mardi 22 mai 2012 - par
La marchandise et l’échange
Je voudrais tenter d’apporter une solution à une question lancinante et : est-il vrai que du fait même de l’échange marchand, de l’argent, les hommes soient condamnés à produire des marchandises de plus en plus dégradées, à consommer de la m… en somme ?
Ma question est bien de savoir si le commerce (l’échange marchand, l’achat-vente, l’argent) conduit en lui-même à la dénaturation des objets, des produits, des valeurs d’usage. Est-ce que l’argent salit tout ? Pourquoi ? Une question qui n’est pas facile à résoudre en elle-même, par le fait qu’il n’existe pas de société d’échange généralisé avant le développement du Capital.
Ce dernier se développe sur base d’un échange existant mais encore limité à quelques secteurs de la production sociale. C’est dans le mouvement de développement du Capital que l’échange tend à s’étendre et à s’universaliser, de deux manières : géographiquement en conquérant la planète, socialement en investissant toute la production et en transformant tous les produits du travail humain en marchandises.
C’est par cette circonstance historique double – la marchandise et l’argent précèdent le Capital, mais c’est le Capital qui réalise leur règne – qu’il faut expliquer la difficulté affrontée par Karl Marx en abordant l’analyse du Capital (Livre I, chapitre 1). Le nœud vital, l’élément premier de la production capitaliste est la marchandise. Mais celle-ci n’apparaît dans son développement véritable qu’à l’issue du procès de développement du Capital qui la généralise ! Alors point de départ ou point d’aboutissement ? Les deux. Encore une fois, d’une certaine façon, la question de l’œuf et de la poule… Comme je l’ai montré dans ma présentation du premier chapitre du Capital, Marx s’est attardé très longtemps sur cette question, sans avoir trouvé définitivement une « bonne » manière de la présenter.
Toute la production n’est donc transformée en marchandises que dans une société où le moteur premier de la production n’est plus la volonté de créer des biens pour sa survie (valeurs d’usage) mais celle de ce procurer le moyen d’échange général (argent) à travers la production de biens qui doivent entrer dans l’échange et y trouver preneur. Et plus encore, un procès social où le moteur premier est par cet échange général non de survivre mais de se procurer plus de moyen d’échange qu’on y a investi en matières premières, usure des machines et travail, pour faire donc du profit. Argent, profit, les vilains mots sont lâchés, car c’est eux qu’on accuse généralement de la perte de qualité des produits et de l’univers « tout à jeter » dans lequel nous vivons.
La considération de la qualité du produit n’est certes, dans le contexte de la société marchande, plus première, mais seulement relative. Relative à quoi ? Encore un vilain mot : au marché. C’est-à-dire qu’on se pose d’abord deux questions : celle de la rentabilité, évoquée ci-dessus, et celle de la concurrence ou de la compétitivité. Le sens de celle-ci est très important. Ma production peut être de qualité (une bonne valeur d’usage), elle peut-être rentable (le prix de vente est supérieur aux investissements) mais malgré ces deux conditions ne pas trouver d’acquéreurs. Auquel cas je suis obligé d’en modifier soit les qualités physiques, soit le prix, soit l’aire de distribution, pour la réaliser sur le marché.
Cette capacité de réaliser les valeurs d’échange avec profit dépend de nombreux facteurs qui tiennent autant à la qualité intrinsèque des produits qu’à leur apparence, à divers facteurs psychologiques, dont la mode, mais aussi à leur prix. A qualité égale avec les produits d’autres producteurs, il faut être compétitif (à qualité égale, vendre au même prix ou mieux : moins cher !). C’est certain. Mais tout le monde connaît aussi l’hésitation de l’acheteur devant deux produits, l’un plus cher et sans doute de meilleure qualité, l’autre moins cher mais « de base » ou « de premier prix ». Toutes les variantes de cette question sont possibles. Le produit cher et le produit de base peuvent sortir de la même chaîne de fabrication, le seul conditionnement ou la seule apparence, la présentation justifiant la différence de prix. Peut-être la différence de prix se justifie-t-elle vraiment, au point qu’il me faudra acheter trois paire de chaussure à 20€ pour tenir un an, alors qu’une seule paire à 45€ y suffirait également, auquel cas j’aurai « gagné » 15€ en achetant la paire la plus chère. Peut-être aussi la différence est-elle totalement injustifiée, le produit de base étant de bonne qualité, le produit cher étant défectueux mais frappé d’une surtaxe due à l’apposition d’une marque ou au chant d’une publicité mensongère. Chacun résout cette question complexe selon son expérience, ses préférences, ses informations, sa situation sociale. Il n’y a pas une solution, vu que les producteurs doivent toujours faire un alliage de trois questions : une efficacité concrète, un bénéfice, une position dans la concurrence, et que c’est aussi la variété des solutions particulières qui fait la dynamique de notre production sociale.
