mardi 3 juin 2014 - par Anne Brunet

Derrière le conflit avec Hachette, la course à l’abîme d’Amazon

Amazon est souvent louée comme une société révolutionnaire parce qu’elle représenterait une nouvelle forme d’organisation entièrement dévouée au client. Mais le récent conflit opposant la compagnie à l’éditeur Hachette laisse entrevoir une autre réalité. Fragilisée par ses faibles marges récurrentes, Amazon n’a, en effet, pas hésité une seule seconde à sacrifier non seulement ses relations avec ses fournisseurs, mais les intérêts de ses « vénérés clients » aux nouvelles exigences de ses impatients actionnaires ! Décryptage d’une course à l’abîme.

Dans l’univers des experts en management, la nouvelle a suscité la stupéfaction. À en croire le New York Times (1), depuis plusieurs semaines Amazon omettrait volontairement de se réapprovisionner de nombreux livres édités par le groupe Hachette de façon à faire grimper artificiellement leur délai de livraison ! Un comportement à la fois immoral et antiéconomique qui, selon le quotidien américain, s’expliquerait par la volonté actuelle des dirigeants d’Amazon d’arracher à l’éditeur des remises distributeurs encore plus importantes qu’aujourd’hui.

Ce n’est toutefois pas l’âpreté des négociations qui a surpris les partisans du « modèle Amazon ». Ces derniers ne sont cependant pas des naïfs. Ils savent bien que les négociations entre les géants de la grande distribution et leurs fournisseurs ne sont jamais des promenades de santé. Ils n’ignorent pas que ces négociations prennent souvent la forme de bras de fer. Tout particulièrement avec Jeff Bezos qui résume ainsi son modèle économique : « Je fais du business avec vos marges ! » L’étonnement des experts ne provient donc pas de la façon dont Amazon prend brutalement en otage ses fournisseurs. Il réside plutôt dans la décision prise, par la firme de Seattle, de saborder en toute connaissance de cause le service qu’elle offre à ses clients.

Depuis sa fondation, Amazon se présente en effet comme une société « entièrement orientée client ». Une offre d’emploi rédigée par la société exprime bien ce dessein : « Notre vision : être l’entreprise la plus orientée client au monde ; construire un espace où chacun peut trouver et acheter tout ce qu’il souhaite. Nos centres de distribution prennent en charge la réception, […] ainsi que l’expédition de nos produits, dans le but d’assurer à nos clients une livraison 100 % conforme à nos engagements en termes de qualité et délais. Chez Amazon, chaque zone d’activité est vitale pour procurer à nos clients une expérience exceptionnelle. En bref, leur apporter notre performance optimum ! »(2)

Pour de nombreux observateurs, ce souci obsessionnel de la qualité du service rendu au client expliquerait les piètres conditions de travail régnant chez Amazon. « Certains employés d’Amazon avancent la théorie que Bezos […] manque d’une certaine empathie et qu’en conséquence, il traite ses employés comme des ressources jetables, sans prendre en compte leurs contributions à l’entreprise. Ils reconnaissent également que Bezos est avant tout absorbé par l’amélioration des performances et du service client, ce qui rend secondaire les problèmes personnels », écrit Brad Stone, auteur d’un ouvrage fort documenté sur Amazon et son fondateur (3). Façon de souligner que, chez ce géant du Net, l’intérêt des employés passe, depuis toujours après ceux du client.

D’où la stupéfaction provoquée par les méthodes employées par Amazon dans son nouveau round de négociation commerciale avec Hachette. En effet, en désorganisant délibérément le référencement de son catalogue, la gestion de ses stocks, et en allongeant sciemment ses délais de livraison sur des œuvres issues d’Hachette, Amazon va à l’encontre de tous ses principes en trahissant la confiance que plaçaient en elle ses clients. Mais en réalité, ce revirement apparent s’explique aisément par les difficultés de la firme. Et bien davantage qu’une entorse à l’ADN de l’entreprise et à son modèle économique, il en est la résultante.

