Craintes et défis de l’euro fort
Tout au long des campagnes électorales, récentes ou en cours, ainsi qu’à l’occasion de la publication, fin septembre, des résultats trimestriels des entreprises, on a constaté un renforcement des critiques contre l’euro. Info ou intox ?
Ces jours-ci, les résultats des entreprises pour le
troisième trimestre de l’année en cours commencent à faire l’objet des
premières publications officielles, après tant de spéculations. Le cumul de ces
résultats trimestriels, pas toujours, ni forcément, définitif, avec les analyses
parues depuis le début de l’année, fournit néanmoins un tableau assez fiable de
l’orientation annuelle globale et des tendances de court et moyen termes.
Une première conclusion saute aux yeux : le déficit de croissance dont souffrent
la plupart des pays européens transparaît souvent de manière assez claire,
généralement sous la forme du recul de performance des indicateurs principaux.
Chiffre d’affaires, profit opérationnel et profit net, trésorerie, coûts de
production divers, montant des investissements, niveau d’emploi, stock, etc.
n’affichent pas toujours, c’est le moins qu’on puisse dire, une santé à toute
épreuve. Dans quelques cas notoires, c’est le déséquilibre entre ces
indicateurs —certains très positifs, d’autres franchement négatifs— qui
suscite sinon une certaine inquiétude, du moins un réel questionnement. Certes,
des pans entiers de l’économie échappent à la débâcle, voire affichent une
solidité insolente, mais le recoupement des données avec les récentes enquêtes sur les opinions
et sentiments des managers (1) montre un sérieux regain de pessimisme. La confiance des consommateurs suit
une courbe descendante, analogue tant en France, où la situation a nettement
empiré en mai dernier, qu’aux Etats-Unis, où les chiffres de septembre
2005 signalent un effondrement, sans précédent au cours des 15 dernières années,
qui va bien au-delà de l’effet provoqué par les récents ouragans sur le moral
de la population (2).
Du côté des perspectives macro-économiques aussi, incertitudes et volatilité sont les caractères dominants... pétries qu’elles sont de surcroît par nombre de tensions internes (3) ou de bombes à retardement potentielles (4) auxquelles la presse spécialisée, et aussi la presse généraliste quotidienne, ont largement fait écho.
Cela dit, bien plus intéressants pour notre propos que les résultats des
chiffres eux-mêmes sont sans nul doute les brefs commentaires que les
timoniers de ces entreprises inscrivent en ouverture de leurs rapports
trimestriels. L’augmentation du prix du baril de brut, le poids des charges
salariales, la concurrence féroce exercée par les pays asiatiques émergents ou
les taux de change de l’euro occupent une place de choix au panthéon des
motifs, vrais ou supposés tels, mobilisés pour justifier les claudications de
l’économie européenne.
Dans le même état d’esprit, les flèches utilisées par certains politiciens à l’occasion
des campagnes pré-électorales qui se mettent déjà en place (5)
pointent avec une force sans faille vers des cibles identiques. Le passé récent en fournit une illustration d’une clarté aveuglante : est-il utile
d’évoquer derechef les discours qui nous ont été servis ad nauseam
pendant la campagne référendaire pour la ratification de la constitution... ? De
ce florilège d’arguments, nous n’en retiendrons qu’un : le taux de change
exorbitant de l’euro contribuerait en grande partie à asphyxier l’économie du vieux continent. Non pas que ce thème s’impose comme plus déterminant que les
autres dans la logique propre au système économique, mais il nous semble avoir
été davantage utilisé, à cause peut-être de sa simplicité apparente, dans le
mécanisme de la construction sociale des peurs manifestées à l’égard du
développement européen. Autrement dit : a-t-on vraiment raison de craindre un euro solide ? L’euro fort ressemble-t-il à ce ver vorace qui anémierait
l’économie européenne de l’intérieur ?
Sans nier la série des impacts négatifs qu’une devise stratosphérique fait subir à l’économie, trois arguments majeurs peuvent déconsidérer toutes ces craintes exagérées, ces conclusions de politique (bien plus que de politique économique) que l’on en tire souvent de manière bien hâtive.