En tout cas, il est faut que l’échange marchand en lui-même débouche sur la perte de qualité des produits. Aussi faux que le fait que le commerçant fait du profit parce qu’il trompe l’acheteur sur la valeur du produit, etc.
Il faut voir par ailleurs que le développement de la production de marchandises – l’histoire de la marchandise - intervient d’une manière particulière dans cette question. La concurrence favorise en effet la production en masse, dans le cadre de laquelle on peut, par le regroupement des achats, la rationalisation de la production, la maîtrise du marché, arriver à produire beaucoup moins cher des produits de qualité identique. L’invasion du commerce par la production en masse telle qu’elle est présentée par exemple dans Au bonheur des dames de Zola, publié quinze ans après la parution du premier livre du Capital, cette invasion est d’abord celle de produits de qualité comparable mais offerts à des prix défiant toute concurrence de la part des artisans et commerçants « familiaux ». La grande distribution l’emporte, parfois même en menaçant ou en tendant à l’extrême l’objectif de rentabilité et souvent en profitant de l’afflux de main d’œuvre des campagnes pour la sous-payer. C’est ainsi que, contraignant ses prédécesseurs à la ruine ou à l’arrêt de leur activité, la production et la distribution à grande échelle étendent leur empire jusqu’à s’emparer de l’ensemble de la production sociale. Jusqu’ici, pas question de dénaturer l’objet. Le client qui achète une paire de chaussure s’assure qu’elle tienne. Il pourrait même y gagner, puisqu’il paie un article de qualité égale moins cher en s’assurant que la marchandise fasse l’affaire. La seule chose qui à ce stade pourrait modifier la situation, c’est qu’un producteur se présente – par la ruine de ses rivaux – en situation de monopole.
Mais la production de marchandises s’étend aussi en attirant au fur et à mesure l’ensemble de la population dans le cycle de la consommation. Il y a quelques dizaines d’années à peine, les agriculteurs formaient une part significative de la population, qui vivait majoritairement en dehors de la production marchande. Le paysan produisait d’abord son blé, ses légumes, sa viande, il construisait et entretenait sa demeure, puisait son eau, fabriquait ses outils, etc. Si on remonte à un siècle ou plus, on voit que les femmes filaient, tissaient, cousaient. Le village comportait une grande majorité de paysans et un forgeron, un sabotier, un curé, un instituteur, plus un notaire et un médecin pour un ensemble de villages. Ce monde « autarcique » s’est d’abord brisé à une époque où l’on a plutôt contraint les humains à rejoindre la production marchande, en pratiquant les expropriations et en regroupant les « prolétaires » autour des agglomérations industrielles. Ils sont à ce moment essentiellement de la force de travail disponible qu’on ne se soucie de nourrir, de loger etc. qu’au moment des grandes insurrections. Pas facile de mettre des dates sur les différents mouvements historiques, car ils ont tendance à s’interpénétrer, mais celui-ci correspond grosso modo au XIXème siècle.
Or la fin du XIXème siècle est du point de vue de la production marchande et de son extension à la société une grande époque de langueur. Le mouvement d’appropriation s’est déplacé vers les colonies, le profit stagne. La production marchande doit affronter un point de désagrégation sociale que l’on n’arrive pas à franchir. La Société se rebiffe. Du côté politique, on craint à la fois les grandes émeutes ouvrières et on à tout à la fois besoin d’intégrer ce nouvel univers social à la société politique. Ce qu’on gagne d’un côté, on le reperd de l’autre. L’évolution se fait cahin-caha, sans conviction, jusqu’à ce qu’enfin se dégage un consensus, celui de s’engager dans une guerre générale qui donne un sérieux coup de pied dans cette fourmilière.