Comme le souligne Juan Pablo Vazquez, enseignant et chercheur à l’IE Business School de Madrid soulignait que « le premier pilier de la stratégie d’Amazon est la faiblesse des marges réalisées » (4). Si bien qu’Amazon n’est pas une société aussi solide qu’elle en a l’air. Si le produit total de ses ventes a approché les 80 milliards de dollars en 2013, les bénéfices engrangés sont encore fort modestes après avoir été longtemps négatifs. Le 24 avril dernier, l’entreprise a annoncé un bénéfice net trimestriel s’établissant à 108 millions de dollars, soit un bénéfice par action qui ressort à seulement 0,23 cent. Pas de quoi pavoiser alors qu’il s’établit à 68 cents chez Microsoft, 11,06 dollars chez Apple et 12,01 dollars chez Google ! D’où l’impatience croissante des actionnaires de la firme de Seattle à toucher enfin les fruits de leur investissements.

Mise sous pression par ses actionnaires, Amazon n’a d’autre solution, pour retrouver un peu d’air que d’accentuer la pression sur ses salariés et ses fournisseurs, à commencer par les maisons d’édition. Mais comme les remises déjà consenties sont déjà fort importantes, les marges de manœuvre sont de plus en plus étroites. Si bien que la politique d’Amazon ressemble de plus en plus à une fuite en avant, voire à une course à l’abîme. Le refus actuel d’Hachette de se laisser impressionner par les manœuvres du distributeur est emblématique de la fronde qui couve chez la totalité des éditeurs de par le monde. Comme le rapporte le site d’information spécialisé Actualitté, « en février dernier, un éditeur allemand avait annoncé qu'il cesserait de vendre ses livres sur la plateforme, parce qu'il lui était demandé une remise de 50 % sur la vente de livres » (5).

La nervosité et la brutalité des manœuvres d’Amazon à l’encontre de ses fournisseurs révèlent probablement le désarroi de ses dirigeants. Elles obligent à s’interroger sur la viabilité à long terme d’un modèle économique s’appuyant sur de telles valeurs.

 

(1) http://www.nytimes.com/2014/05/09/technology/hachette-says-amazon-is-delaying-delivery-of-some-books.html?_r=3

(2) http://www.git-france.org/fichiers/1314amazonnord.pdf

(3) Amazon, la boutique à tout vendre (Editions First, mars 2014)

(4) http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2014/03/1730-alibaba-le-premier-vrai-defi-lance-au-modele-economique-damazon/

(5) http://www.actualitte.com/international/marges-amazon-pressurise-maintenant-les-editeurs-allemands-50225.htm



21 réactions


  • howahkan Hotah 3 juin 2014 11:32

    tous les coups sont permis, bien sur......vous avez voulu d’un monde compétitif et bien c’est çà, comme jouer au casino, gagner au loto,sauf que le gagnant connait les numéros, tout est tricherie, vol, violence, etc etc etc etc....assumez donc , guerres comprises bien sur.....tortures aussi et tout le reste....

    le vieil indien avait une partie de vérité, nous n’en avons plus aucune depuis des siècles....mais rien n’y fait, hélas un pot de chambre ne se transforme pas aisément en blanche colombe...


  • Renaud Delaporte Renaud Delaporte 3 juin 2014 11:36

    Très bon article qui illustre bien les contours de la vision ultra-libérale dont Bezos est un des papes.
    Il a créé sa boîte dans l’idée de faire main-basse sur le marché de la vente en ligne. Dès le début, il a vu trop court. Il a été contraint de demander de plus en plus d’argent à ses actionnaires, arguant de la nécessité d’atteindre une taille limite avant ses concurrents.
    Première erreur, le marché en ligne a cru plus rapidement que ce à quoi s’attendait Bezos. Il ne faut pas oublier que Amazon a été créé à l’époque où AOL ne croyait pas à l’ADSL !
    Deuxième erreur : le business plan d’Amazon prévoit que l’entreprise effectue par elle-même la logistique des livraisons, ce qui nécessite des investissements considérables dans un marché ultra-concurrentiel. Les marges y sont, plus ici que dans beaucoup d’autres activités, assez ridicules (voire l’état des logisticiens en France).
    Croître plus vite que les autres dans un marché sans marge... Il doit bien se faire chambrer par ceux de ses collègues qui appliquent la bonne méthode moderne pour faire du fric : piquer les patrimoines, plutôt que les revenus du travail. Ça, c’est du business qui marche : http://echelledejacob.blogspot.fr/2014/06/80-de-la-population-des-etats-unis-est.html#more


  • Txotxock Txotxock 3 juin 2014 12:59

    Amazon, oui, mais qu’est ce qu’ Hachette a de mieux ?


