Auscultation d’un grand malade : la démocratie
La crise de notre démocratie est triplement caractérisable :
- Crise d'efficacité => ou comment la démocratie contemporaine échoue dans sa prétention à produire du changement qui ne soit pas une "injonction d'adaptation"
- Crise de représentation => ou comment le pays légal se fige jusqu'à s'éloigner dangereusement du pays réel
- Crise de civilisation => ou comment la mentalité démocratique semble décliner à tous les niveaux
1. Le constat : la démocratie, devenue modèle politique, fait pourtant face à de nouvelles crispations
Un inédit historique : "l’évidence" démocratique
Dans le sillage de l’individualisme philosophique, le parcours a été long et sinueux en Occident depuis l’avènement de régimes représentatifs fondés sur le couple propriété/suffrage censitaire jusqu’au suffrage vraiment universel basé sur l’instruction de masse. Et tout ceci alors même que la démocratie libérale en tant que régime et en tant qu’idéal politique dût faire face à de nombreux ennemis qui furent autant les héritiers de l’Ancien Régime (retour de Dieu et des traditions séculaires, nostalgie d’une société strictement hiérarchisée par la naissance), que des avatars de la modernité (les totalitarismes avec la mobilisation furieuse des masses autour d’idéaux funestes). Or, la situation contemporaine marque un tournant historique majeur : depuis la chute de l’URSS et le déclin de l’idéologie communiste, la démocratie libérale fait consensus. C’est d’ailleurs à ce titre, souvenons-nous, que Francis Fukuyama alla jusqu’à préfigurer la fin de l’Histoire dans le sillage de la décomposition soviétique. Aujourd’hui, le vaste nombre reconnaît toute la légitimité des droits de l’Homme. Toutes les forces politiques jouent le jeu électoral et se réclament de la démocratie, même les partis protestataires. Désormais, l’imaginaire politique occidental est très largement acquis à la démocratie, sans qu’aucune véritable contre-utopie explicite ne soit en mesure de la menacer. C’est là une très grande différence avec les années 1930 : la démocratie a pour elle une légitimité de principe qui la rend pratiquement inébranlable. Elle est devenue la référence absolue. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, les manifestations anti-FN entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2002 ne constituaient pas une résistance à un supposé péril fasciste. J’en veux pour preuve que les manifestants indignés du score de M. Le Pen n’eurent pas à lutter, à leurs risques et périls, contre d’autres manifestants prêts à en découdre, à la manière du 6 février 1934.
Des crispations nouvelles qui jaillissent du cœur même du credo démocratique occidental
Cette percée du Front National aux élections présidentielles de 2002, qui s’est avérée durable avec le score élevé de Marine Le Pen en 2012 (17,9%), est l’un des principaux indices de crispations politiques nouvelles, mais il n’est pas le seul. A observer de près les résultats des dernières élections présidentielles, on se rend compte que les partis de gouvernement réunissent au premier tour 55,8% des suffrages exprimés. L’ensemble des autres candidats totalise un score de 44,19%. On voit donc que près d’un Français sur deux ne fait pas confiance aux deux partis de gouvernement, et cela en tenant compte du vote utile qui a pu jouer à plein, notamment à gauche de l’échiquier politique. Si l’on retranche maintenant les scores des écologistes et du Modem de François Bayrou, on obtient un résultat cumulé de 32,75%. Cela signifie que près d’un tiers des Français a voté en faveur de formations politiques jugées radicales. A titre de comparaison, le premier tour des élections présidentielles de 1974 présentait un score cumulé de 9% pour les candidats autres que les trois principaux challengers. Jean-Marie Le Pen obtenait alors 0,75% des suffrages exprimés et la gauche, Parti Communiste compris, était rassemblée derrière le Programme commun et la candidature de François Mitterrand.
Ces résultats comparés traduisent une méfiance renouvelée vis-à-vis du jeu politique traditionnel (alternance sereine de deux grandes formations majoritaires) et, donc, une remise en cause des élites dirigeantes. Ce désaveu infligé à la classe dirigeante de la part d’une partie conséquente du corps électoral n’est pas nouveau. La proportion de suffrages exprimés en faveur de partis jugés radicaux était déjà élevée au premier tour des élections présidentielles de 1995 (un peu plus de 30%). Mais la situation est aujourd’hui politiquement installée, dans un contexte de crise avancée du capitalisme mondialisé, avec un Front national plutôt en progression au niveau des élections présidentielles (1995 => 15% ; 2002 => 16,86% ; 2007 => 10,44% ; 2012 => 17,90%).
