La vie en classe « multinationales »
L’histoire des multinationales est la nôtre au quotidien : elles s’invitent dans nos assiettes comme dans toutes nos habitudes de consommation et nous colonisent jusque dans nos imaginaires. Un monde sans multinationales est-il encore possible ?
Les logos des cent plus grandes multinationales de la planète sont plus familiers à nombre de nos contemporains que le nom des oiseaux, des fleurs, des arbres, des champignons ou des constellations qu’ils seraient bien en mal d’identifier. Voire même de remarquer sous leur pas - ou en consentant à lever les yeux des écrans de leurs gadgets connectés à « applis » multiples.
C’est le constat clinique d’ Olivier Petitjean et Ivan du Roy en introduction au panorama analytique qu'ils dirigent, fort en 140 dates-clé sur une période de 174 années (1851-2025). Voilà qui en dit aussi long sur l’alinéation et la dénaturation d’un homo désormais numericus hors sol que sur la confusion entre « richesses réelles » et une apparence d’« économie » ( ?) reposant sur une création monétaire à tombeau ouvert ou sur du crédit adossé à rien...
Car, de son lever à son coucher ou de son café, de la marque et provenance de son choix, à sa tisane aux pesticides, à son plein d’énergie chez Total et son trajet quotidien en smartphone sur roues avant de regagner l’horizontale dans son couchage Ikea sous barquette bétonnée, le dit individu numérisé vit bel et bien dans le monde des multinationales, bercé et façonné par les « informations » distillées par un groupe de médias appartenant à l’une ou l’autre.
Justement, l’histoire et l’activité des dites multinationales éclairent nombre de guerres passées ou en cours dans nos sociétés de consommation ultraconnectées qui invitent au spectacle permanent : « Peut-on comprendre le conflit en Ukraine et ses impacts globaux sans prendre en compte la place de ce pays dans l’économie globale et les chaînes de valeur des multinationales occidentales et russes ? »
Aux sources d’une toute-puissance
Si nombre d’historiens font communément remonter l’origine des multinationales à la création de la Compagnie des Indes orientales britannique puis néerlandaise autour de 1600, celle-ci pourrait encore être plus éloignée dans l’Antiquité, avec les « sociétés de publicains » constituées durant la deuxième guerre punique (218-201 avant notre ère) pour ravitailler les troupes romaines contre « certaines garanties publiques ».
Elle pourrait tout aussi bien prendre sa source avec des ordres religieux médiévaux comme les Cisterciens (XIIe-XIIIe siècles) fonctionnant avec des abbayes-mères et des monastères filiales.
Puis l’expansion européenne du XVIe siècle favorise un « nouveau type d’acteur économique » : les grandes compagnies commerciales, comme celle de Moscovie, créée par des marchands londoniens, à qui la reine anglaise Mary 1er (1516-1558) accorde en 1555 le monopole du commerce avec la Russie.
Aux origines des multinationales, il y avait des maisons marchandes, des négociants et des compagnies coloniales. Le commerce à grande échelle et la banque sont alors « étroitement liés et parfois réunis dans les mêmes maisons, voire les mêmes personnes ».
Le goût pour les « mécaniques » dès le Xve siècle impose le machinisme, c’est-à-dire la substitution des procédés mécaniques à l’habileté manuelle, à la formation et à l’expérience des artisans – à commencer par le secteur textile. Au XIXe siècle, « les propriétaires d’ateliers textiles et d’usines commencent à négocier sur un pied d’égalité avec le scommerçants et leur imposent leurs conditions, voire s’occupent eux-mêmes de commercialiser leurs marchandises dans les pays tiers, ou même de les y produire directement, en se passant de l’intermédiaire obligé qu’était le négociant ».
C’est ainsi que le rideau de cette histoire panoramique se lève sur l’entreprise de machines à coudre fondée en 1851 par Isaac Singer (1811-1875), dans le sillage d’une première vague technique marquée par un déferlement d’inventions dont précisément celle de la machine à coudre en 1830. Quatre années plus tard, l’homme d’affaires new yorkais d’origine allemande remporte un premier prix à l’Exposition universelle de Paris, avec sa machine légère et maniable. Dans les années 1870, la production s’élève à quelques centaines de milliers de machines par an dans son usine transférée dans le New Jersey. La demande croissante, entretenue par un système de ventes par mensualités, suscite la création d’autres usines en Ecosse (1867) puis au Canada, en Autriche, en Allemagne et en Russie. L’un de ses fils, Paris (1867-1932), est un fervent mécène de la danseuse Isadora Duncan (1877-1927) – déjà, les affaires et les arts... Racheté par la firme de capital-risque Kohlberg&Co, Singer est incorporée avec d’autres marques de machines à coudre dans le groupe SVQ basé à Nashville (Tenesee).
