Joseph Stiglitz recentre le capitalisme
J’ai écrit dans une de mes notes précédentes que le capitalisme était un outil économique du social, l’instrument de production efficace d’une société politique. Sans Etat qui unifie et donne cohérence, pas de capitalisme. Selon Fernand Braudel, observateur de l’histoire des hommes dans leur organisation, le capitalisme est une « réalité de civilisation », une structure de société, « une accumulation de puissance ». Les économies-monde qui se sont succédées dans l’histoire combinaient toujours trois qualités : le dynamisme, qui fait la force, donc l’admiration. Elles se structurent selon une hiérarchie spatiale ternaire : un centre étroit, des régions secondes et des marges extérieures.
Faut-il voir dans cette organisation des sociétés une structure anthropologique ? Les bandes nomades de chasseurs-cueilleurs du paléolithique (l’époque de Lascaux et de Pincevent) étaient probablement régies déjà par la même hiérarchie, si l’on en croit leurs restes, et si les analogies sont pertinentes avec les groupes nomades historiques. Il y avait un chef, entouré d’un conseil d’anciens et de meilleurs chasseurs, qui décidait pour le groupe des producteurs, les tailleurs de silex, les cueilleurs et cueilleuses de plantes, les transformateurs de peaux et les donneuses d’enfants. Le régime féodal n’a fait que reprendre ce schéma anthropologique, avec une autre ampleur et dans une autre histoire. Le seigneur, entouré de ses vassaux et conseillé par les prêtres, conduisait la contrée en assurant les trois fonctions nommées par Georges Dumézil. Je ne peux m’empêcher de rapprocher, en effet, cette structure anthropologique des fonctions repérées dans la culture occidentale par cet autre historien à propos des religions. On sait que le monde indo-européen aimait à se représenter sous la forme magico-sociale des "trois fonctions" : les rois/sages, les guerriers, les artisans et producteurs. Cette tripartition hiérarchise la société en la rendant légitime, puissante et efficace. Tout comme le capitalisme d’aujourd’hui. Cette structure anthropologique est peut-être celle qui « agit » surtout notre société occidentale ? Celle qui est le plus efficace, en « état de nature », que ce soit lors du nomadisme paléolithique, au moment de la féodalité après les grandes invasions et l’implosion de l’Empire de Rome, ou dans la loi de la jungle des Etats, qu’aime à décrire Henri Kissinger ? Peut-être, sous la pression de quelque danger extérieur à notre planète, ou par une rationalité humaine grandissante, serons-nous un jour amenés à changer de mode, le monde étant « fini », pour coopérer, au lieu de hiérarchiser ?
Il se trouve cependant que nous vivons encore dans le monde d’aujourd’hui, dans lequel le capitalisme, comme mode de société, règne. Joseph Stiglitz, ancien président du FMI et ancien conseiller du président Clinton, décrit ce capitalisme-là et ses dérives. Ce n’est pas pour le remplacer par quelque chose d’autre, comme les gauchistes naïfs qui le citent tentent de lui faire dire, mais pour l’améliorer, le rendre plus efficace parce que plus « moral ». Le titre de la traduction française n’est pas le titre américain. The roaring nineties (les années 1990 rugissantes) est bien plus optimiste et plus dynamique que l’imbécile : Quand le capitalisme perd la tête, du marketing éditorial français (Fayard, 2003). Comme s’il fallait se vautrer aux pieds de la gôche de la gôche pour vendre ; comme s’il était besoin, à tout prix, de « dénoncer par l’absurde », au lieu d’expliquer.
Car M. Stiglitz explique fort bien le capitalisme américain au présent, avec les mots mêmes de l’historien Braudel. Le centre est dynamique, le centre est puissant, le centre est légitime : telle est l’Amérique d’aujourd’hui, la façon dont elle se perçoit. « Nous n’avons pas pensé notre politique en fonction de son impact sur les populations pauvres des pays en développement, mais en fonction de la création d’emplois aux Etats-Unis. » p.261 « Nous parlions de démocratie, mais nous faisions tout pour garder le contrôle du système économique mondial et faire en sorte qu’il fonctionne à notre profit, ou plus exactement au profit des intérêts industriels et financiers qui dominent. » p.261 « Nous avons fait pression sur d’autres pays pour qu’ils ouvrent leurs marchés dans les domaines où nous étions forts, comme les services financiers, nous avons résisté, et avec succès, à tous leurs efforts pour que nous en fassions autant (sur) le bâtiment et les services maritimes où de nombreux pays en développement avaient l’avantage. » p.263 « Nous jugions l’Amérique plus efficace, et ses produits meilleurs que ceux des autres. Donc tout pays qui parvenait à la concurrencer victorieusement sur son propre territoire recourait forcément à de sombres pratiques ? Il faisait du dumping ? Et, en vertu de la même logique, tout pays qui n’achetait pas les produits américains devait avoir des dispositifs d’entrave au commerce, sous une forme ou sous une autre. » p.292 « La politique extérieure américaine était dictée par toute une gamme d’intérêts particuliers, avides d’utiliser la suprématie mondiale toujours plus nette des Etats-Unis, pour forcer les autres pays à s’ouvrir à leurs produits, et ceci à leurs propres conditions. » p.295
Joseph Stiglitz a reçu le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur « l’information asymétrique », ces situations où certains disposent d’informations que d’autres n’ont pas. Pour lui, améliorer le système est du ressort de la décision politique, seule légitimitée, à même d’élaborer des lois et des règlements qui cadrent les comportements. « Les gens sont sensibles aux incitations, et ce sera l’un des grands thèmes de ce livre : si certains se sont mal conduits dans le monde de l’industrie et de la finance, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils étaient particulièrement vénaux, ou qu’ils l’étaient davantage que leurs prédécesseurs ; disons plutôt qu’ils ont été confrontés à des incitations différentes, et qu’ils y ont répondu de cette façon. » p.18. La crise de 1929, par exemple, s’explique ainsi : « La mauvaise comptabilité a donné de mauvaises informations et l’exubérance irrationnelle a été en partie fondée sur ces informations défectueuses. » p.44. La liquidité disponible, donc des capacités à s’endetter, ont fait l’objet d’une même « incitation », d’où l’intérêt, pour une banque centrale, d’orienter l’épargne et les investissements. Joseph Stiglitz est un peu sévère lorsqu’il évoque le « Fedspeak », le discours de la Fed, et qu’il accuse Alan Greenspan de « marmonner avec beaucoup d’incohérence ». C’est beaucoup moins le cas depuis 1996.