A l’heure du consensus démocratique, nous n’avons pas affaire pas à une nouvelle contestation politique violente et frontale du régime démocratique, à la manière de ce que nous avons connu au XXème siècle, avec les périls fascistes et communistes. En ce sens, la surprenante percée du Front National en 2002 débouchant sur la qualification au deuxième tour de Jean-Marie Le Pen correspondait surtout à un sulfureux désaveu adressé aux élus de la République. Les crispations à l’œuvre relèvent plutôt d’un conflit de représentations au sein même du credo démocratique contemporain. Ce conflit oppose en effet une ligne de défense de la démocratie libérale supposée menacée dans ses valeurs par des dérives démagogiques d’ordre aussi bien économique (sortie de l’euro, partage des richesses…) que culturelle (immigration, identité nationale etc.), à une revendication de démocratie qui est aussi l’une des composantes majeures des votes étiquetés populistes (« ils ne nous écoutent pas »). De sorte qu’à un vote « élitiste » (d’adhésion ou de résignation) s’oppose un vote populiste (de protestation et de contestation), l’un agissant en miroir de l’autre, avec un fossé que l’on ne voit pas se réduire au fil des années, façonnant une société de plus en plus clivée. Et ce qui me paraît à peu près certain, c’est que si les tensions nouvelles n’opposent pas un camp démocrate à des factions anti-démocrates, et que c’est bien la raison pour laquelle il n’y a pas de violence politique significative, ces tensions ont pourtant bien un rapport étroit et pour tout dire très direct à l’évolution de nos régimes démocratiques sur ces trente dernières années.
2. L'impossible changement ou comment la démocratie, prétendu régime de liberté, est devenue une machine à désespérer un nombre croissant de citoyens
La conquête du pouvoir : la vulgate de la crédibilité ou l’art de séduire sans faillir
Chaque campagne électorale est l’occasion d’un spectacle toujours plus cher (posant le problème de l’influence des puissances d’argent sur les partis et les élus) et toujours mieux rodé (au sens de professionnalisé, c'est-à-dire où l’impact estimé et l’impact mesuré des prises de position du ou des candidats font l’objet d’un examen à la loupe). Les partis de gouvernement s’affrontent en maniant le langage de la rupture – façon Sarkozy - ou du changement – façon Hollande. Chaque camp puise au demeurant dans un imaginaire politique encore très marqué, imaginaire qui fonde une sensibilité de droite ou une sensibilité de gauche. C’est d’ailleurs souvent elle, cette fameuse sensibilité politique, qui s’avère déterminante dans la solitude de l’isoloir, et qui donne tant d’influence aux électeurs capables de changer de camp d’une élection à l’autre. Néanmoins, il faut bien voir que si ces imaginaires sont encore importants, ils paraissent de moins en moins déterminants à l’heure où tout est une question d’image. La lutte qui compte autant sinon plus vise la séduction et la crédibilité. Or, si pour séduire il faut incarner un dynamisme, un charisme, s’il faut paraître volontariste, courageux et porteur d’espérances nouvelles pour gagner la masse des citoyens, à l’inverse, il ne faut surtout pas contrarier une certaine « vulgate de la crédibilité » portée en premier lieu par le monde des affaires (capitalistes, managers) et relayée par tout un ensemble de gens réputés sérieux – journalistes, chroniqueurs, experts - qui trustent les médias de masse. Cette vulgate tend à faire passer une idéologie anti-démocratique pour une éthique de responsabilité. Elle assène un triptyque ravageur mais efficace : la mondialisation, comme réalité économique et comme idéologie, s’impose à nous ; vouloir s’y attaquer isolerait la France, ce qui serait pire que tout (pour les affaires) ; le seul impératif suprême ne peut donc être que la compétitivité, pour laquelle tout l’ordre social est tenu de s’adapter avec, à la clé, l’implacable nivellement vers le bas qui caractérise aujourd’hui l’évolution des conditions sociales. Or, pour un politique qui souhaite vraiment accéder à des fonctions politiques dans le monde d’aujourd’hui, il faut savoir être contestataire jusqu’à un certain point – c’est un art qui s’apprend au fil de son exercice. Qu’il s’aventure à proposer l’instauration d’un salaire maximum ou la fin de la dérégulation de l’économie, et le voilà qui ne sera pas jugé « sérieux », son procès en incompétence n’en finira pas de commencer et ses espoirs d’accéder au pouvoir seront ruinés. Voilà pourquoi un candidat peut en arriver à dire presque du jour au lendemain, aux uns que la finance est l’ennemi à abattre, et aux autres que la finance mondiale n’a rien à craindre d’une éventuelle consécration électorale. Je fais référence ici à Hollande et à sa vraie-fausse invitation à lutter contre le monde de la finance, je pourrais tout aussi bien évoquer Sarkozy qui dans l’entre-deux-tours de la dernière campagne présidentielle a manié une rhétorique conservatrice tellement peu crédible (au vu de son action politique) qu’avant d’être choquante elle en était parfaitement ridicule.
