Des acteurs de la fusion GDF - Suez
Le but non dissimulé de cet article est de tenter de mettre en évidence encore une fois le fonctionnement endogamique des grandes entreprises internationales. Quand on n’est pas du sérail, il est difficile d’avoir des informations précises sur les jeux de pouvoir. L’exercice suivant est réalisé à partir de la simple consultation d’informations publiques sur Internet. Il contiendra fatalement quelques erreurs de -ci de-là. Je prie par avance les personnes concernées de bien vouloir m’en excuser, et le lecteur de procéder aux rectifications nécessaires.
M. Dupont-Aignan, seul candidat UMP
déclaré à la prochaine élection
présidentielle, a donné une interview le 4 septembre au
journal Le Monde. Elle n’a jamais été
publiée, mais vous pouvez en consulter le texte entier sur son
site. Il y disait :
Je ne peux expliquer le projet de fusion entre GDF et Suez que par la volonté d’utiliser la puissance publique pour voler au secours de Suez. Une fois de plus, j’ai l’impression que le copinage des milieux d’affaires l’emporte sur l’intérêt national.
Le Monde n’y a pas vu de quoi faire un scoop. De quel "copinage" voulait parler M. Dupont-Aignan ? A nous de le découvrir.
Tout d’abord, un rappel du contexte. Il semble que tout ait commencé avec une tentative ratée d’OPA de Veolia et Enel sur Suez. Nous sommes dans le contexte de la libéralisation du marché européen de l’énergie. La mode est à la concentration. La tentative semble venir de M. Proglio, président de Veolia, et également administrateur d’EDF et de Lagardère.
Notons à ce propos qu’EDF est également producteur d’énergie, donc concurrent de Suez. Veolia et Suez sont les deux premiers distributeurs d’eau en France. Le troisième, bien plus petit, est SAUR, que Bouygues vient de revendre au fonds PAI Partners. Lagardère est le premier groupe de presse français, premier actionnaire du groupe Le Monde, avec lequel il fusionne actuellement ses journaux régionaux.
D’après la presse (juste ci-dessous), Veolia aurait été assisté dans cette tentative par M. Minc. Celui-ci est administrateur du groupe Pinault et président (du "CS") du groupe Le Monde. Il est accessoirement l’auteur de l’ouvrage La mondialisation heureuse. Voici le compte rendu que fait de cet échec Bruno Abescat dans L’Express du 9 mars 2006 :
"Veolia s’était fendu d’un communiqué reconnaissant avoir étudié une offre d’achat sur Suez avec l’italien Enel avant d’y renoncer in extremis. Explication avancée : ce projet « aurait conduit [...] à une offre hostile, contraire à la volonté du groupe ». Mais personne n’est dupe. Surtout pas de l’autre côté des Alpes. Dans un mémorandum adressé à la Commission européenne, l’électricien italien a depuis lâché le morceau : « on » aurait invité Proglio à interrompre toute tractation sur Suez. Selon Le Canard enchaîné, c’est le secrétaire général de l’Elysée, Frédéric Salat-Baroux, qui lui aurait demandé de sortir du jeu. Veolia a beau démentir toute pression politique, voilà Proglio sommé de s’expliquer. Une position d’autant plus délicate qu’il ne semble pas avoir tenu au courant de ses ambitions son conseil d’administration, tout au moins certains de ses membres parmi les plus influents, comme Baudouin Prot, directeur général de BNP Paribas [...] Derrière le PDG de Veolia Henri Proglio, son conseiller Alain Minc est, lui aussi, passé de l’ombre à la lumière. Fort de ses contacts italiens, notamment l’ex-patron de l’Enel Paolo Scaroni, qu’il a connu au début de sa carrière, chez Saint-Gobain, Minc a été à la manœuvre pour mener l’offensive sur Suez, un groupe qu’il connaît de la cave au grenier : la firme française a été son client de 1991 à 2004.
Cette OPA n’ayant pas eu l’heur de plaire, il a fallu chercher un autre partenaire pour Suez, un peu petit pour le marché européen. Enfin, c’est comme cela que les choses ont été présentées, parce qu’un esprit soupçonneux pourrait se demander si cette OPA n’était pas tout compte fait un "lièvre" pratique pour une fusion GDF/Suez déjà imaginée. En tout cas, une loi sur l’énergie incluant la privatisation de GDF vient d’être votée par l’Assemblée. La raison invoquée est que GDF a besoin de se développer en Europe et qu’il ne pourra pas le faire en restant public. Tout cela proviendrait donc de la libéralisation voulue par l’UE."
