Le 8 mai, l’émotion et la politique
« Quand c'était "sans bagages", on savait que cela voulait dire qu'on allait quitter la prison et être fusillé dans la journée. » (Claude Bloch, le 8 mai 2023 à Lyon).
L'une des erreurs du Président Valéry Giscard d'Estaing a été de retirer le 8 mai de la liste des jours fériés. Son successeur François Mitterrand, qui venait de nommer un Ministre du Temps libre (sic !), l'a rétabli dès son arrivée à l'Élysée.
Dans l'esprit de bien des Français, la fête du 8 Mai reste avant tout le prétexte à un pont, juste une semaine après le premier mai, et cette année, pour les Franciliens notamment, cela tombe avec la seconde semaine des vacances de Pâques : six jours de congé pour le prix de quatre. Comme le jour de Noël (25 décembre), les lundis de Pâques et de Pentecôte ainsi que le jeudi de l'Ascension, la Toussaint (1er novembre), le 11 Novembre et le jour de l'Assomption (le 15 août), on se soucie peu de ce qu'on fête (civilement ou religieusement), pourvu qu'on profite bien du jour férié (du reste, ces ponts engendrent malheureusement des pics de la mortalité routière).
Je suis trop négatif et heureusement, il existe encore des citoyens qui célèbrent le 8 mai : tous les élus, en particulier les élus locaux, sont censés célébrer nos morts pour la France (chaque maire ou représentant doit lire un message du Ministre des Armées à cette occasion), devant ces nombreux monuments destinés au Souvenir érigés au lendemain de la Première Guerre mondiale ; toutes les communes, même les plus petites, ont cette tragédie gravée dans leur mémoire locale. Quelques citoyens accompagnent ces élus dans le même élan du souvenir, de l'hommage et de la leçon pour le futur.
Trop peu à mon avis, mais il ne faut pas trop en demander ; il suffit qu'il en reste quelques-uns, même soixante-dix-huit ans plus tard, pour garder cette mémoire indispensable aux générations futures. Et c'est là que le négatif devient espoir : souvent, les communes associent les enfants, les plus jeunes, dans ce travail de mémoire. D'une manière ou d'une autre, souvent dans le cadre du conseil municipal des enfants, les enfants déposent une gerbe au même titre que les adultes et que les anciens combattants, ils lisent parfois un message à leurs contemporains, qui parfois n'a rien à envier au message du ministre. Cette France vivante, jeune, à l'heure des réseaux sociaux, des comportements narcissiques égocentrés, des jeux vidéos et des réalités alternatives sinon virtuelles, est rassurante. C'est soulageant même : le flambeau passera encore de générations en générations.
Dans une telle cérémonie, la minute de silence m'émeut profondément. Une émotion intense me remonte dans les yeux et je vois les images terribles des ossuaires des forts de Verdun ou des camps d'extermination. En 1918, on disait : plus jamais ça. Il n'a même pas fallu une génération pour remettre ça, et avec encore plus d'horreurs, plus de terreurs.
Il faut être clair et il faut être humble : on n'apprend jamais de l'histoire. Parce que la guerre est plus facile que la paix. La guerre, il suffit d'un seul sur les deux cents États que compte la planète pour la provoquer. C'est bien joli d'être un pacifiste, mais si en face, on te fait la guerre, il faut bien que tu te défendes. Si tu veux encore exister, bien sûr. Pour obtenir la paix, il faut l'unanimité, c'est beaucoup plus difficile. Le 8 mai 2022 était particulièrement émouvant pour deux raisons : déjà parce que la fin de la crise sanitaire permettait de rendre la cérémonie publique (cela faisait trois ans qu'elle était faite à huis-clos), enfin parce que quelques semaines auparavant, la Russie déclarait la guerre à l'Ukraine d'une manière brutale, injuste et injustifiée, sinon par un nationalisme mégalomaniaque qui déjà a meurtri plusieurs fois sle monde en deux siècles.
En 1900, la nation la plus cultivée, la plus civilisée, la plus sophistiquée, la plus humaniste, là où on trouvait les meilleurs musiciens, les plus grands poètes, les meilleurs artistes, c'était l'Allemagne. Cela n'a pas empêché Hitler et Auschwitz. Les horreurs de la guerre civile de l'ex-Yougoslavie il y a seulement trente ans, comme celles qui se déroulent sous nos yeux en Ukraine aujourd'hui nous montrent qu'elles peuvent resurgir dans un futur proche n'importe où, il n'y a pas des nations à horreurs et des nations à pas horreurs ; l'humain est ce qu'il est, capable du meilleur comme du pire. Avec une différence aujourd'hui : il serait impossible d'être clandestin de nos jours, avec l'informatique, avec les contrôles numériques de toute part, les caméras, la géolocalisation, les traçages informatiques, les résidus d'empreintes génétiques, la technologie est beaucoup trop sophistiquée aujourd'hui pour vouloir tromper un État autoritaire, et la Chine est en train de nous en faire la démonstration.