L’exercice du pouvoir : le ralliement au « TINA », ou le temps des renoncements
Nous n’avons plus affaire, avec l’UMP ou le PS, à des partis à forte coloration idéologique, partis qui seraient conduits, par esprit de responsabilité ou par souci de cohésion nationale, à mettre un peu d’eau dans leur vin une fois parvenus aux affaires. Le recul du gouvernement de gauche au début des années 1980 en France, sur la question scolaire, pouvait encore correspondre peu ou prou à ce schéma. Aujourd’hui, après trente d’années d’alternances droite-gauche, on observe plutôt des partis politiques qui surjouent leurs différences alors même qu’ils convergent de plus en plus sur le contenu de leurs actions politiques lorsqu’ils sont aux commandes de l’Etat. Et si ces partis convergent sur les fondamentaux, ce n’est pas en raison d’une prétendue fatalité, mais parce qu’ils choisissent d’obéir, exaltés ou résignés, au credo du TINA (« There Is No Alternative »), formule empruntée à Margaret Thatcher. Voilà un impératif assez simple à expliciter. Une première lecture laisserait presque croire qu’il s’agit d’un sage réalisme, alors que nous sommes en présence d’une forme avancée de résignation politique. En effet, il ne s’agit pas du tout d’un louable souci d’éviter un idéalisme creux, ni même de composer avec des faits dont on sait qu’ils sont têtus, mais d’une abdication en rase campagne de ses idées avant même d’avoir sérieusement entrepris quoi ce soit d’audacieux. Ce n’est plus : « en dépit des difficultés, entrez dans l’espérance collective » mais « vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir ».
La logique TINA dont font preuve les partis de gouvernement s’est d’ailleurs renforcée ces dernières années. Car elle ne se résume plus à cette distance désespérante entre le temps de la conquête et le temps de l’exercice du pouvoir. En effet, le système politique va désormais jusqu’à pratiquer le viol de la souveraineté populaire pour rester dans les clous de l’idéologie dominante. Un pas majeur a ainsi été franchi avec le choix des élites dirigeantes de poursuivre coûte que coûte et dans son épure historique l’intégration européenne. Par deux fois en effet, le suffrage populaire a été trahi en France, d’abord par la droite, puis par la gauche. La droite, en ratifiant le traité de Lisbonne qui reprenait largement les dispositions de la Constitution européenne dûment rejetée par referendum le 29 mai 2005. La gauche, en ratifiant récemment le Pacte budgétaire, le fameux TSCG au nom si barbare, après avoir clamé haut et fort qu’elle ne l’accepterait pas en l’état à peine trois mois plus tôt. Nous sommes bien là devant l’illustration suprême d’un impératif de continuité supérieur à l’expression du changement légitime consacrée par le vote. De sorte que le temps d’une campagne, la droite peut bien évoquer De Gaulle, et la gauche peut bien réveiller Blum ou Jaurès, tout cela se perd en verbiage et, finalement, rend quelque peu vains leurs engagements politiques lorsqu’on les compare aux réalisations probantes. C’en est à se demander si, dans une cinquantaine d’années, des consultations populaires seront encore véritablement nécessaires pour arbitrer des choix collectifs déterminants.
