géopolitique » qui privilégie froidement le « jeu » des grandes puissances. Elle veut sauver le statut de « sujets politiques libres » aux manifestants pacifiques de la première heure, et ne pas se résoudre à considérer ces hommes comme les simples jouets de conspirations qui se décident dans les chancelleries. Tout cela se comprend. Et pourtant, comment nier, au vu notamment de ce que dit Robert Kennedy Jr., que ce qui se passe en Syrie est bien le fruit d’une « opération de déstabilisation » fomentée par les États-Unis (et d’autres pays) en soutien aux filières de l’islam radical dans la région ? La tragédie des Syriens modérés, qui ont manifesté pour plus de liberté, c’est d’être effectivement pris en otages sur un territoire qui, comme le dit Bachar el-Assad dans le film de France 2, est aujourd’hui, du fait de ses ressources propres et de sa situation géographique de carrefour des routes de l’énergie, le « centre du monde ». Sur lequel les appétits des uns et des autres s’exercent.

Alors Marie Peltier perd un peu les pédales quand, sur Twitter, elle lance : « Une barrière a sauté : le service public s’est fait le porte-voix du conspirationnisme ambiant. » Ou encore lorsqu’elle considère que la lecture « géopolitique » du monde, c’est « du pain bénit pour la pensée fascisante », « une grille de lecture qui nous évite de prendre en compte l’humain » et qui tue « toute visée progressiste et émancipatrice pour lui substituer une logique réactionnaire ». La pensée progressiste, ce n’est pas nier les rapports de force qui s’exercent, certes au détriment des civils modérés ; c’est comprendre comment faire changer le rapport de forces, pour que les aspirations des civils modérés puissent espérer être prises en compte. Et là, on en revient au message de Richard Clark sur la prise d’indépendance vis-à-vis du pétrole, sur ce combat monumental qui est à mener. Sinon, la soi-disant pensée progressiste et naïve sombre dans le déni et le délire, comme en témoigne ce dernier tweet, stupéfiant : « Quand @France2tv @uoslp plagie les sites conspi et la prose d’Alain Soral, cela donne ça. Au secours ». Voici le propos d’Un Œil sur la Planète que Marie Peltier juge « conspi » : « Quand il y a du gaz et du pétrole, les tensions locales s’exacerbent, les appétits extérieurs s’aiguisent pour se disputer ces sources de profit. Et la Syrie occupe une place stratégique sur la route de l’énergie ! » No comment.

Notons enfin qu’une demande d’ouverture d’enquête suite à l’émission « Un œil sur la planète » du 18 février 2016 sur la Syrie a été adressée à la direction de France Télévisions par un juriste, Firas Kontar. Il dénonce lui aussi une œuvre de propagande, reprenant « les thèses les plus farfelues des médias conspirationnistes pour expliquer les évènements en Syrie ». Sur l’aspect qui nous intéresse, il dit : « Depuis l’invasion irakienne, les manipulations autour des guerres du pétrole servent à tout expliquer. Ainsi une révolution légitime contre un des pires régimes sur Terre devient affaire de pétrole. A chaque fois qu’un dictateur se trouve en difficulté, le complot autour du contrôle du pétrole est agité, Libye, Venezuela, Syrie, même scénario. » Enfin, il considère que le reportage a consacré « une large partie de son temps à donner du crédit aux hypothèses de déstabilisation du régime liées aux questions d’hydrocarbures » ; 8 minutes sur 85, ce n’est pourtant pas grand-chose, mais apparemment c’est encore trop...


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