I. La pression à l’innovation
D’abord et avant tout, il convient de constater qu’un euro surévalué, s’il
pousse à la hausse les prix de nos biens et services vendus à l’étranger (hors
de la zone euro), affecte principalement la vente des biens et services que
l’on appelle price sensitive. En d’autres termes, tout bien produit en
Europe, qui se distingue des biens concurrents par son niveau de prix bien plus
que par ses caractéristiques ou ses fonctionnalités, devra faire face, à
l’étranger, à une concurrence plus aiguë. A caractéristiques et fonctionnalités
équivalentes, il va sans dire que le consommateur aura tendance à acheter le
produit le moins cher.
Ces entreprises européennes qui, pour conquérir les marchés internationaux, ont
offert des produits peu différenciés (des produits de masse, des commodités)
en misant, par exemple, sur une politique de prix agressive pour générer ou
soutenir la demande, se trouvent dans une situation bien inconfortable, dès lors
que les concurrents peuvent proposer des produits au moins aussi bons à
moindre prix. Et un euro fort fournit une aide conjoncturelle indéniable aux
concurrents des Européens sur les marchés des biens indifférenciés.
Il ne fait aucun doute qu’une surévaluation persistante de l’euro pourrait
retarder le retour de la croissance en Europe, et donc différer, voire limiter,
la relance et les perspectives de nouveaux emplois. Il n’est, en effet, un
secret pour personne qu’une appréciation de l’euro de 10% réduit
d’approximativement 0.5% à 0.8% le taux de croissance de la zone euro.
Toutefois, dans ce contexte économique préoccupant, émerge la possibilité de son
propre dépassement : un euro fort ne devrait-il pas pousser les entrepreneurs à
investir davantage dans la recherche et l’innovation ? Tout porte à croire
qu’il vaudrait mieux tirer le plus vite possible les enseignements des effets
négatifs des taux de change pour commencer à développer dès maintenant des
produits dont la vente sur les marchés internationaux résiste mieux aux
fluctuations de prix. Des produits innovants, de haute technologie ou
incorporant beaucoup de connaissances, de savoir, de créativité, protègent de
manière très efficace la continuité des exportations contre les aléas des
taux de change et, conséquemment, contre la concurrence exercée par les
produits low cost fabriqués, par exemple, dans certains pays d’Asie. Au
lieu de ne voir, dans la force de l’euro, qu’une menace d’amputation de nos
exportations, il conviendrait d’y déceler aussi l’aiguillon pour proposer aux
marchés étrangers des produits capables de s’imposer par leurs spécificités
(techniques, esthétiques, fonctionnelles) et leur originalité.
II. L’endiguement de la dette publique
Les critiques à l’euro recèlent souvent la tentation nostalgique implicite
qui porte à croire que... "c’était mieux avant" ! Car formuler une
critique nécessite toujours un élément de comparaison qui, dans ce cas-ci,
reconduit à la situation d’avant l’euro, à l’époque des monnaies nationales. Et
le système politique, qui n’exige généralement pas de validation par les faits
pour exposer ses arguments, ne s’est pas fait prier pour faire feu de tout
bois. On a entendu dire que l’euro avait alimenté une inflation démesurée,
autrement plus élevée que les instituts nationaux ou internationaux de
statistique voulaient bien nous le faire croire (6).
Ce discours, partiellement vrai dans certains pays d’Europe (7),
a rencontré une oreille favorable auprès de larges couches de cette opinion publique qui, à la fois, voit son pouvoir d’achat baisser depuis une
dizaine d’années et perçoit "l’ascenseur social" comme
relativement bloqué depuis trop longtemps.
On a aussi entendu certains de nos politiciens soutenir que la Banque centrale européenne (BCE) devait intervenir davantage pour tenter de juguler la montée
de l’euro... sans signaler toutefois que, d’une part, ex ante, la
prévision des taux de change constitue un exercice périlleux, qui relève
davantage de la divination que de la science, et que, d’autre part, même
l’explication ex post révèle bien des lacunes et des faiblesses. Le
sentiment que le contrôle de la politique monétaire européenne par la BCE s’est amélioré est largement partagé dans l’opinion publique... pourtant, à y
regarder de plus près, ce sentiment n’a guère d’écho dans le quotidien
professionnel des dirigeants de la BCE, qui disposent d’un nombre limité
d’outils pour intervenir (8).
