Blogs, Europe et démocratie d’opinion : opportunités et dangers
Un an après l’issue du référendum du 29 mai 2005 en France et son déferlement d’affrontements argumentaires et rhétoriques, l’Europe a quasiment disparu de l’arène d’un débat public qui continue pourtant de s’enflammer : campagne des élections présidentielles avant l’heure, affaires d’Etat ne cessent d’agiter la chronique, ou plutôt les chroniqueurs. D’une semaine à l’autre, l’opinion (ou ceux qui prétendent la faire ?) semble « zapper » entre scandales, événements spectacles et thèmes de société qui déchaînent les passions. Constitution européenne, ouragan Katrina, crise des banlieues, CPE, Clearstream se sont succédé autant qu’éclipsés. Et, à chaque fois, désormais, les blogs semblent jouer un rôle de premier plan aux côtés des médias traditionnels. La parole citoyenne semble ainsi peser de plus en plus dans une démocratie où l’opinion est la règle. Et l’Europe, dans tout ça ?
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Sur "Euros du Village" |
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> La rubrique "Sur le Vif" < |
Les laissés-pour-compte de la sincérité collective
Le phénomène des blogs, tout le monde ou presque en parle, est une petite révolution tant dans le monde des médias que dans les modes d’expression individuels et la communication. La France, avec près de 4 millions de blogs à l’heure actuelle, est d’ailleurs précurseur en la matière, illustration certaine du besoin d’expression que les citoyens ressentent dans une société en perte de repères, mais éprouvant également un manque de confiance envers les relais traditionnels de l’information. La question de l’Europe est au cœur de ce problème : malaise quant à la place d’un pays et de ses citoyens au sein d’une construction qu’ils ne comprennent pas - et qui se sentent, en retour, incompris -, défiance vis-à-vis des médias traditionnels et des politiques, voire d’une élite supposée mêlant l’ensemble de ces acteurs dans une sphère d’acoquinement relevant en partie du fantasme.
En partie seulement, en effet. L’émergence des blogs et de l’expression personnelle est aussi le reflet d’une tendance lourde de la démocratie française, qui se nourrit et se cristallise autour des opinions de chacun. Cette « démocratie d’opinion », dont le journalisme français, fondé sur les impressions davantage que sur la prégnance de l’investigation et de l’explication, offre une illustration profonde (le journaliste est autant là pour commenter l’actualité que pour la rapporter), se distingue tout autant par la vivacité du débat que par de regrettables travers. Les dérives de cette dictature de l’opinion sont en effet aujourd’hui flagrantes, au point justement d’avoir doublement jeté hommes politiques et journalistes dans un état de disgrâce aux yeux des citoyens spectateurs : à vouloir suivre les vents d’une opinion supposée, politiques et médias ont franchement détourné les citoyens de leurs représentants et porte-parole. Au point que ces mêmes citoyens en viennent à exprimer avec violence la force de leur mécontentement (21 avril, 29 mai).
La mondialisation et l’Union européenne, thèmes laissés-pour-compte de la sincérité collective, sont certainement les questions qui en ont le plus fait les frais. Or qui pourra nier qu’il s’agit des enjeux les plus cruciaux auxquels nous fassions face à l’heure actuelle ? Le rappel de cette évidence reste désespérément nécessaire...
Le choix des Euros du Village |
Le
choix des Euros du Village, projet collectif, parmi l’ensemble des
blogs et sites internet d’expression citoyenne sur les questions
européennes, est assez original : bien qu’animé par une équipe dont
l’attrait pour les questions européennes est évident, il ne repose ni
sur une ligne particulière, ni sur le primat des opinions (les articles
de la rubrique « Sur le vif » représentent à peine 5% de nos
publications), mais sur une rigoureuse sélection des thèmes traités,
une double exigence de pédagogie et de qualité et la mise en avant du
fond avant la forme ou les personnes. A mi-chemin entre un site
d’information et un blog, les « Euros du Village » offre à l’heure
actuelle près de 250 articles sur des dizaines de thèmes, des sujets
les plus techniques aux plus politiques. L’accent est résolument mis
sur l’explication de thèmes complexes par des spécialistes des affaires
européennes, plutôt que sur le traitement de l’actualité au jour le
jour de manière journalistique. L’ambition première des « Euros du Village » n’est pas de proposer une vision unique de l’Europe, mais de dépasser les idées reçues en présentant la diversité d’un continent et des projets politiques à son échelle ; cela demeure plus que jamais notre objectif. |
Que faire de la parole citoyenne ?