Le décret impérial du 14 décembre 1853 autorisant la création de la Compagnie générale des eaux et signé par Napoléon III (1808-1873) donne-t-il le coup d’envoi de la « privatisation à la française » ? Cette société à capitaux, imaginée par un groupe de banquiers et de politiciens, nécessitait encore l’autorisation des pouvoirs publics. La ville de Lyon est la première à signer avec la Générale des eaux : elle s’engage à acheter son eau pour vingt ans à la nouvelle société à un prix convenu d’avance – c’est la première concession d’eau de l’histoire... Cela s’appelle plus tard la « délégation de service public à la française » et s’exporte dans le monde : la Générale des eaux signe un contrat à Venise (1880) puis à Constantinople (1882) et Porto (1883).
La pose du premier câble transatlantique entre l’Europe et l’Amérique du Nord marque en 1866, un an après la création à Paris de l’Union télégraphique internationale, l’entrée dans une ère d’intensification des échanges intercontinentaux - celle de la mondialisation de l’information. L’espèce parlante tire des câbles et accélère l’interconnexion des réseaux comme le commerce international dans un contexte d’affairisme exacerbé, de bavardage universel et de croissance industrielle ininterrompue : « Le télégraphe électrique (...), devenu la condition de possibilité d’un nouvel ordre économique et financier porté par quelques grands acteurs économiques mondiaux et des puissances impériales en expansion, inaugure ainsi une nouvelle trajectoire économique et technique qui n’a cessé de s’intensifier depuis, avant même que ne s’impose la télégraphie sans fil au moyen d’ondes radio durant l’entre-deux-guerres et plus récemment le développement des câbles optiques du réseau internet à haut-débit » (François Jarrige).
Les idées de Saint-Simon (« une foi sans faille dans le progrès de la technique et de la science comme facteur d’amélioration de la condition humaine ») inspirent des entrepreneurs comme les frères Emile (1800-1875) et Isaac Pereire (1806-1880) , les pionniers du rail qui innovent avec le Crédit mobilier en faisant appel à l’épargne de la bourgeoisie et de la classe moyenne pour financer l’industrialisation du pays – ils lancent la fièvre ferroviaire qui saisit le continent.
En 1864, l’entreprise française Lafarge reçoit alors la plus grosse commande de son histoire avec le creusement du canal de Suez, inauguré cinq ans plus tard.
La société d’électrification généralisée émerge de la « guerre des courants » engagée à partir de 1884 entre Thomas Edison (1847-1931), George Westinghouse et Nikola Tesla (1856-1943) avec la création de General Electric (1892) et l’adoption du courant alternatif qui consacre le « choix d’un certain type de système énergétique, fondé sur de grandes unités centralisées à forte puissance, et non des petites installations autonomes ».
Science et technique s’allient dans un deal qui s’égare jusqu’à la confusion entre « profit » et « civilisation »...
Un « nouvel ordre économique mondial »
La Grande Guerre, aboutissement d’une course aux armements entamée à la fin du siècle précédent, est la première mise à mort industrielle de l’espèce invasive et belliciste : « Les marchés conclus par les divers gouvernements pour mener la guerre, en Europe comme aux Etats-Unis, contribuent à enrichir les industriels établis de l’armement et rendent possible l’essor et l’expansion d’une nouvelle génération d’entreprises, notamment dans le secteur de l’automobile, de la chimie et de l’aéronautique ».
François Bouloc tire le fil rouge des incantatoires dénonciations des profiteurs de guerre vers une pelote désormais familière aux populations mondiales. Aurore Gorius analyse les méthodes de propagande publicitaire de l’un des tout premiers « conseillers en relations publiques », Edward Bernays (1891-1995) à l’occasion de la campagne des « flambeaux de la liberté » de Pâques 1929 à New York amalgamant, pour le compte d’American Tobacco, l’émancipation des femmes à... l’acte de fumer en public : « La pierre angulaire de la campagne est d’associer le tabagisme à la contestation du pouvoir masculin ». Puis les préceptes déclinés par Bernays dans Propaganda (1928), manuel de référence de Joseph Goebbels, sont appliqués à la sphère économique et politique : « Manipulateur à grande échelle au service d’intérêts privés, Bernays a éprouvé nombre de techniques de propagande en temps de paix, toujours à l’oeuvre aujourd’hui. Les multinationales de la chimie, des hydrocarbures ou de l’industrie pharmaceutique se sont largement inspirées de son travail au service des firmes du tabac ».
