De la monoculture et autres identités nationales
Je comprends de moins en moins les questionnements sur l’identité nationale (France) ou la culture de « chez-nous » (Allemagne). Ils sont toutefois légitimes, dans le sens où ils interpellent les citoyens et parfois même les mobilisent. Mais à mon humble avis, celui d’un voyageur permanent, imbu de plusieurs cultures (et nationalités), celui d’un polyglotte qui parle français avec des mots grecs et grec avec des concepts français, certains aspects de cette fixation identitaire auraient déjà du être tranchés, plus ou moins au moment de ma naissance, c’est à dire à l’aube de l’après guerre. Pour exemple, en Allemagne, le « patriotisme des institutions démocratiques » en opposition au « nationalisme du casque à pointe », était la référence centrale de ma génération, et cette potion magique avait permis, d’une manière ou d’une autre, à digérer les horreurs de la guerre et d’éloigner les Érinyes qui planaient au dessus de Berlin.
N’ayant jamais été « assimilé », et encore moins « intégré » au sein d’un moule citoyen made in France, j’y ai pourtant passé une grande partie de ma vie, en tant que citoyen. C’est à dire, ayant mon mot à dire sur le et la politique, participant à des combats qui parfois concernaient la France, parfois d’autres parties du monde, parfois le monde dans son ensemble. Et je dois dire que, quelques que soient mes opinions ou mon engagement, on ne m’a jamais fait comprendre que j’étais « d’ailleurs ».
Si l’Europe a été une invention ayant permis de mettre une fin aux conflits des grandes puissances européennes, elle m’a, autant qu’individu, facilité la vie et simplifié toutes les démarches administratives qui me la pourrissaient, au point de croire qu’elle avait été créée juste pour moi. Ce qui ne m’empêche pas de critiquer tout ce qui, à mon avis, « est pourri dans le royaume du Danemark ». Là aussi, dois-je dire, je n’ai pas eu d’ennuis indépassables, pas plus qu’un fonctionnaire qui doit garder (en certains cas) un devoir de réserve ou une « discrétion sélective », concernant certains sujets « sensibles » liés à mes activités professionnelles.
Ainsi, je sens de plus en plus, que l’affirmation d’un Autre inassimilable voire dangereux cache (mal) deux mécanismes douteux : le premier concerne un processus de renouveau d’un nationalisme antes guerre mondiale, qui trouve un appui inespéré chez les nouveaux venus au sein de la famille européenne. Le deuxième concerne une affirmation raciste, au sens propre du mot - ce qui en soi est preuve d’illettrisme et de lacune de nos systèmes éducatifs- qui détermine que certains « étrangers » seraient plus « étrangers » que d’autres.
Au sein d’une Europe qui gère un abandon de souveraineté volontaire des Etats membre pour toute une série de monopoles régaliens, il faut en effet assumer qu’un Slovène ou un Polonais siégeant au Coreper peut - et doit - régler des problèmes qui étaient auparavant le quotidien d’un préfet (ou d’un ministre) français. Et vice - versa. De la Suède à Malte, de la Bulgarie à l’Irlande, la culture et l’identité européennes se doivent, malgré de différences culturelles, religieuses, linguistiques, éthiques et morales évidentes, un socle commun qui, pour l’instant, est celui de la gestion technocratique. Quelques soient les objections et résistances, cette réalité fonctionne (plus ou moins bien). En d’autres termes, l’Autre européen est désormais gestionnaire de notre quotidien bien plus qu’un travailleur immigré ou un sans papiers habitant nos quartiers.
Le fait religieux, qui ne devient central que a cause de nos obsessions, est une fausse piste qui mène à la reconnaissance des éléments les plus rétrogrades de toute diaspora. A combien d’espagnols, d’italiens, de polonais, de grecs, d’arméniens venus s’installer en France et en Belgique (1920, 1930, 1940), en Suède ou en Allemagne (1950 – 1960) a-t-on fait le procès de leur religion, de leur « agnostime », de leur anticléricalisme ? Certes, on mettait des bâtons dans les roues à leur volonté de se syndicaliser ou à s’affilier à un parti politique « de gauche ». Mais, par ailleurs, ils n’étaient pas mieux traités que les immigrés contemporains, quoi que l’on dise aujourd’hui et même s’ils étaient des fervents catholiques (on songe au pogrom anti – italien d’Aigues Mortes par exemple).
A l’époque où je militais à l’université à Paris sans aucune entrave liée à mon statut d’étranger, d’autres grecs, ici, en Suède ou en Allemagne étaient quotidiennement brimés dans les champs, les mines ou les usines, considérés souvent comme du bétail à qui on niait quasiment tout droit citoyen.
Un peu avant, dans les années 50, ce sont les mêmes contrats inter-Etats collectifs qui régissaient l’arrivée massive des gastarbeiter grecs en Allemagne et des travailleurs immigrés maghrébins en France. Ces « travailleurs invités » ont participé au miracle allemand et aux trente glorieuses et, soit dit en passant, personne à l’époque ne les considérait comme des « peuples fainéants ». Ce qu’on leur reprochait, c’était leur statut même, celui d’être pauvres. On peut trouver, avec le recul du temps, autant d’articles, d’opinions, de textes malveillants vis à vis de la communauté grecque, qu’aujourd’hui se référant à celle des turcs.
Comme aujourd’hui, l’étranger était mal vu par ceux qui l’exploitaient et défendu par ceux qui avaient un regard critique vis à vis de leur propre société, de manière épidermique comme le cinéaste Fassbinder, ou philosophique comme les historiens de l’école de Frankfort, ou celle de la revue des Annales en France.
Qu’il arrive sous la couverture de contrats iniques ou, en désespoir de cause, en clandestin, l’étranger doit se plier à des règles écrites ou invisibles qui altèrent son histoire et sa personnalité. Théo Kalifatides, avec minimalisme et discrétion raconte son Odyssée suédoise :
Je montais et descendais Birger Jarlsgatan, un véritable repaire de courants d’air, je regardais toutes ces fenêtres allumées en espérant qu’une d’entre elles allait s’ouvrir, que quelqu’un crierait mon prénom, que j’avais déjà changé de Théodoros en Théodor, puis Théo, tout cela pour me rendre la vie plus facile, pour rendre mon nom plus facile dans l’espoir que quelqu’un le dise. Mais cela a duré longtemps, tellement longtemps que j’étais en train d’oublier comment je me prénommais.
Théodoros est désormais un écrivain de renom suédois, comme Djamel est français.
A eux on ne demande plus désormais à quoi ils croient où d’où ils viennent. Cependant, et contrairement à la très grande majorité de leurs « hôtes » eux, ils savent qui ils sont, et le prix qu’ils ont payé pour le savoir.
Paradoxalement, au sein d’un monde ou le collectif n’existe quasiment plus, les immigrés sont toujours des « grecs », des « turcs » ou des « musulmans ». Peu importe si, comme le raconte si bien Stephen Frears dans son film sur la minorité pakistanaise, Sammy and Rosie get laid, il existe des Pakistanais croyants et corrompus, d’autres ludiques et agnostiques, et d’autres, comme dans My Beautiful Laundrette qui accumulent les tares d’être étrangers et homos à la fois.