Le 8 mai est la convergence de trois faits qu'il s'agit de commémorer : la fin de la Seconde Guerre mondiale (en Europe) et comme la fin de toute guerre, c'est la joie parce que c'est l'espoir d'un monde meilleur et de paix ; la Résistance, et heureusement en France que nous ayons eu De Gaulle, mais ils étaient rares, ces résistants devenus nos héros des temps modernes ; enfin, et c'est sans doute le plus singulier dans l'histoire de l'humanité, l'extermination industrielle des Juifs mais aussi d'autres catégories de l'humanité (personnes handicapées, tziganes, etc.) dans des camps construits à cet effet. On rend hommage alors aux trois, aux héros de guerre, aux résistants et aux rescapés des camps. Pour les (encore) vivants, car pour le reste, on rend surtout hommage aux morts pour la France, pour notre liberté, pour ma liberté de m'exprimer, de vivre en paix, de râler pour des choses parfois dérisoires.
Le Président de la République Emmanuel Macron a choisi, ce lundi 8 mai 2023, après la cérémonie place de l'Étoile, d'aller à Lyon, à la prison de Montluc, et de rendre hommage à la Résistance en général et à Jean Moulin en particulier, où il fut interné et torturé, par Klaus Barbie, avant d'être envoyé en Allemagne et de mourir entre-temps. C'est, à ma connaissance, la première fois qu'un Président de la République vient à la prison de Montluc, ancienne prison bien sûr puisqu'elle est devenue un monument historique (depuis le 25 juin 2009) et une sorte de musée. Y fut aussi interné l'historien et résistant Marc Bloch qui enseigna l'histoire à ses codétenus (il fut torturé puis fusillé par les nazis). Le résistant Raymond Aubrac y a aussi été interné. Ainsi que les quarante-quatre enfants et sept accompagnateurs d'Izieu qui ont été raflés le 6 avril 1944 avant d'être déportés à Drancy puis assassinés dans les camps d'extermination.
Entre le 17 février 1943 et le 24 août 1944, près de 10 000 personnes furent internées à la prison de Montluc dans des conditions terribles (huit par cellule de trois mètres carrés), seules 3 000 en sont revenues vivantes (mais dans quel état ?). Lors des appels, chaque matin, si on appelait la personne en disant "sans bagages", cela signifiait qu'elle serait fusillée dans la journée ; sinon, "avec", elle était déportée vers le sinistre camp de Drancy, point de départ des camps de la mort en France. Si la prison de Montluc a été libérée le 24 août 1944, elle a continué à garder sa sinistre réputation après la guerre car elle a interné des prisonniers politiques de la guerre d'Indochine puis d'Algérie, et onze personnes y furent exécutées entre le 26 septembre 1959 et le 31 janvier 1961 (cent douze peines de mort y ont été prononcées pour actes terroristes et assassinats politiques). D'autres exécutions ont eu lieu, de droit commun, jusqu'au 22 mars 1966.
Après les honneurs militaires, la Marseillaise et le Chant des Partisans, le chef de l'État, accompagné discrètement de deux ministres, Pap Ndiaye (Éducation nationale) et Éric Dupond-Moretti (Justice), a salué les officiels qui l'ont accompagné, en particulier les élus de la ville de Lyon, dont le maire écologiste Grégory Doucet. Tous admettaient que malgré les oppositions politiques, ce moment était d'unité nationale, et c'est heureux que certains élus pourtant fermement adversaires sachent faire la part des choses entre les combats politiques et la communion des valeurs républicaines.
Les trois premières personnes qu'Emmanuel Macron a saluées étaient, d'une part, les époux Klarsfeld (Beate et Serge), appelés fameusement les chasseurs de nazis, et d'autre part, Claude Bloch (94 ans) qui est l'un des dernières survivants des internés de la prison de Montluc pendant la guerre (ils sont encore trois ou quatre), également l'un des derniers rescapés des camps d'Auschwitz et du Stuttof (sa mère est morte gazée à Auschwitz). Malgré sa béquille, Claude Bloch était très dynamique et expliquait beaucoup de choses, témoignait auprès du Président de la République comme il le fait depuis des décennies auprès des plus jeunes, scolaires, qui lui posent généralement beaucoup de questions (une heure de témoignage, une heure de réponse aux questions, expliquait-il joyeusement).