Au lieu de faire flancher cette hégémonie de l’opinion, ce double discrédit ne contribue pourtant qu’à son glissement vers d’autres formes d’expression, qui s’en font le relais ; le phénomène des blogs est en première ligne. Les citoyens, autrefois spectateurs de l’opinion, s’en emparent. Ainsi, le blog leur donne la parole : chacun peut commenter l’actualité, donner son avis, avec une expertise non pas technique, ni politique, mais citoyenne. Citoyenne, autrement dit la parole du bon sens.
Si salutaire est le fait que désormais l’expression et le débat changent d’échelle, plus grave est le fait que la parole des journalistes et des politiques soit de plus en plus souvent considérée comme inférieure et moins légitime. Car en lieu et place des "citoyens", ce ne seront que quelques-uns qui auront réussi à imposer leurs vues et leur voix via la toile. Seule une infime partie d’entre eux aura en effet réellement voix au chapitre, face aux chimères d’une démocratie participative que la révolution Internet serait en passe d’imposer aux formes traditionnelles de la représentation. L’incroyable destin des thèses d’Etienne Chouard, incontestablement erronées dans leur majorité (il allait jusqu’à soutenir que le projet de Constitution européenne introduirait une dictature à l’échelle du continent), lors des débats sur le référendum sur la Constitution, illustre avec une terrible acuité à quel point ce phénomène peut s’avérer inquiétant (pour rappel, les Euros du Village ne sont pas là pour débattre du bien-fondé de la Constitution ni pour défendre coûte que coûte un projet que les citoyens ont décidé d’enterrer).
Attention, il ne s’agit pas là de dénigrer l’intérêt des blogs et des opportunités considérables offertes par ce phénomène ; ce moyen d’expression est formidable. Mais il mérite des précautions et un recul est nécessaire. Sur les questions européennes, de nombreux blogs, parfois d’une grande qualité, voient le jour depuis deux ans, et c’est indubitablement une bonne chose, une illustration que, malgré le peu d’attention porté à ces questions dans les médias, elles suscitent un véritable intérêt citoyen. Mais, là aussi, il convient de prendre parfois les choses avec un certain recul, lorsque, d’entrée, l’affichage de la couleur n’est pas évident (au contraire de blogs comme Le Taurillon, magazine des jeunes Européens fédéralistes, résolument d’orientation... fédéraliste, ou encore de certains blogs de militants d’ATTAC, dont le credo est la lutte contre l’Europe ultralibérale).
Quoi qu’il en soit, d’une manière générale, le thème de l’Europe trouve désormais des relais particulièrement intéressants, voire incontournables dans la blogosphère : débats de qualité (Europeus), témoignages passionnants d’un journaliste au cœur de Bruxelles (le blog de Jean Quatremer), ou encore pédagogie et sujets de fond comme c’est le cas avec les Euros du Village. A tel point que le portail Toute l’Europe, initié par le ministère des affaires européennes, met désormais les blogs au premier plan des sources d’information sur l’Europe.
Responsabilité
L’émergence des blogs donne une opportunité unique à chacun de témoigner, d’informer, et de dialoguer ; concernant les questions européennes, certains blogs sont devenus désormais de véritables sources d’information complémentaires des médias traditionnels, voire des outils de connaissance. Le citoyen devient « rapporteur », « chroniqueur », « critique », mais attention à ce qu’il ne prenne pas la place du journaliste ou du politique. Les défaillances des médias et des politiques dans leur majorité, qui cachent pourtant nombre de bonnes volontés, ne doivent pas servir de prétexte. En cela, politiques et médias détiennent une responsabilité considérable et font face à l’urgence d’une remise en question fondamentale. C’est là que résident les dangers d’une démocratie, quand l’opinion l’emporte sur le concret, le factuel, et finalement, la pédagogie.
Auteur : Mathieu Collet (Euros du Village)