Petite histoire de la laïcité en France
Laïcité ! Laïcité !
Ce mot a été élevé par certains au même niveau que le triptyque de notre devise nationale « liberté égalité fraternité », plus haut que le principe de notre République « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », plus haut que les jolies expressions « bien public », « souveraineté populaire » et « justice sociale ». Au point qu’on a oublié ce qu’il signifie en fait.
Comment dans ces conditions s’étonner de ce que les citoyens français s’imaginent généralement que la laïcité est l’absence de religion et qu’elle a à peu près un siècle d’existence ?
A ma modeste échelle, je vais tenter de vous fournir, à vous lecteurs, quelques clés d’explication de ce qu’est, réellement, la laïcité.
Commençons par l’évidence : l’étymologie. « Laïcité » provient du grec « λαοϑ » (prononcez « lahosse ») qui signifie littéralement, grosso-modo, « les gens », « le peuple ». De manière plus exacte, on pourrait le traduire par « la norme », « la conformité ». La laïcité désigne ainsi ce qui est conforme aux normes sociales. Il s’agit d’une notion exclusivement consacrée au domaine de l’apparence et au lieu public. Est « laïc » le comportement qui se conforme à l’« hygiène publique ». De fait les premiers à être affublés de ce qualificatif furent les Grands, princes et ducs, francs du Vème au IXème siècle, qui incarnaient – en théorie – mieux que quiconque les manières usuelles de vivre. Les côtoyaient des Grands plus exceptionnels, les princes ecclésiastiques, qui étaient le plus souvent évêques voire cardinaux. L’avènement de la monarchie capétienne – et donc du Royaume de France – fut l’œuvre conjointe de ces deux groupes, les seigneurs laïcs et ecclésiastiques. Les siècles suivants furent ceux de l’Europe de la Chrétienté, dotée d’un pape exerçant son empire au spirituel sur tous les hommes, du plus humble paysan au plus puissant seigneur. Quoi de plus « laïc » alors que le catholicisme ? L’un des premiers saints laïcs – ceux qui sont sanctifiés par l’Église non pas pour l’accomplissement d’un miracle mais pour leur vie exemplaire – fut, au XIIème siècle, Louis IX, qui fit de la France une « terre très chrétienne d’un peuple aimé de Dieu », la « fille aînée de l’Église ».
La « laïcité catholique » fait alors partie des caractères naturels de la France. En ces temps où le plus irréligieux des hommes ne conteste pas l’existence d’un Dieu, elle correspond parfaitement aux normes sociales. La laïcité est, déjà, à la base de l’assimilation, cette méthode quasi phagocytaire qu’à la France d’accueillir en son sein des étrangers. En témoigne l’épisode de l’accueil par François Ier des juifs d’Espagne au XVIème siècle. En effet, persécutés par la Sainte Inquisition, ils demandèrent l’asile au roi de France. Ce dernier leur accorda de venir et séjourner en son domaine et d’y vivre suivant leur foi à la condition de se déclarer catholiques au pape. Ce qu’ils firent. C’était là la norme de vie dans la France du « Roy tres chrestien » comme dans toute l’Europe chrétienne, aussi fallait-il, pour être laïque, réserver à l’intime les pratiques et fois religieuses non catholiques et afficher au contraire un catholicisme pur et parfait. En fait, la « laïcité à la française » est devenue à la faveur des siècles la stricte séparation entre vie privée et vie publique, entre ce que l’on est et fait dans l’intimité de son logis et de son entourage, et la face qu’on présente au monde. L’assimilation française consiste déjà à cette époque à être laïque, c’est-à-dire à présenter dans l’espace public les us et coutumes en vigueur en France. La Réforme et ses guerres démontra un peu plus tard que la frontière entre affaires privées et publiques pouvait changer. Les protestants de toutes obédiences refusèrent de se déclarer catholiques et de vivre leur foi dans l’intimité. La multiplication des conflits entre catholiques et protestants amena à un compromis d’un genre nouveau : la coexistence de plusieurs religions, prélude à la tolérance religieuse. Ce fut là un pas de plus vers le passage de la religion de l’espace public à l’espace privé.