Puis, Emmanuel Macron a visité la prison de Montluc, guidé par la directrice de l'établissement avec la contribution de collégiens et lycéens de Saint-Genis-Laval qui expliquèrent au Président la rafle des enfants d'Izieu (Zoé et William), la vie de Jean Moulin (une élève de Troisième) ou l'arrestation de Klaus Barbie (Ambre et Côme). Pour ces jeunes (qui ont bravé leur timidité), qui faisaient en quelque sorte des exposés, c'était un projet sur lequel ils bossaient depuis le début de l'année scolaire. Là aussi, c'est rassurant de savoir que la mémoire est dans de bonnes mains, celles de jeunes qui, plus tard, sauront la transmettre à leurs propres enfants malgré la disparition des témoins directs.
L'idée de rendre hommage à Jean Moulin un 8 mai est assez curieuse mais bienvenue pour rappeler le temps de l'unité nationale. C'est bientôt le quatre-vingtième anniversaire de son arrestation (21 juin 1943) et de sa mort (8 juillet 1943). Dans son discours devant un public très restreint, Emmanuel Macron a évoqué en effet les deux missions que De Gaulle avait données à Jean Moulin : créer l'armée secrète et unifier la Résistance intérieure.
Et une autre mission éminemment politique : créer le Conseil National de la Résistance (CNR) en rassemblant des représentants de tous les anciens partis politiques de la Troisième République (SFIO, PCF, radicaux, Alliance démocratique, PDP, etc.), de tous les syndicats (la CGT et la CTFC y étaient représentées) et des représentants de tous les mouvements de résistance. Un historien a d'ailleurs noté une erreur du chef de l'État qui, dans son discours, a parlé du droit de vote des femmes, mais cette mesure n'a pas fait partie du programme du CNR ; au contraire, les membres du CNR se sont bien gardés d'en discuter car ils recherchaient le consensus. Le droit de vote des femmes était une initiative purement gaullienne.
L'intervention présidentielle s'est achevée par une phrase de Georges Courteline (légèrement modifiée) citée par le film "L'Armée des ombres" de Jean-Pierre Melville d'après Joseph Kessel (sorti le 12 septembre 1969) : « Mauvais souvenirs ! Soyez pourtant les bienvenus, vous êtes notre jeunesse lointaine ! ».
Le message que voulait faire passer Emmanuel Macron était pourtant clair : en dépassant les frontières partisanes, De Gaulle a su fédérer toutes les résistances au service de la seule Nation. Aujourd'hui, dans un pays divisé politiquement mais aussi socialement, Emmanuel Macron, dont le dépassement des frontières partisanes a été le fonds de commerce dès 2016, est bel et bien dans ce paradigme, mais en forme de point d'interrogation : comment retrouver la concorde nationale autour des grandes valeurs ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le 8 mai, l'émotion et la politique.
Hommage à Jean Moulin.
Programme du Conseil National de la Résistance.
Jean Moulin.
Daniel Cordier.
Pierre Simonet.
Edgard Tupët-Thomé.
Hubert Germain.
Robert Hébras.
Noëlla Rouget.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
La Libération de Paris.
Les 75 ans de la Victoire sur le nazisme.
La Fête de l'Europe.
Le syndrome de Hiroshima.
Carnage de Maillé (1).
Carnage de Maillé (2).
Mauschwitz.
Emmanuel Macron à Pithiviers.
Jacques Attali et Emmanuel Macron : pourquoi la fresque d’Avignon était antisémite.
Discours du Président Emmanuel Macron le 17 juillet 2022 à Pithiviers (vidéo et texte intégral).
La rafle du Vel d’Hiv, 80 ans plus tard : les heures sombres de notre histoire...
Les 75 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Sarah Halimi, assassinée car Juive.
La tragique expérience de Simone Veil à Auschwitz.
Emmanuel Macron et le Vel d’Hiv (16 juillet 2017).
François Hollande et le Vel d’Hiv (22 juillet 2012).
Discours d’Emmanuel Macron du 16 juillet 2017 (texte intégral).
Discours de François Hollande du 22 juillet 2012 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 (texte intégral).
La Seconde Guerre mondiale.
La République de Weimar.
Le Pacte germano-soviétique.
Le Débarquement en Normandie.
Les Accords de Munich.
Le Pacte Briand-Kellogg.
Le Traité de Versailles.
L’Europe, c’est la Paix.
La Première Guerre mondiale.
Témoignage : mon 11 novembre, le songe de l’histoire.
Lazare Ponticelli, le dernier Poilu.
Chasseur alpin, courageux jusqu’au bout de la vie.
Les joyeux drilles de l’escadrille.
La Grande Guerre, cent ans plus tard.
Fête nationale : cinq ans plus tard…