Le retour de la démocratie « formelle »
En démocratie, le vote est normalement le moyen par lequel une société se donne la possibilité de modifier sa trajectoire politique. Par définition, cela suppose un vaste domaine du possible, borné uniquement par le maintien de la démocratie elle-même, de ses principes et de ses institutions. Or, si le vote se parodie lui-même de la façon que j’ai décrite, la théâtralisation du changement étant à la mesure de son impossibilité, c’est d’abord parce que la puissance publique, partout en Europe, ne s’affirme désormais que pour s’excuser d’exister, tandis que les divers prétendants au gouvernement ne craignent pas de l’exalter – non sans cynisme - le temps des campagnes électorales. D’où un paradoxe déroutant qui est à l’origine de la panne démocratique que nous connaissons : alors que la théorie politique enseigne que la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », qu’elle est le régime autonome par excellence où les citoyens fixent en toute souveraineté les lois qu’ils estiment conformes à leurs idées via le débat et le principe majoritaire, le discours qui façonne notre réalité est celui de la nécessité et de l’adaptation, bien plus que de ce changement désiré et promu le temps des campagnes électorales. Comme si la délibération était enfermée, non dans les limites des principes démocratiques, mais dans un périmètre idéologique qui en diminue tellement la portée que son intérêt même en devient fragile. Ainsi voit-on le régime le plus autonome qui soit dans ses prétentions, produire à foison de la normalisation et de l’alignement. Pour s’en convaincre, il suffit de décliner la liste des impératifs en tous genres auxquels se conforment les deux formations politiques majoritaires : il faut réduire et rembourser la dette coûte que coûte, il faut aider et préserver les banques sans réelle contrepartie, il faut flexibiliser le marché du travail, il faut réduire les coûts salariaux, il faut libéraliser le commerce international, il faut limiter l’intervention des pouvoirs publics dans l’économie, il faut dépasser la nation et poursuivre l’intégration européenne etc. La panne démocratique consiste donc en ceci que notre système politique est incapable de produire le changement espéré, quand bien même celui-ci emprunte tantôt à droite, tantôt à gauche, et qu’il ne fonctionne plus qu’en accumulant les espérances déçues pour toute une partie du corps électoral qui ne se retrouve pas dans les valeurs de la mondialisation ou qui en subit les dommages collatéraux. Le système est bloqué tant et si bien que l’émergence d’un puissant vote protestataire (vote pour des formations qui n’ont jamais exercé le pouvoir, vote blanc) est inévitable dès lors que l’alternance politique devient essentiellement formelle. Quant à ceux qui choisissent de s’abstenir, reconnaissons que face à l’empire de la nécessité qui leur toujours opposé, il n’est pas inconcevable, même si cela contribue à l’affaiblissement de la démocratie, de privilégier son bonheur dans la sphère privée à l’amertume citoyenne toujours recommencée.
3. Les deux racines du formidable alignement des politiques conduites par les partis de gouvernement
Les raisons pour lesquelles les dirigeants politiques inscrivent leur action politique dans le credo du TINA dans sont de plusieurs ordres.
La fascination envers l’hyper-capitalisme
L’explication la plus pertinente de cet alignement des élites politiques sur le TINA est assez perceptible. Elle a trait à l’extraordinaire fascination qu’exerce sur eux le capitalisme mondialisé. Et comment ne seraient-ils pas fascinés, eux que le pouvoir attire, dans un monde dominé par la finance ? Il n’est qu’à voir leur empressement à se recycler, une fois leur mandat politique achevé, dans les organisations bancaires et financières ou dans une activité de conseil en bonne gouvernance. Au demeurant, cette fascination à l’endroit d’un capitalisme furieux a su s’inscrire dans les imaginaires politiques qui structurent encore notre vie politique. A droite, la mondialisation fait ainsi bon ménage avec une exaltation irrationnelle et délirante des marchés, qui n’est pas sans résonance avec la vieille droite orléaniste. Sur fond de liquidation du gaullisme, ce nouveau culte de l’enrichissement décomplexé, parfaitement sans-frontiériste, permet de recycler la rengaine anti-Etat tout en continuant de paraître progressiste grâce à un attachement réaffirmé à l’Union européenne. Il faut les entendre clamer leur peur de voir les riches « fuir à l’étranger » pour se faire une juste idée de leur patriotisme. A gauche, ce culte de l’argent fait évidemment plus mauvais genre, mais la mondialisation sait satisfaire son besoin maladif d’ouverture par lequel toute abolition de frontière passe pour une bonne nouvelle. La moindre écluse, l’idée même d’une régulation étatique qui ne serait pas un versement monétaire de l’Etat providence mais une affirmation de souveraineté ne peuvent que renvoyer, à travers le prisme post-moderne qui est le sien, au nationalisme et à la guerre. C’est bien pourquoi la gauche ne s’est jamais opposée à l’élargissement de l’UE. Et c’est aussi la raison pour laquelle on trouve dans ses rangs de nombreux défenseurs d’une adhésion turque : poser une frontière dépasse désormais de loin les capacités mentales de la gauche. Culte de l’argent et culte de l’ouverture fournissent ainsi chacun un ancrage politique dans l’idéologie de la mondialisation. Les premiers prétendront que les seconds ne font rien contre l’immigration et en sont encore à s’en remettre – stupidement jugeront-ils - à une régulation économique étatique fatalement obsolète ; les seconds argueront que les premiers roulent pour les riches et stigmatisent certaines communautés. Dans les faits cependant, il ressortira de cette opposition stérile une même politique de statu quo toujours favorable au monde des affaires, avec des conséquences économiques et culturelles relativement identiques à l’échelle de l’Etat-nation.