Cette guerre a entraîné notre Société beaucoup plus loin que ne le prévoyaient ses commanditaires. Mais elle a tout bouleversé : fin d’un monde rural décimé et généralisation progressive de la civilisation urbaine ; fin des chasses gardées coloniales et mondialisation du marché ; fin des contraintes religieuses et morales anciennes et avènement de la société « libérée » ; sans oublier ce qui en fut un des premiers effets : l’abolition de la différence des sexes et le travail des femmes.
Le mouvement suivant est lui aussi lié à l’histoire. La production s’étend cette fois en attirant l’ensemble de la population dans la « consommation ». On veut faire du travailleur l’égal de l’aristocrate ou du financier, de l’industriel ou du politique. Pour y arriver, il n’y a qu’un moyen : produire à vil prix des marchandises d’apparence « princière » mais dont la nature interne est de plus en plus minable. Transformer les travailleurs en princes, avec chacun son château, son carrosse, sa princesse,… Mais pour cela, une seule solution, inaugurer l’ère du plastique, du jetable ! C’est bien le principe de la société de consommation (New Deal) initiée à l’instigation de Roosevelt dans les années 30 et qui est à l’origine de la dégradation constante de toutes les productions humaines (nivellement par le bas).
La production en masse est cette fois clairement transformée, et de plus en plus, en production de merde. Il faut que dans le cadre d’une production qui permette autant que possible de générer des profits, la part qui revient au travail salarié soit accrue de telle façon qu’il intervienne lui aussi de manière conséquente en tant qu’acheteur dans la réalisation des marchandises produites. Jusque là en effet, la production marchande avait trouvé des acheteurs extérieurs à son procès (aristocrates, pays étrangers…). Maintenant qu’elle a tout intégré, elle ne peut plus espérer réaliser l’ensemble de sa production (investissements + travail + profit) que si le cycle suivant s’étend, dans un mouvement en spirale permanente (croissance !) D’où l’idée d’accroître de cycle en cycle la part du travailleur / consommateur. Ceci semblait une hérésie, car accroître la part salariale revenait traditionnellement à diminuer le profit. Ce n’est le cas, dit-on maintenant, que dans le cadre d’un jeu à somme nulle, mais pas dans un mouvement d’expansion permanent où les deux sont gagnants simultanément.
Il devient dès lors « nécessaire » d’étendre toujours plus une consommation toujours plus factice, c’est-à-dire centrée sur ce que jusque là personne n’aurait osé appeler un « besoin » (le besoin de téléphone portable par exemple). Donc aussi de réduire au minimum du minimum la part de besoins premiers pour transformer la consommation alimentaire elle-même en un débordement de produits manufacturés toujours nouveaux et de plus en plus suspects (biscuits, gâteaux, plats préparés, boissons composites…)
Ce n’est pas l’argent qui salit tout, c’est le cycle historique à travers lequel l’humanité a fait de l’argent le cœur de la production. Un cycle de guerre et d’oppression. C’est lui qui transforme la marchandise en produit avili, car ce produit contribue à dégrader l’être humain. Et c’est de cette dégradation que le despotisme a besoin. Nous ne sortirons pas de ce cycle en renonçant à l’échange pour établir le gouvernement absolu même le plus équitable qui répartira de façon juste entre tous la production sociale (ce qui est la thèse de l’État omnipotent, comble de l’oppression), mais par une nouvelle dynamique sociale qui s’appuie sur l’échange tout en lui redonnant sa dignité.
MALTAGLIATI
NOTE : J’ai vu l’article de Marc Jutier, Monnaie : dessine-moi du pognon. C’est l’exemple-type de la culture Internet, développé par un penseur « citoyen » qui vous assomme de références, de liens, de clips et autres citations pêchés de partout et qui oubliant une seule chose – c’est que plutôt que de se GAVER il faut avant tout REFLECHIR – nous ramène des banalités. Un truc qui n’a pas de SENS puisque c’est au fond son principe de base, ne surtout pas chercher le sens…, accumuler, combler par un étalage de mots et un amoncellement d’images le vide de la pensée. L’article n’est pas encore validé, qu’il faut déjà un commentaire de dizaines de nouveaux liens…
Je procède tout à l’inverse, j’essaie de rejoindre les liens internes. Le point de départ de la réflexion que je vous livre aujourd’hui m’a étonné moi-même, je ne vous la livre donc pas sans risques, mais je pense que la situation qui est la nôtre aujourd’hui demande que nous prenions tous des risques, mesurés !