  • lsga lsga 3 juin 2014 13:05

    vivement qu’Hachette fasse faillite et qu’on soit enfin débarrasser en France des éditeurs petits bourgeois. 


    • Alois Frankenberger Alois Frankenberger 3 juin 2014 15:44

      Oulaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa


      Mais ça va faire plein de chômeurs ça !

      C’est pas une pensée social-traitre ça ?????



    • bourrico6 4 juin 2014 09:39


      vivement qu’Hachette fasse faillite et qu’on soit enfin débarrasser en France des éditeurs petits bourgeois. 


      C’est ça, et on les remplace par des Amazon-like.
      Puis comme les éditeurs ont disparu, mais il te restes à vendre du vent.

      pffffff


  • Spartacus Lequidam Spartacus 3 juin 2014 16:00
    C’est pas le problème de l’auteur la marge, mais celui du conseil d’administration ou son dirigeant.
    Si cette boite fait faillite, ce sera l’affaire des investisseurs, pas de la collectivité...
    *************

    On nage dans les clichés....
    .il traite ses employés comme des ressources jetables
    Effectivement les employés sont traités comme des ressources « jetables »

    Voici quelques exemples :
    C’est horrible, les employés ont une cadence à respecter, ils ne peuvent pas choisir de s’arrêter pour glander quand ils veulent....

    Ils mettent en paquet de manière répétitive. N’est ce pas inhumain ? 

    Il faut savoir que travailler dans l’équipe de nuit, ça oblige à dormir le jour. C’est horrible. 

    Il y a des caméras qui surveillent les stocks. Une atteinte à la liberté individuelle, qui vous oblige a acheter les livres au lieu de les piquer. Horrible

    On les oblige a passer sous des portiques de contrôle comme dans tous les gros entrepôts logistiques, C’est horrible ce manque de confiance en l’être humain.

    Amazon se comporte comme si elle devait être agréable avec ses salariés, avec des anniversaires souhaités en groupe au champagne, et chacun peut téléphoner au directeur des ressources humaines. Vil société aux relations humaines abjectes.

    Les salariés même sans grade peuvent devenir actionnaires, comme dans une immense coopérative, vous imaginez cela, c’est horrible !

    Ils osent prendre des intérimaires en décembre, et ne les gardent pas pour les périodes ou il y a moins de travail. Comment est ce possible ? 

    Amazon c’est Zola, la mine. Vous ne saviez pas ? 

    • lsga lsga 3 juin 2014 16:23

      surtout qu’Amazon pourrait tout à fait se passer d’avoir le moindre employé dans ces hangars et tout automatiser. C’est pour faire plaisir aux politiques, et ainsi avoir la paix pour ses détournements fiscaux, qu’Amazon se force à utiliser des pauvres bougres pour faire ce que des machines feraient mieux. 


    • bourrico6 4 juin 2014 09:40

      On nage dans les clichés

      T’en es un à toi tout seul, et un périmé en plus.


  • Ruut Ruut 3 juin 2014 16:01

    De toute façon Hachette ne permet pas aux particuliers d’acheter ses livres via son site internet.
    C’est déjà économiquement une faute.
    Se procurer un livre en Français sauf par Amazone est très difficile hors de France.


    • Alois Frankenberger Alois Frankenberger 3 juin 2014 16:21

      Ben si, comme je l’ai dit il y a moyen d’acheter en ligne, mais ils ont éclaté leur e-commerce sans doute pour que les marmots ne commandent pas le kamsutra et autres littératures pour adultes.


    • Alois Frankenberger Alois Frankenberger 3 juin 2014 16:24

      Finalement non, ils sous-traitent à d’autres ce qui est sans doute une erreur.




    • Alois Frankenberger Alois Frankenberger 3 juin 2014 16:27

      Peut être qu’ils devraient se regrouper entre éditeurs français , voire francophones ou européens voire mondial pour faire une plate forme concurrente à amazon dont ils seraient eux même actionnaires et décideurs.


