La Chine, notre cauchemar ?
Commentant le livre d’Erik Israelewicz, Quand la Chine
change le monde, j’écrivais :
« Si la taille n’est peut-être pas un sujet de préoccupation
déterminant, en revanche, la vitesse du développement chinois semble receler
davantage de risques de déséquilibres momentanés et de difficultés
d’ajustements pour l’économie mondiale, que ce soit au niveau réel, avec
notamment le cas des matières premières et en particulier du pétrole, ou au
niveau financier avec le rôle excessif joué par la Chine dans le financement
des Etats-Unis ou avec la faiblesse de son système bancaire. J’ajoute un autre
facteur, l’insatisfaction sociale qui naît des restructurations massives que le
changement suscite et l’absence de protection qui, avec le temps, peut devenir
insupportable pour les centaines de millions de Chinois, nouvellement
urbanisés, désormais privés de leur système traditionnel de survie dans la
Chine rurale d’autrefois. »
Et je concluais : « Le principal facteur, susceptible de
compromettre la poursuite rapide du développement économique chinois ou de
faire échapper à tout contrôle ses effets sur le reste du monde, me semble être
de caractère politique. La question, une question que le livre d’Eric
Israelewicz n’avait pas pour objet de traiter, est alors de savoir si, prenant
appui sur sa richesse croissante, ce pays saura ouvrir progressivement sa société
aux aspirations nouvelles que l’immersion dans l’économie mondiale fera
inévitablement et nécessairement surgir, sans retomber dans l’instabilité et le
désordre d’avant 1949, dont la mémoire reste l’une des explications essentielles
de l’acceptation collective du système politique actuel. »
Ces remarques me sont revenues en mémoire en lisant le livre
de Philippe Cohen et de Luc Richard, La Chine sera-t-elle notre cauchemar
?. En décrivant le sort misérable des millions de Chinois, les « xiagang
», c’est-à-dire « les salariés licenciés des usines d’Etat dans les années 1990
», dont « le statut (...) a été fusionné avec celui de chômeur, ce qui signifie
qu’il ne « vaut pas davantage » désormais », et les « mingong », c’est-à-dire «
les travailleurs migrants, venus des campagnes », les auteurs mettent en
lumière à la fois la face cachée et honteuse de la croissance frénétique
chinoise, le facteur principal d’instabilité qui la menace, et l’épée de
Damoclès que la Chine fait peser sur l’économie occidentale.
La situation de « cette Chine qui perd », de « ces esclaves
qui font tourner la Chine », est décrite d’une manière d’autant plus crédible
qu’elle évite l’emphase et qu’elle apparaît à travers plusieurs petits
reportages concrets, fondés sur des contacts directs dans des endroits où les
occidentaux (sauf parfois ceux qui construisent des centrales électriques !)
vont rarement, contacts au demeurant facilités par le fait que l’un des
auteurs, Luc Richard, parle le chinois. Parmi d’autres, les pages consacrées aux
mineurs de charbon, à l’éducation, à la politique démographique éclairent des
réalités auxquelles les occidentaux et les observateurs qui les informent se
confrontent rarement
Le livre met aussi en lumière la logique qui emporte le
système chinois, celle d’une nation « en guerre totale, mais sans connaître
d’affrontement létal avec aucun autre pays », « une guerre intérieure, livrée
avec chacun et contre chacun », dont « l’objet affiché (est) la puissance, en
réalité le maintien au pouvoir de l’oligarchie communiste » et qui a «
l’économie comme champ de bataille ». Ce « libéral communisme en marche »
trouve son expression la plus achevée dans son ignorance, volontaire et sans
complexe, du droit, droit de la propriété intellectuelle, droit du travail, droit
de l’environnement... Pour les auteurs, la Chine ne manque pas de règles, mais
elles ne sont tout simplement pas appliquées.
L’affaire du textile est présentée comme l’exemple qui
permet de mesurer l’étendue des risques que le modèle chinois fait peser sur
l’économie occidentale. Les facteurs spontanés de rééquilibrage qui, dans le
passé, ont permis, dans des situations apparemment similaires, de les éviter, ne
joueraient pas ou à une échéance trop éloignée. « Quand le rattrapage
économique a permis au salaire japonais d’égaler le salaire européen ou
américain en trente ans, celui des travailleurs chinois n’a guère varié depuis
1979, date de l’ouverture économique », car « le régime est bien décidé à tout
faire pour maintenir durablement son avantage compétitif, à savoir le bas coût
de sa main d’œuvre ».
On se trouve ainsi au cœur de la thèse du livre, exprimée
encore plus clairement dans un autre passage : « Aucune société n’a réussi à se
développer sans qu’une partie de sa population ne profite en premier de l’accroissement
des richesses. De même, l’exode rural chinois n’est pas un phénomène inédit,
ainsi que l’attirance qu’exercent les villes en plein développement sur les
populations rurales. Tous les pays développés ont connu ces phénomènes au
XIXe et au XXe siècles. Le problème n’est pas l’existence d’inégalités dans
la Chine d’aujourd’hui. (...) Le problème est que la politique du (Parti
communiste chinois) structure et renforce durablement ces inégalités dans tous
les domaines, depuis les revenus en passant
par l’éducation ou la santé, au point d’en faire le coeur de la stratégie de
la croissance économique. Ainsi est abandonné tout projet de construction d’une
société libre, juste et décente »
Le livre de Philippe Cohen et Luc Richard s’inscrit donc à
contre-courant de ce que les auteurs appellent « ce nouveau récit médiatique
sur la Chine, témoignant d’une sorte d’ébriété pseudo-libérale tout aussi
euphorique que celui sur Internet (et qui) aurait dû éveiller la suspicion de
tout esprit bien ordonné [...] cette découverte quelque peu naïve de la nouvelle
réalité chinoise (qui) fait l’impasse sur tout ce qui se révèle infiniment
dissemblable par rapport à la vie sociale des démocraties. »
Le lecteur, confortablement installé dans son fauteuil
d’occidental, pourra se dire qu’il n’est pas trop d’un livre de plus pour
tenter de percer les secrets de l’immense Chine, et que, peut-être, les auteurs
qui croient se contredire sont plus complémentaires qu’il n’y paraît ou qu’ils
ne le pensent. C’est en tout cas le sentiment que j’ai après avoir lu,
successivement, Quand la Chine change le monde, d’Eric Israelewicz et La
Chine sera-t-elle notre cauchemar ? de Philippe Cohen et de Luc Richard.
Reste une question lancinante. Nous savons par l’histoire
que le modèle maoïste et sa sinistre révolution culturelle ont conduit la
Chine au désastre, comme avant elle l’époque des Seigneurs de la guerre.
Mais nous ne saurons probablement jamais si, pour surmonter ces épisodes
successifs et engager la Chine sur la voie du progrès économique, une autre
voie était pratiquement possible que celle qu’ont retenue ses dirigeants
d’aujourd’hui à la suite de Deng Xiao Ping.