Jean-Baptiste Fressoz rappelle qu’en 1936, Ford et General Motors font basculer le monde vers le tout-voiture, la motorisation « heureuse » de masse – un « choix technologique formidable pour la croissance économique et désastreux pour la santé, le climat et l’environnement ». C’est l’histoire d’un choix civilisationnel liée de part en part à celle des multinationales de la construction automobile, du ciment et des travaux publics, des équipementiers et des pneumatiques. Relevant à ses débuts d’un artisanat de luxe, considérée comme une nuisance par les populations exposées à nombres d’accidents, l’automobile individuelle est devenue un projet politique au détriment des transports en commun, une « pièce essentielle du développement du capitalisme » qui heurte les limites planétaires avec la diffusion dispendieuse et forcenée d’une electromobile (VE) qui s’avère, dès sa fabrication, bien plus écocidaire que la voiture thermique.
Vers la « mondialisation armée »
Claude Serfati souligne que « la Seconde Guerre mondiale et l’enracinement du complexe militaro-industriel dans l’économie et la société étatsuniennes ont profondément modifié les processus d’innovation technologique et créé un modèle de technosciences inauguré par le projet Manhattan de mise au point de la bombe atomique ».
Aujourd’hui, les « systèmes militaro-industriels » prospèrent plus que jamais dans les économies et sociétés des pays dominants, « favorisés par la militarisation accélérée de la planète ».
Sophie Chappelle éclaire la « boutique des horreurs de Monsanto », symbole d’un secteurs des biotechs qui « aspire à contrôler, privatiser, voire stériliser pour son propre bénéfice le vivant » - le nom du groupe à changé après son rachat par Bayer, « pas sa volonté de contrôle du vivant ».
La machine infernale à produire des guerres, des récits et de la dette est lancée contre les populations frappées d’une double peine comme épargnants et contribuables – « chair à spéculation » vouée à l’annihilation annoncée en« chair à canon ». « Acteur de l’ombre », le cabinet McKinsey (40 000 salariés), fondé en 1926 à Chicago par le professeur de comptabilité James O. McKinsey (1889-1937), « joue un rôle central dans la conception et la diffusion des récits et des modèles dominants de la mondialisation, auxquels tous les acteurs privés et publics sont sommés de se plier ».
Agathe Duparc et Adria Budry Carbo donnent un aperçu du festin orgiaque des géants du négoce jamais repus du conflit eurasiatique en cours : « Traders, extracteurs, logisticiens, parfois même banquiers : les grandes maisons de négoce bénéficient de chaque crise pour se diversifier. Jouant sur tous les marchés, ils n’en ont pas fini de caracoler sur les malheurs du monde, largement dans l’impunité ».
Comment « interroger » voire « responsabiliser » une richesse déconnectée de toute « utilité sociale » quand « le profit » mène le monde vers sa perte ? Jusqu’à quand les canons d’une « cuisine financière » toxique permettront-ils d’évacuer le risque « chez les autres » ?
Alors que la croissance exceptionnelle que le monde a connue en ces deux derniers siècles d’industrialisme se referme en une parenthèse désenchantée sur une planète surexploitée, transformée en casino climatiste où une minorité « avisée » s’acharne à « jouer » la perte et la vie des autres (forcément, « les autres »...), la demande humaine d’avenir pourrait bien ne plus être assurée pour personne, faute de trouver la pierre philosophale garantissant le mouvement perpétuel d’une aventure artefactuelle, d'ores et déjà dissoute dans d'absurdes jeux spéculatifs, en voie d’implosion dans tous les sens du terme.
La confusion entre « profit » et « civilisation » atteint sa limite critique dans les forges du cosmos. D’ailleurs, a-t-elle jamais été un impératif cosmique ?
Olivier Petitjean et Ivan du Roy, Multinationales – une histoire du monde contemporain, La Découverte, 864 pages, 28 euros.