      Faut pas sous traiter l’e-commerce à un tiers si on ne veut pas se faire plumer !

  • ben_voyons_ ! ben_voyons_ ! 3 juin 2014 16:32

    Se procurer un livre en Français sauf par Amazone est très difficile hors de France.

    D’abord on écrit « Amazon » et pas « Amazone ».

    Ensuite, tant de mauvaise foi laisse pantois.

    Et pour terminer, saviez-vous qu’avant l’internet, de nombreux libraires français expédiaient (et continuent d’ailleurs d’expédier) dans le Monde entier ? 

    Je reste quand même sidéré par les propos qu’on peut lire ici et combien de fois j’aimerais rencontrer leur auteur, pour voir à quoi « ça » peut ressembler...


  • zygzornifle zygzornifle 3 juin 2014 17:24

    Bah Amazon bénéficiera du traité de libre échange ..... dommage pour les autres .....


  • alinea alinea 3 juin 2014 19:28

    Il faut être un peu anarchiste parce que vous ne trouverez pas là le dernier livre de cuisine, mais :
    http://www.librairie-quilombo.org/


  • zygzornifle zygzornifle 4 juin 2014 12:00

    Nous en France on a un « amas de zone » .....


  • Pierre Régnier Pierre Régnier 8 juin 2014 18:44

    Dans l’édition de ce jour du site BOULEVARD VOLTAIRE - qui a habitué ses lecteurs à des textes d’auteurs moins soumis à l’économisme mondialisé - un étudiant en droit se réjouit des pratiques d’Amazon et de la disparition programmée des petits libraires.

    Depuis longtemps déjà, pour toute une partie des nouvelles générations, un individu n’existe pas vraiment s’il n’a pas au moins un téléphone portable et un GPS pour se déplacer en auto.

    Il existe encore moins, désormais, s’il n’a pas un ordinateur pour faire ses lectures sur e-books.

    On imagine la considération de notre étudiant gâté pour ceux des citoyens qui n’ont pas même un logement, et qui couchent sous des cartons dans la rue.

    Les naufrages à Lampedusa devenant trop peu productifs, peut-être qu’il compte, comme le politicien promoteur du racisme en France, sur le virus Ebola pour nous débarrasser de « ces humains ne méritant pas vraiment de vivre », surtout s’ils sont nés dans un pays d’Afrique particulièrement défavorisé.

    Il faut espérer que les jeunes nouveaux conformistes auront encore accès, pendant quelques années au moins, aux livres dans lesquels Jacsques Ellul prévoyait, il y a plus de quarante ans, l’avenir de l’humanité et du nouvel humanisme quand la technique aura pris le pouvoir.

    On peut au moins signaler à notre étudiant, comme aux commentateurs écervelés d’Agoravox, la réédition par son auteur de ce livre de François Brune :

    LE BONHEUR CONFORME (aux éditions de Beaugies)

    http://editionsdebeaugies.org/bonheurconforme.php


  • BarbeTorte BarbeTorte 9 juin 2014 11:36

    Sinon, vous pouvez tester ce site, c’est celui de la librairie Dialogues à Brest. Vous savez, ceux qui ont eu le courage de publier ceci : mediator 150 mg


  • Un_lecteur 10 juin 2014 05:18

    Amazon n’est pas un libraire, en tout cas pas seulement.

    C’est une entreprise dont le savoir faire est dans la logistique.
    Stocker, assurer la liaison client, assurer la livraison.
    On peut y acheter beaucoup de produits.
    Des cocottes minutes par exemple.
    En se limitant aux livres, le choix est très grand.
    Par exemple, si on veut commander le livre de de Gaulle « au fil de l’épée », on peut le faire par amazon.
    Ainsi que par la FNAC, au même prix.
    En cherchant par hachette, on est renvoyer sur my box.
    « Au fil de l’épée » est indisponible.
    La situation entre amazon et hachette est la même que celle entre producteurs et centrales d’achat des grandes surfaces.
    Le rapport de forces est favorable aux distributeurs. 
    Dans le cas des grandes surfaces, les distributeurs sont aussi devenus producteurs sous leurs marques (par des sous traitants).


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