mercredi 27 avril 2011 - par Daniel Arnaud

Réforme de la garde à vue : les Français sont-ils mûrs pour la démocratie ?

Les Tunisiens et les Egyptiens sont-ils mûrs pour la démocratie ? Certains observateurs, à l’occasion des révolutions dans le monde arabe, se sont risqués à poser la question. Et les Français, donc, pourrait-on surenchérir… On l’oublie souvent, mais, derrière sa vitrine libérale et humaniste, le « pays des droits de l’homme » a gardé le goût du pouvoir fort, même le plus injuste. La garde à vue, c'est-à-dire la privation de liberté sans garantie pour les droits de la défense, demeurait une pratique digne d'un Etat policier, et était incompatible avec les principes démocratiques des grands Etats modernes, notamment dans le cadre européen. Aussi sa réforme était-elle inévitable, et ne doit rien à la présidence policière (mais point policée) de Nicolas Sarkozy. Un pas dans le bon sens, mais il reste tant de chemin à faire. Retour sur quelques fausses évidences au « pays des droits de l'homme… quand l’homme vous convient »[1].


[1] Sampiero Sanguinetti, Le Désordre des identités, Autres temps, 2007.

Il faut s’entendre sur le mot « démocratie ». Si c'est ce régime qui assure certaines libertés individuelles (d'où les « droits de l'homme »), elle n’est pas née avec la prise de la Bastille, loin de là, mais dans le monde anglo-saxon. Les Anglais ont bénéficié de la Grande Charte au XIIIe siècle... On l'oublie trop souvent, ce qui est source de bien des malentendus... Par exemple concernant cette fameuse association d'idées typiquement française consistant à amalgamer d'une part la monarchie et la tyrannie, et d'autre part la république et la démocratie. Pierre Rosanvallon le rappelle dans L'Etat en France de 1789 à nos jours : l'Angleterre a réalisé sa « transition démocratique » longtemps avant « notre » Révolution, en reconnaissant dès l'époque féodale un certain nombre de droits aux sujets de sa Majesté. Les philosophes des Lumières prenaient d'ailleurs régulièrement comme références l'Angleterre et la monarchie constitutionnelle, et se méfiaient parfois même de l'idée... de république, qui pouvait signifier l’assujettissement des individus à l’Etat, au détriment des libertés individuelles. C’est la fameuse querelle entre les Anciens et les Modernes.

La démocratie implique la liberté d’expression, la résistance à l'arbitraire, la mise en cause de l'autocrate. Or, la France du XXIe siècle conjugue l'héritage de l'Ancien Régime avec les innovations des totalitarismes du siècle dernier, le tout camouflé derrière quelques miettes de libéralisme et d’humanisme... Car l’autocrate, aujourd’hui, peut être tel chef du gouvernement embusqué à l’Elysée, tel haut fonctionnaire en sa principauté (déguisée en préfecture ou en académie), ou tel petit chef sur son fief (grimé en établissement public).

Le « pays des droits de l’homme… d’Etat », faudrait-il dire. Cette monarchie républicaine, avant d’être rappelée au bon souvenir du « devoir de mémoire », a ainsi permis à Maurice Papon de poursuivre une longue et « belle » carrière de haut fonctionnaire, puis de ministre… La France, un modèle enviable ? Ce n’est peut-être pas l’avis des Algériens jetés dans la Seine le 17 octobre 1961, sous les ordres d’un « préfet de la République », ancien collaborateur de surcroît. Michèle Alliot-Marie proposant le « savoir-faire de la police française » à Ben Ali, une anomalie ? D’une logique implacable, au contraire ; et d’une parfaite cohérence avec un art de gouverner privilégiant l’ordre établi, quel qu’il soit ; y compris lorsque son maintien suppose le sacrifice des individus.