C’est amusant, parce que la même loi inclut les ex-amendements 88538 et 88539 que j’ai cités dans un article récent, qui reviennent de facto à annuler la libéralisation aux frais d’EDF. Et ils ont en plus été modifiés pendant la discussion et portent maintenant sur deux ans "renouvelables", c’est-à-dire ad vitam... D’un côté, on privatise GDF pour les besoins de la libéralisation, de l’autre, on revient à la régulation. Y avait il vraiment urgence à privatiser ? Il reste maintenant à ce que cette loi soit votée par le Sénat, et à ce que la fusion soit acceptée par Suez puis mise en oeuvre.
Côté GDF, ce ne devrait pas être trop difficile, puisque l’Etat en est le principal actionnaire. On trouve néanmoins dans son conseil des administrateurs indépendants élus. Par exemple Jean-Louis Beffa, président de Saint-Gobain. M Beffa est également administrateur ("membre du CS") du groupe Le Monde et de GBL (groupe Bruxelles-Lambert), sur lequel nous reviendrons abondamment. On trouve aussi Aldo Cardoso, administrateur de Rhodia et Orange, où il fut nommé par l’actuel ministre des Finances Thierry Breton. M. Cardoso connaît bien les problèmes liés à la libéralisation de l’énergie, puisqu’il était en 2000 président d’Andersen Worldwide, entreprise de comptabilité qui a disparu après avoir été condamnée pour avoir falsifié les comptes d’Enron (disclaimer : ce qui n’insinue en rien qu’il ait été personnellement impliqué).
Côté
Suez, les actionnaires sont en général des banques et
fonds. Le premier actionnaire avec 11% des votes est GBL.
Au conseil d’administration, on trouve :
- René Carron,
président de Crédit agricole, administrateur de
Lagardère
- Anne Lauvergeon, présidente d’Areva, premier fournisseur d’EDF
- Felix Rohatyn, ancien
ambassadeur des Etats-Unis en France, administrateur de Lagardère et du groupe Arnault
- Amaury de Sèze.
Ce dernier est président du fonds PAI Partners, dans lequel GBL a investi de manière significative, et a été en même temps jusqu’en 2004 directeur de BNP Paribas Capital. Il est administrateur d’une vingtaine de sociétés dont Dassault et ... GBL. Il semble donc y avoir des liens forts entre BNP et GBL, ne serait-ce qu’autour de l’énergie et de l’eau. Mais n’avons-nous pas remarqué plus haut que BNP est l’administrateur le plus "influent" de Veolia ?
Quelles sont donc ces deux sociétés, GBL et BNP ?
GBL est une société belge, dont l’actionnaire majoritaire est, à travers la holding suisse Pargesa, un pacte d’actionnaires 50/50 entre la société belge Frère-Bourgeois et la société Power Financial Corp, filiale à 66% du fonds d’investissements canadien Power Corporation. Frère-Bourgeois appartient à Albert Frère et à sa famille. Albert Frère est président de GBL, administrateur de Suez, du groupe Arnault, ancien vice-président de TotalFinaElf, membre du comité de l’assureur italien Generali, dont le président est également vice-président des groupes Arnault et Bolloré. Gérard Mestrallet, président de Suez, est administrateur de Pargesa, comme Amaury de Sèze. Parmi les administrateurs de Power Corp of Canada, on trouve Laurent Dassault et... Amaury de Sèze.
BNP Paribas est la plus grande entreprise privée française. Elle gère quelques centaines de milliards d’euros de placements. La rentabilité de ses fonds propres a été en 2005 supérieure à 20%, selon son rapport d’activité. Elle n’a donc pas l’air particulièrement en crise. Son conseil d’administration inclut :
- Michel Pébereau, président,
administrateur de Pargesa
- Jean-Louis Beffa,
président Saint-Gobain, et, comme on l’a vu, administrateur de
GdF et GBL, premier actionnaire de Suez
- Gerhard Cromme,
président de Thyssen-Krupp, administrateur Saint-Gobain
- Denis Kessler, président de SCOR, administrateur
de Bolloré et Dassault
- Baudouin Prot, DG BNP,
administrateur de Veolia et de Pargesa
- Louis
Schweitzer, président Renault, administrateur EdF
-
Laurence Parisot, propriétaire de l’institut de sondages IFOP
et présidente du MEDEF
- Loyola de Palacio.
Cette dernière est celle qui a la meilleure connaissance du marché de l’énergie. Elle fut en effet de 1999 à 2004 vice-présidente de la Commission européenne, en charge des transports et de l’énergie, et est en grande partie à l’origine de la libéralisation du transport ferroviaire et du marché de l’énergie.