Enfin, argument électoraliste ultime, visant à rallier les extrêmes, on n’a pas
épargné la promesse d’un retour aux monnaies nationales (9)
afin de recouvrer le contrôle perdu sur ses propres devises. En effet, l’arme
ultime de la dévaluation, que certains Etats européens ont utilisée pendant les
décennies précédentes, devrait, nous a-t-on soutenu, aider à la relance des
économies nationales, par le biais d’une dynamisation des exportations.
Ce dernier argument, pour le moins spécieux, est intéressant à plus d’un titre, bien que la déconstruction de sa mécanique interne ne nécessite que quelques lignes, tant il est fragile.
Que l’on en revienne aux monnaies nationales, pour les dévaluer d’emblée,
aiderait certes à relancer les exportations à court terme —les exemples ne
manquent pas ! Mais, comme l’expérience nous l’enseigne, cette opération ne va
pas sans le risque d’un effet secondaire majeur : le retour de l’inflation dans
le pré carré national ! Car, si de meilleures exportations soutiennent
l’économie, la font croître et permettent en fin de compte aux entreprises de
se renforcer, d’embaucher, de redistribuer davantage de richesses, soutenant
ainsi la consommation locale, la dévaluation, par un simple effet de miroir,
rend les biens importés plus chers... Or, dans un monde globalisé, où les
économies nationales sont aussi intimement liées les unes aux autres, la part
des biens étrangers dans la consommation des ménages comme dans celle des entreprises est
considérable. Par conséquent, le gonflement de leur prix se ressent à tous les
niveaux, et sort ses effets sur l’ensemble de la consommation. Pas de panique,
nous dit-on... Il suffirait de "jouer du taux d’intérêt" comme on
joue du violon, avec délicatesse, précision et raffinement, pour contenir
l’inflation causée par la dévaluation.
Inutile de dire que ce scénario de retour aux devises nationales, avec option
dévaluationniste, impliquerait des conséquences bien plus graves que les
problèmes qu’il serait supposé résoudre. Augmenter les taux d’intérêt pour
contenir l’inflation dérivante de la dévaluation provoquerait un surcoût
dévastateur pour des Etats européens dont la dette est déjà considérable
(supérieure à 50% de leur PIB pour 11 d’entre eux (10)).
Pour le dire de manière quelque peu abrupte : la présence de l’euro, et la perte de contrôle local qu’il implique, empêchant l’utilisation des politiques monétaires à des fins de correction à très court terme, a mis les économies nationales à l’abri des vieux démons de la dévaluation, à savoir inflation et gonflement des remboursements de la dette.
III. La facture énergétique
Au-delà des débats tout à fait justifiés et nécessaires sur notre consommation d’énergie grandissante, et sur la carence dans l’immédiat et à grande échelle des sources alternatives disponibles, force est de constater que l’euro fort nous a mis à l’abri d’un terrible choc pétrolier qui aurait, autrement, frappé l’Europe avec une rare violence.
Entre son plus bas niveau, atteint en 2001, et son pic de mi-2004, l’euro
s’est apprécié de près de 50%. Le change entre euro et dollar US (USD)
s’établissait à près de 1.2 USD pour 1 Euro lorsque le baril de brut atteignait
son prix le plus élevé, de près de 68 USD, à la fin de l’été 2005.
Nul besoin d’être un génie des mathématiques pour comprendre l’impact de ces
variations sur nos factures énergétiques :
- avec un euro à 1.2 USD, un baril, à 68 USD sur les marchés internationaux, nous coûte, à nous Européens, 56.5 euros par baril
- en revanche, si le change s’était établi à 1 euro pour 0.8 USD, le même baril de brut nous aurait coûté... 85 euros par baril !
Soit, dans cet exemple hypothétique, une réduction de 33.5% par rapport au plafond atteint si l’euro avait été plus faible. Avec une demande de 16.31 millions de barils de brut par jour (11), la facture énergétique de l’Europe aurait été considérablement plus lourde sous le poids conjugué des prix élevés du brut et d’un taux de change bas par hypothèse.
En cette période de flambée des cours du brut, un euro fort a permis aux pays européens de substantielles économies sur leur facture énergétique.