La "contrainte" européenne
La deuxième raison qui fonde des politiques continûment inspirées du TINA se comprendra en considérant la situation historique particulière du vieux continent. Nous connaissons en effet, depuis l’après deuxième guerre mondiale, un processus d’intégration qui n’a nulle part son équivalent dans le monde puisqu’il organise à grande échelle une neutralisation croissante des souverainetés nationales, sans envisager la naissance d’une souveraineté continentale de type fédéral tout en n’assumant point non plus une stabilisation confédérale. De telle sorte que les Etats membres ont aujourd’hui perdu les marges de manœuvre qui sont celles de toute puissance publique, même dans la jungle contemporaine du capitalisme mondialisé. Privés de politique commerciale et de politique monétaire, les voilà désormais à l’aube d’une neutralisation de leur politique budgétaire, sans harmonisation fiscale et sociale. Peu à peu, se dessine sous nos yeux la constitution d’uneorganisation supranationale punitive, à l’intérieur de laquelle la logique d’alignement et de normalisation est poussée à son paroxysme. La situation, il est important de le noter, pourrait être toute autre si l’Union se dotait d’un gouvernement politique et non de règles de gouvernance aussi ineptes que collectivement funestes, ou si elle se montrait respectueuse des souverainetés nationales. Mais le fait est qu’il n’en est rien et qu’à chaque nouvelle étape, elle contraint ses Etats membres plus qu’elle ne leur offre de marges d’action nouvelles. On a ainsi pu voir qu’un Etat comme l’Islande s’était bien mieux sorti de la crise financière que tous les Etats de l’Union européenne réunis, comme par hasard au moyen d’un surcroît, et non d’un retranchement, de démocratie. Cette situation particulière explique que si le discours TINA sévit dans tout l’Occident, il n’est nulle part plus prégnant qu’en Europe où il n’est pas seulement le produit d’une foi économique, mais aussi celui d’un credo pacifiste. De sorte qu’un improbable changement politique hostile à l’idéologie dominante implique non seulement la remise en cause des dogmes économiques attachés à l’hyper-capitalisme, mais aussi le recours à des moyens qui ne sont plus permis par les traités communautaires. S’opposer au TINA, c’est donc en Europe non seulement passer pour un fumiste au regard de la vulgate de la crédibilité, et à n’en pas douter pour un fieffé populiste, mais aussi pour un inconséquent puisque la sagesse commande, paraît-il, de ne pas déstabiliser la « maison Europe ».
4. La désespérance est accentuée par une crise de la représentation politique et sociale
Davantage qu’une démocratie au sens où peut l’entendre la théorie politique, notre régime politique s’apparente à un régime représentatif ponctué de rares consultations populaires thématiques. Sa vigueur et sa santé dépendent donc étroitement de sa capacité à représenter la société politique qui lui sert de cadre dans sa diversité. Or, si la continuité idéologique qui sévit par-delà les alternances est si grave, c’est parce qu’elle s’inscrit dans une crise de la représentation qui ne permet pas de la surmonter, crise de la représentation qui est particulièrement forte dans l’Hexagone.
Le scrutin majoritaire en question
(« On ne peut rien changer »)
Nous l’avons déjà évoqué, le score des partis protestataires s’avère durablement élevé, correspondant à près d’un tiers des suffrages exprimés si nous considérons le premier tour des dernières élections présidentielles. Pour autant, le mode de scrutin majoritaire ne permet pas à ces partis de disposer de l’influence politique à la mesure de leurs résultats électoraux. Ainsi l’Assemblée nationale est-elle scandaleusement « trustée » par le PS et l’UMP. Il existe pourtant bien toute une variété de modes de scrutins qui savent allier recherche d’une majorité de gouvernement et représentativité des opinions.