Pour Joseph Stiglitz, seul l’Etat peut garantir qu’il n’y ait pas trop d’information asymétrique, en limitant le champ des conflits d’intérêts. « Nous nous sommes laissé piéger par le discours idéologique de la déréglementation » p.45. Le juste rôle de l’Etat a été perdu de vue par l’illusion qu’existe une « main invisible », dont Gérard Debreu et Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie eux aussi, ont montré que les conditions d’existence la rendaient impossible : information parfaite, disponible par tous en même temps, en situation de concurrence idéale, avec assurance possible contre les risques éventuels. Etat et marchés doivent au contraire coopérer et se compléter. L’Etat réalise mieux certaines activités, M. Stiglitz cite la sécurité des aéroports (son livre date de l’après 11-Septembre), la recherche, l’éducation, l’aide médicale, l’environnement. « Cet équilibre peut être différent selon les pays et les époques ; il varie d’un secteur d’activités à l’autre, d’un problème à l’autre. » p.345. Mais pas question d’entretenir des privilèges de « monopoles » lorsqu’ils sont indus et économiquement injustifiés ; ni de ne pas chercher à rationaliser l’organisation et l’emploi des moyens publics. L’Etat est dans son rôle lorsqu’il régule et arbitre, dans son rôle lorsqu’il prend en charge ce que le marché n’est pas apte à faire, dans son rôle lorsqu’il impulse la recherche dans un secteur stratégique ; mais il ne doit en aucun cas se substituer à l’initiative privée lorsque celle-ci est efficace.
Justement la recherche : « La recherche sur fonds publics (dont une grande partie s’effectue dans les universités - aux Etats-Unis) a été cruciale pour le succès de l’économie américaine du XIXe ; les grands progrès de l’agriculture ont été fondés sur des recherches financées par l’Etat. Elle s’est révélée tout aussi centrale au XXe siècle. C’est le gouvernement fédéral, par exemple, qui a construit la première ligne de télégraphe entre Baltimore et Washington en 1842, et c’est lui qui a lancé Internet. » p.145. Joseph Stiglitz est lyrique lorsqu’il évoque le potentiel économique des nouvelles technologies : « Pas l’optimisme irrationnel du petit monde des point.com, mais un optimisme réel tout de même. De longues années d’investissement dans la recherche finissaient par payer. Les technologies de pointe tenaient enfin leurs promesses. La productivité augmentait. La mondialisation apportait aux consommateurs américains des vêtements et des appareils électroniques bon marché. Et si une part toujours plus importante de la production industrielle était délocalisée à l’étranger, le pays créait davantage d’emplois nouveaux bien payés, essentiellement dans les services, qu’il n’en perdait dans l’industrie. Il y avait reflux du chômage, mais la concurrence étant plus vive, l’inflation était tenue en respect. » p.129. Les cycles économiques ne pouvaient qu’en être atténués.
Les « incitations négatives » qui viennent combattre cet enthousiasme et qu’il faut corriger sont, pour M. Stiglitz, réelles aujourd’hui. La distribution de « stock options » dissimule de très gros salaires, non justifiés par la seule performance des PDG, ce qui dilue les actionnaires dans le temps sans le leur dire, ce qui gonfle artificiellement les bénéfices affichés, et ce qui incite les dirigeants à une performance de pur court terme pour lever leurs options, au détriment de la vision entrepreneuriale à long terme. Les conseils d’administrations sont trop souvent à la botte du PDG. Le hors bilan représente une trop grosse part des engagements des entreprises, permettant des manipulations comptables dont Enron et Vivendi ont prouvé le danger. Les cabinets d’audit, qui sont aussi conseils, sont en conflit d’intérêt, tout comme les banques d’affaires qui procèdent aux émissions et conseillent les titres à l’achat par le biais de leurs analystes. L’essor du courtage discount a conduit à rentabiliser l’analyse financière en ajoutant des conseils en introduction boursière et les fusions de sociétés. Le secret bancaire des paradis fiscaux. Comment le marché pourrait-il être « rationnel » dans cette ambiance d’information asymétrique tout azimuts ? Corriger ces distorsions est du rôle de l’Etat.
Ad majori capitalisti gloriam !