Dans la fonction publique, très hiérarchisée, prévaut toujours l’équivalent de la raison d’Etat : une sorte de raison institutionnelle, qui annule de fait les droits des serfs-serviteurs, du moment que leur exercice contredit le bon plaisir du gentil seigneur. Parce qu’une habitude bien française est de confondre service public et intérêt public, on part du présupposé qu’il suffit d’aseptiser l’image du premier pour que le second soit effectif. On tend à faire comme si l’un assurait nécessairement l’autre ; la dénonciation d’un dysfonctionnement dans le service public étant dès lors assimilée à une atteinte à son image, et à la contestation de l’intérêt public lui-même ; alors que ce dernier, en réalité, demeure dépendant des hommes qui prétendent le servir, et d’éventuels détournements institutionnels. Certes, les textes officiels envisagent la désobéissance quand un ordre s’avère illégal ; et celui du 8 mars 2007 relatif à la protection du fonctionnaire et au harcèlement moral dans l’Education nationale suppose la possibilité de s’élever contre l’abus de pouvoir. Mais, dans les faits, les échelons supérieurs de la hiérarchie se refusent systématiquement à les appliquer parce que, par principe, « on ne désavoue pas un supérieur ».

D’où cette logique perverse consistant à réprimer l’agent qui dénonce un problème, au lieu de chercher à le résoudre. Prétexter un manquement au « devoir de réserve » se révèle à cet égard fort commode pour forcer au silence celui qui a tout à dire. Quant au fameux « dossier administratif », qui vous suit jusqu’au terme de votre carrière, l’administration peut y glisser n’importe quoi, à seule fin de casser le récalcitrant. Il n’est pas sans rappeler le « livret ouvrier » dénoncé par Marx au XIXe siècle… Des pratiques qui relèvent d'un autre âge, et qui, à l’instar de la garde à vue, ne devraient pas survivre à l'adoption de normes européennes issues du droit anglo-saxon.

Marianne ? Une belle souveraine qui s’attarde chaque matin devant son beau miroir pour se farder en démocrate. La France, depuis 1789, n’a jamais fait sa « transition démocratique », mais s’est obstinée à conserver un système hybride, mélange de proclamation des « droits de l’homme » et de perpétuation de pratiques d’Ancien Régime : « l’Etat c’est moi », « contredire le roi c’est contrarier l’intérêt public », « blâmer un supérieur c’est commettre un crime de lèse-majesté ». Une monarchie républicaine qui fait passer la bureaucratie avant l’individu, au lieu d’admettre que celle-ci est au service de celui-là ; qui préfère la « bonne marche » des institutions (même si c’est illusoire et question d’image) au marginal qui ose mettre au jour l’imposture ; et qui n’aime pas la tolérance, sauf dans les discours qui lui servent de vitrine. Bref, la marche (au pas de l’oie) exclut la marge.

Passée la réforme de la garde à vue, il faudra encore se pencher sur cette juridiction d’exception qu’est l’antiterrorisme (« la porte ouverte à l’arbitraire », selon un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme[1]) ; mais aussi faire progresser la fonction publique, en admettant que les textes qui la réglementent y soient bien appliqués ; même si cette application conduit à désavouer une hiérarchie.

 

Daniel Arnaud

Retrouvez cet article dans son contexte original sur http://generation69.blogs.nouvelobs.com/

 


[1] De 1998.



2 réactions


  • Indépendance des Chercheurs Indépendance des Chercheurs 27 avril 2011 15:42

    Voir notre dernier article sur Adlène Hicheur  :


    http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/04/25/adlene-hicheur-toujours-en-detention-sans-jugement-iii.html

    Adlène Hicheur, toujours en détention sans jugement (III)


    Le 25 avril 2011, le physicien français Adlène Hicheur entame son 564ème jour de détention provisoire sans qu’aucun jugement sur le fond ne soit intervenu. Au même moment aux Etats-Unis, The New York Times diffuse dans son dossier « The Guantánamo Files » un article intitulé « Classified Files Offer New Insights Into Detainees », se référant à des dossiers divulgués par Wikileaks. Le Monde signale : « WikiLeaks publie des documents sur les prisonniers de Guantanamo », et publie le même jour un deuxième article à ce sujet avec le titre « WikiLeaks : A Guantanamo, des adolescents victimes de machinations ». Al Jazeera commente « ’Guantanamo files’ : Dozens held were innocent ». Global Post souligne à son tour : «  The U.S. released dozens of « high-risk » detainees from the Guantanamo Bay prison facility and held more than 150 innocent men for years ». The Telegraph dresse un constat analogue, tout comme le Nouvel Observateur. Dans un article avec le titre « A Bird’s Eye View - Jailed in the EU without charge », et se référant notamment à Adlène Hicheur, le Daily News (Turquie) écrit : « Humans are getting arrested in European Union countries, and their lives are being destroyed for no apparent reason ». Sur Adlène Hicheur, Dennis Overbye écrivait récemment dans The New York Times : «  Physicist’s Jailing Is Veiled in Mystery ». C’est sans doute, précisément, l’impression la plus troublante qui saisit le citoyen au vu des éléments connus de ce dossier et des dégâts humains causés par la longue détention sans jugement. Des conséquences humaines que dénonce le Comité International de Soutien à Adlène Hicheur (CISAH). Malheureusement, cet aspect du fonctionnement de la justice française ne semble pas être clairement abordé dans les engagements de Nicolas Sarkozy mis en ligne sur le site de l’Elysée. A quand une réforme conséquente dans ce domaine ?