Un cap décisif en la matière comme en bien d’autres domaines fut franchi pendant la Révolution française : le passage de la simple tolérance au droit à la liberté de conscience. La tolérance en matière religieuse permet à plusieurs dogmatismes (que l’on ne voie pas chez moi le moindre accent défavorable quand je parle de dogmatisme) d’exister conjointement. Autrement dit, à plusieurs vérités révélées (et donc péremptoires) d’être présentes sur la même terre. Le droit à la liberté de conscience fait de ces vérités des opinions. De simples opinions, il est vrai, mais qui sont par là même éminemment respectables, quand bien même certains considéreraient l’une ou l’autre comme idiote (lire à ce sujet le discours de Mirabeau à la Constituante sur la religion). La religion quitte alors le domaine de l’état pour devenir l’affaire des individus. Dans la même période, dans d’autres domaines, la frontière entre les domaines privé et public est questionnée et modifiée. Les mouvements galant et précieux concouraient à faire des femmes des personnes publiques comme les autres (lire à ce sujet la lettre de Babeuf, galant homme à l’instar de son camarade Robespierre, à l’académie d’Arras, consacrée aux rapports entre les hommes et les femmes) tandis que d’autres, tels Talleyrand, estiment que les femmes doivent être remisées tout à fait dans le domaine privée, du fait de leur « nature fragile et faible » (cf : le discours qu’il fit à la Convention sur ce sujet). La question économique fut également mise sur la table : alors que Robespierre et ses Montagnards entendaient usurper leurs « trésors » aux « âmes de boue qui ne vénèrent que l’or » pour assurer le bien public, les Girondins, Brissot en tête, entamèrent une lutte de longue haleine pour faire de l’économie une « affaire privée », suivant le mot de Benjamin Constant (lire De la liberté des anciens comparée à celle des modernes). Ce dernier et bien d’autres – Jean-Baptiste Say, notamment – l’emporta finalement au début du XIXème siècle, et cette victoire ne fut pas remise en cause avant 1840 et le célèbre « la propriété c’est le vol » de Proudhon (lire son Qu’est-ce que la propriété ?) et, après lui, Marx et tout le mouvement socialiste hors les saint-simoniens, Blanqui et le républicanisme révolutionnaire inspiré de Saint Just et Robespierre, et Gambetta et son radicalisme intransigeant.
Cependant, entre 1789 et 1840, la laïcité s’était portée principalement sur la question religieuse. Plus d’un siècle plus tard, elle n’en est pas sorti : c’est toujours ce point-ci qui pose problème. Les « prêtres laïques » qui s’étaient conformés aux usages français, d’abord en jurant fidélité à la République de 1792, ensuite en réaffirmant par le gallicanisme leur indépendance vis-à-vis de l’Église de Rome, une tradition française depuis que Saint Louis avait fait sienne l’« Église particulière » de France, se confrontèrent aux « papistes », bientôt ultramontains. L’ultramontanisme, justement, cette doctrine catholique qui veut que l’autorité du pape s’étende « au-delà des montagnes » italiennes sur toute la Chrétienté – c’est-à-dire sur l’univers tout entier, qui était, selon la tradition de la « théocratie pontificale » forgée par Innocent III au XIIème siècle, le jardin dont Pierre avait laissé le règne à ses successeurs –, commença dans les années 1840 à être vu comme un danger par les autorités politiques françaises. Et s’il prenait au pape l’envie d’exercer un pouvoir temporel au-delà de son domaine ? Face à cette menace d’empiètement, les régimes successifs – Royaume des Français de Louis-Philippe, deuxième République Française, second Empire des Français de Louis-Napoléon Bonaparte et troisième République Française – gardèrent une saine distance vis-à-vis de la religion. Même au plus fort du « renouveau catholique » qui secoua la France sous le second Empire, Napoléon III ne fit guère que le minimum syndical pour ne pas s’aliéner l’électorat catholique – s’appuyer sur les œuvres sociales de l’Église et protéger l’intégrité du pape dans l’affaire de l’unification italienne. La Restauration du Royaume de France de 1815 à 1830 n’avait pu empêcher la laïcité de consister en la neutralité relative de l’état en matière religieuse. Le libéralisme débonnaire du Royaume des Français, qui avait pour modèle la monarchie parlementaire britannique, était en la matière plus conforme à l’esprit français qui prévalait désormais, de même que la deuxième République. Le second Empire, avec son Napoléon III socialiste saint-simonien, se conforma également au mouvement : éloigné de la foi catholique au début et à la fin de son règne, il fut plus proche de l’Église lorsqu’elle connut un court regain de popularité dans la population.