Le partage du temps de parole : une exigence démocratique trop ignorée
(« On entend toujours les mêmes »)
Ces deux partis « trustent » tout autant les temps d’antenne à la radio et à la télévision, de sorte qu’il faut attendre les campagnes électorales, auxquelles sont associées des règles de temps de parole plus strictes, pour que les autres courants d’opinion puissent bénéficier d’une audience de masse. Quand on sait tout le poids que peuvent avoir les médias dans les représentations collectives, on mesure combien les deux partis de gouvernement bénéficient de cette rente de situation médiatique dont rien ne vient pourtant justifier l’ampleur. Il y a donc toute une société politique qui souffre de sous-représentation.
La sociologie des élus : le problème de la représentation sociale
(« Ils viennent tous des mêmes milieux »)
La composition sociologique des élites est devenue très problématique. On se focalise souvent sur le nombre insuffisant de femmes et des personnes « issues de la diversité ». On évoque plus rarement le fait que les personnes pauvres ou issues de milieux modestes se font de plus en plus rares aussi bien dans les instances dirigeantes des partis que dans les fonctions électives.
La faible mobilité des élites
(« On voit toujours les mêmes »)
A cela s’ajoute le fait qu’à l’intérieur des partis de gouvernement, on compte des indéboulonnables que l’on retrouve systématiquement d’une alternance à l’autre. Ainsi, Laurent Fabius était-il déjà ministre lors du gouvernement de Lionel Jospin. Il y a donc un problème de renouvellement des élites qui n’est pas de nature à redonner du crédit à notre système politique.
5. Une crise de civilisation ? A tous les niveaux, le recul de « l’esprit démocratique »
La démocratie, contrairement à tout autre système politique, est davantage une ambition qu’un état de fait, davantage un idéal à accomplir qu’un accomplissement à préserver. On peut vivre sous un régime autocratique, monarchique ou oligarchique, mais on ne vit jamais vraiment en démocratie. Pour une raison simple : la démocratie ne vise pas la perpétuation d’un ordre social hiérarchisé ou chacun est assigné à une certaine place. Elle est une quête jamais achevée d’émancipation individuelle et d’autodétermination collective. Par émancipation, il faut entendre la participation de tous les citoyens aux décisions politiques. Par autodétermination, il faut comprendre l’abandon de toute référence à caractère absolu (tradition, religion) au profit du débat et de la délibération pour tracer une destinée commune.
Ces ambitions ont clairement un dénominateur commun qui fonde l’esprit démocratique : le sens du service à la Cité et de la responsabilité citoyenne.
Or, tout laisse à penser que cet esprit est en recul à tous les niveaux. Dans les strates supérieures de la société, la désertion s’avère consommée avec uneringardisation sans précédent de tout attachement à un cadre collectif quioblige. Les Etats sont pour les dominants, soit des territoires fiscaux, soit des zones plus ou moins propices au profit rapide et maximal. En résumé, seul le capitalisme les intéresse. Les obligations sociales attachées ne serait-ce qu’à leur réussite sont passées par pertes et profits, au nom d’une citoyenneté mondiale qui n’est qu’un prétexte fallacieux tant cette notion est vide de sens et n’oblige à rien.
Au sein de la masse des gens ordinaires, les évidentes résistances mentales à l’imaginaire capitaliste ne manqueraient pas d’être fécondes dans l’ordre idéologique, si le sens de la communauté dont elles paraissent encore pourvues n’entrait pas en conflit avec le triomphe du consumérisme dont l’un des effets majeurs est d’avoir identifié la réussite sociale à la capacité dont dispose chacun de consommer. Ainsi le grand nombre préfère-t-il se battre pour défendre « son pouvoir d’achat » que pour critiquer la place de l’argent dans la société ; de même se soucie-t-il moins de l’utilité sociale réelle du travail que de la mobilité dans l’échelle sociale marquée par la possibilité d’accéder à tous les artifices matériels et symboliques de la réussite. De sorte que l’oligarchie « n’exploite » plus les travailleurs, au sens où pouvaient l’entendre les marxistes : elle jouit simplement en solitaire d’un rêve de masse qui voudrait que nous soyons tous puissamment riches pour nous adonner aux mêmes plaisirs. Cet imaginaire consumériste explique en définitive pourquoi l’idéologie dominante est davantage remise en cause dans sa dimension culturelle avec un souci marqué pour les questions d’identité, que dans sa dimension économique (les inégalités de richesses et les injustices sociales).
Dans le mouvement de l’Histoire, on sait qu’un Empire naissant a souvent besoin de préserver coûte que coûte sa forme républicaine. Tout semble alors pareil, mais ce n’est pas pareil. J’ai bien peur que nos démocraties en soient précisément là : plus nous parlons de démocratie, et plus en réalité, elle s’évapore pour nous glisser entre les doigts.