Quel cap maintenir, pour sortir de cette zone trouble où les anxiétés sociales et les déclarations alarmistes ont beau jeu d’amplifier des problèmes réels ? Difficile de formuler une conclusion unique et cristalline, tant la thématique se caractérise par sa complexité. La quantité et la diversité des facteurs qui ont une incidence directe ou indirecte sur les différents impacts possibles d’une devise très forte bloquent de fait toute perspective de clarification univoque.
Ces remarques d’usage n’entament toutefois pas la portée de l’analyse proposée.
- Au cours de ces derniers mois, l’euro fort a constitué un rempart contre l’onde de choc d’une facture pétrolière dévastatrice qui aurait infligé à l’économie européenne un traumatisme bien plus handicapant qu’elle ne le fait déjà.
- L’existence même d’une devise transnationale, dont le contrôle échappe aux élites politiques locales, a mis les différents pays à l’abri des tentations myopes de dévaluation visant à compenser les pertes de parts sur les marchés étrangers.
- A ce dernier niveau, force est de reconnaître qu’une fraction non négligeable des biens et services européens exportés ne parvient plus que très difficilement à se hisser au niveau des marchés de pointe, et se voit donc contrainte de lutter dans l’arène des seuls prix, là où la surévaluation de la devise contribue à sonner le glas de la compétitivité.
On peut craindre
malheureusement —et c’est peut-être là l’essentiel— que ce renforcement de la
concurrence internationale ne découle entre autres de l’insuffisance des efforts
consentis par de (trop) nombreuses entreprises européennes en matière de
recherche et développement pour créer des produits capables de s’imposer
davantage par leurs caractéristiques, leur sophistication, que par leur prix.
Mais aussi, tout porte à croire qu’une économie en panne de vision à long terme
pousse les entreprises à négliger l’importance de jeter des bases solides pour
construire l’avenir, leur laissant préférer des voies sans issue, par
exemple, le rachat stérile de leurs propres actions...
NOTES
(1) Les frontières et les spécificités nationales ne paraissent
d’ailleurs pas endiguer cette déferlante de pessimisme des managers et
entrepreneurs que l’on retrouve tant au niveau mondial que régional.
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(2) Pour la confiance des consommateurs américains, on verra les
derniers résultats disponibles publiés par le Conference Board. En France, l’Insee publie une enquête mensuelle de conjoncture auprès des
ménages. Les données de septembre 2005 montrent une très légère hausse, de -30 à
- 29 en données corrigées, des variations saisonnières. En revanche, l’opinion
des ménages sur les perspectives d’évolution de leur situation financière
personnelle fléchit légèrement.
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(3) Par exemple, la croissance du déficit courant américain financée
par des emprunts d’Etat crée une situation d’équilibre instable dont la
durabilité demeure problématique.
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(4) Sans aucune prétention à l’exhaustivité : la bulle immobilière,
le rachat par les grandes entreprises de leurs propres actions au détriment
d’investissements "visionnaires" en projets à moyen et long termes,
etc.
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(5) Voir la prochaine présidentielle en France ou les législatives en
Italie mais aussi l’Allemagne avec la campagne qui vient de prendre fin.
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(6) Alimentant de la sorte une sorte de théorie paranoïaque du
complot dont même les statisticiens des instituts d’études économiques seraient
parties prenantes !
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(7) Les cas de l’Italie ou de la Grèce sont emblématiques, à ce sujet : on a parfois constaté que les "erreurs" d’arrondis avaient été
commises en dépit du bon sens... Quant à la plupart des autres pays européens,
le surplus d’inflation imputable au passage à l’euro est resté très marginal et
généralement compris dans la fourchette prévue par les estimations préalables.
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(8) Par ordre décroissant d’impact : les ajustements de taux
d’intérêt, l’achat et la vente de devises, et... les déclarations des ses
dirigeants.
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(9) Voir les déclarations et les programmes de la Ligue du Nord en
Italie ou de certains partis de droite populiste ou extrême en France.
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(10) Selon Eurostat, 11 pays d’Europe avaient fin 2004 une dette
publique supérieure a 50% de leur PIB : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique,
Chypre, la France, la Grèce, la Hongrie, Malte, les Pays-Bas, le Portugal et la
Suède.
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(11) Source : Agence internationale de l’énergie, Monthly Oil
Market Report, September 2005. Il faut noter, cela dit, qu’une partie de
cette demande est satisfaite, dans certains pays d’Europe, par une production
locale.
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