Quant à l’anticléricale troisième République, elle mena bec et ongle une bataille sans pitié contre toute influence de l’Église en matière politique. La question laïque fut à ce point prégnante qu’à partir de 1885 et pour encore trente ans la marque idéologique de séparation de la droite et de la gauche fut la relation entretenue vis-à-vis de la religion, et spécialement de l’Église catholique apostolique romaine. La république opportuniste des « républicoquins » fit les « curés sac au dos » de Boulanger, l’école « gratuite, laïque et obligatoire » des lois Ferry et, finalement, la loi de 1905 sur la neutralité de l’état en matière religieuse. Mais depuis plusieurs décennies déjà, à plusieurs exceptions sporadiques près, la religion était une affaire privée pour l’immense majorité des gens. Seule exception à la voie anticléricale : l’encouragement et le soutien aux instances religieuses pour l’envoi de missionnaires en Afrique et en Asie. Au fond, la politique religieuse de la troisième République ne fut guère différente de celle du second Empire : toute de pragmatisme, elle limita l’influence de l’Église en matière politique sans aller jusqu’à s’aliéner la majorité des catholiques tout en s’appuyant sur elle pour mener sa propre politique. Napoléon III utilisa les œuvres de charité de l’Église pour consacrer l’essentiel de son budget à la modernisation industrielle et économique de la France, la troisième République les missionnaires pour son œuvre coloniale. Dans les années 1930, il sembla que la question était réglée : les « chrétiens sociaux » ne prétendaient pas revenir sur la loi de 1905 et le catholicisme de Charles Maurras, culturel plutôt que cultuel, lui valut son excommunication. Les catholiques les plus intransigeants avaient fini par s’assimiler à la nouvelle donne culturelle française, après les juifs et les protestants. La religion était respectée par tous. L’antijudaïsme religieux lui-même se métamorphosa en antisémitisme raciste. L’autre grand pendant de la politique de laïcité de la troisième République fut d’imposer la langue française, non pas comme commune ou véhiculaire comme elle l’était auparavant, mais comme langue unique. Ce double socle de la laïcité de la fin du XIXème siècle marque un durcissement notable de la laïcité : non seulement elle sépare le privé du public, mais elle impose dans ce dernier une « francité » intransigeante et uniforme. Les années 1970 mirent fin à ce court triomphe en prétendant, au nom du « droit à la différence », permettre à la religion et aux particularismes linguistiques et culturels de réintégrer l’espace public. Surtout médiatisées pour ce qui touche à la religion musulmane, les affaires de religion dans l’espace public – et même l’espace d’état, pour ce qui concerne l’école publique – se multiplièrent dès lors. Au point que les parlementaires votèrent en 2004 une loi sur les « signes religieux ostensibles » à l’école. Mais les problèmes religieux ne cessent de ressurgir, alimentés qu’ils sont par un climat mondial qui fait de la religion l’enjeu politique autant que culturel d’un « choc des civilisations ».
En attendant, minée par le relativisme ambiant qui interdit toute norme sociale au nom de la « tolérance » – en réalité acceptation – et de la lutte contre le totalitarisme, la laïcité est minée de toutes parts. Et personne ne s’en émeut.