    [la suite, sur le lien http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/04/25/adlene-hicheur-toujours-en-detention-sans-jugement-iii.html ]

    Pour se désabonner, prière de répondre à ce message avec le titre « désabonnement » ou « désinscription ».

    Cordialement

    Le Collectif Indépendance des Chercheurs
    http://science21.blogs.courrierinternational.com/
    http://www.mediapart.fr/club/blog/Scientia


    • Indépendance des Chercheurs Indépendance des Chercheurs 27 avril 2011 15:50

      Pardon, la phrase sur le désabonnement est un copier-coller d’une diffusion par courrier électronique. Mais vous pouvez en revanche demander à recevoir nos messages en écrivant à l’adresse : [email protected] .

      En passant, à propos de Guantánamo, voir aussi :

      http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/04/27/crise-de-l-evaluation-guant%C3%A1namo-i.html

      Crise de l’évaluation : Guantánamo (I)

      La crise de l’évaluation scientifique, technologique, économique, médicale... est, de toute évidence, un phénomène majeur de la société actuelle et de la crise plus globale de cette dernière. Le 27 avril, l’AFP diffuse une dépêche intitulée « Séisme : Standard and Poor’s menace de dégrader la note du Japon ». Une notation qui porte sur les perspectives économiques, et sur laquelle Le Monde écrit dans une lettre d’information « Japon : perspective négative de la dette, coût élevé du séisme ». Mais qui notera les « experts » et les « gestionnaires » qui n’ont pas su prévoir et empêcher la catastrophe nucléaire de Fukushima ? Qui analysera les intérêts et les pressions qui ont pu influencer les évaluateurs du risque nucléaire avant cet incident destructeur, les éventuelles entraves à la transparence... ? Et qui osera évoquer la responsabilité des « experts en Economie » japonais qui ont soutenu la politique de délocalisations de ce pays ? Un article de Médiapart avec le titre « Tchernobyl : la controverse des chiffres et le syndrome japonais » dénonce à son tour un « climat scientifique imposé par l’industrie de l’atome », alors qu’un point de vue de l’historienne Miho Matsunuma publié par Le Monde alerte : « Attention, un deuxième Fukushima n’est pas exclu ». Dans un autre domaine, L’Express rappelle encore le scandale du Mediator avec « des experts amis des laboratoires, des essais cliniques tronqués ». Sur le gaz de schistes, Altermonde-sans-frontières évoque de son côté « un épouvantable rapport d’étape » (remis au gouvernement le 21 avril par la Mission d’inspection sur les gaz et huiles de schiste) et dénonce « le monopole de l’expertise technique ». Et que penser des « experts » de l’économie qui pendant des décennies ont cautionné l’évolution destructrice conduisant à la crise actuelle, ceux qui ont ouvertement cautionné la politique de délocalisations dans l’ensemble des pays « riches » ... ? C’est dans un tel contexte social et institutionnel que, se référant à un cas particulièrement dramatique de défaillance des experts qui vient d’être dévoilé dans l’affaire de Guantánamo, l’AFP écrit « Guantanamo : les médecins militaires ont « fermé les yeux » sur la torture ». Les médecins et psychologues de la base auraient eu un comportement partial, « ne cherchant pas à connaître l’origine des maux dont souffraient leurs patients ». A l’origine de l’information se trouvent deux articles publiés par PLoS Medicine, intitulés « Medical Complicity in Torture at Guantánamo Bay : Evidence Is the First Step Toward Justice » et « Neglect of Medical Evidence of Torture in Guantánamo Bay : A Case Series ».

      [la suite, sur le lien http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2011/04/27/crise-de-l-evaluation-guant%C3%A1namo-i.html ]


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