mardi 18 avril 2006 - par Le bateleur

Musique, un retour analogique - ou quand l’oreille cherche le grain

Dans une chronique à propos de l’économie de la musique, Jacques Attali évoque l’engouement croissant des Nombreux pour le « live » (spectacle vivant), et donne quelques exemples particulièrement significatifs de ce qui est parfois proche d’un certain délire.

« En janvier, les Rolling Stones ont réuni un million de spectateurs à Rio de Janeiro, pour un concert payé par la mairie et les télévisions. La semaine dernière, des milliers de Chinois ont dépensé un mois de salaire pour aller les voir chanter à Shanghaï. Partout dans le monde, les billets des concerts, dans des salles de plus en plus grandes, de Madonna et de bien d’autres, se vendent dans le quart d’heure. »

Il ne s’agit pas ici de contester les causes évoquées par Jacques Attali, à savoir que ce qui est bon marché - quasi gratuit concernant la musique - finit par être moins recherché, d’où le succès du produit à l’opposé : le non-standard, dont le goût provient de l’unicité.

Mais l’économiste, trop influencé par les lunettes qu’il chausse en permanence (« quand on a un marteau à la main on ne voit que des clous » - Maslow ) est, me semble-t-il, passé à côté de la motivation intrinsèque du consommateur de musique délaissant celle qui est disponible et reproductible à l’infini, au profit de son expression vivante car interprétée.

Juger de cette évolution du point de vue de la seule valeur marchande, c’est oublier totalement l’objet même de l’étude, à savoir ici la musique.

Depuis longtemps, d’irréductibles anti-numérique évoquent la perte de matière subie par la musique, lorsqu’elle est triturée mathématiquement afin de « peser moins lourd » et de pouvoir être stockée à moindre coût sur des supports informatiques au format de la main.

Le passage au format MP3 (allègement pouvant alors être multiplié par 20) a vu de nouveaux musiciens ou mélomanes à l’ouïe fine évoquer cette perte de relief, de texture et en définitive, de son (il est notamment question des aigus).

On a longtemps considéré - en particulier les vendeurs de Hi(ght) Fi(delity) - que le consommateur était dupe. C’est en grande partie vrai - les physiologues ont même des instruments de mesure pour l’expliquer - mais de là à penser que rien de cette perte ne l’atteindrait, serait commettre une lourde erreur. Souvent, l’inconscient transmet de façon indirecte, sous forme d’injonctions transparentes, ce qui est perçu à un niveau infra-conscient. Et c’est précisément l’hypothèse que l’on peut émettre concernant la pauvre trace musicale claire comme une soupe de temps de disette (c’est-à-dire avec très peu de matière non aqueuse) qui subsiste dans le MP3. Lequel par sa seule existence donne alors à l’oreille(une fois perçu ce manque) la clé pour comprendre la pauvreté plus subtile des formats musicaux usant d’un peu moins de compression (c’est-à-dire d’abstraction).

Le lien avec le besoin impérieux de musique en chair (par opposition à celle "en fil de fer"* que propose le numérique commercial) est alors évident. Le public retourne, pour pallier ce qui est analogue à une carence alimentaire (dans ces cas, l’inconscient fonctionne très bien) vers la musique analogique, la seule qui subsiste, depuis que le microsillon est quasi mort, est désormais la « live » ). Retour vers ce qui gratte, a de la texture, et vibre « à la ressemblance » de ce qui l’a créé, à savoir l’instrument et la voix.

Au-delà de cette explication complémentaire, à propos du retour du public vers l’interprète et son acte unique, la myopie de Jacques Attali est assez significative de notre époque. Lui aussi produit un jugement virtuel, numérique (abstrait**), qui oublie totalement, dans son traitement du problème, le sujet même de son étude, à savoir la musique elle-même, en sa chair, et non pas dans ses aspects codés.

Oui, les Nombreux retrouvent le goût de la proximité et de l’unique, mais surtout, ils commencent à percevoir le vide essentiel de tous ces produits où ne subsistent que la forme, le packaging et les effets spéciaux.


Luc Comeau-Montasse

du fagot des Nombreux

* En référence aux maquettes décharnées qu’utilisent les graphistes dans leurs premières approximations d’un objet. ** L’abstraction par excellence est le code (note de musique, écriture) et sa forme achevée "la monnaie". (Ce fut d’ailleurs vraisemblablement sa forme première).



17 réactions


    • Le bateleur Le bateleur 18 avril 2006 13:06

      Le lien http://www.lexpress.fr/idees/tribunes/dossier/attali/dossier.asp (mais où avais-je la tête -sourire- )

      Sinon, oui bien sur Jacques Attali évoque un aspect du problème qui est réel, mais dans lequel il oubli totalement la nature profonde de la musique et ce qu’y cherche réellement l’oreille.

      Il manque dans sa réflexion (ce que je tente d’ajouter par ma contribution -sourire- ) le lien entre la valeur et la réalité de l’object (?) musique.

      (peu de temps pour développer) Le mp3 c’est la table en formica que l’on a vendu aux paysans au début du siècle en récupérant au passage leur « vielle table » en chène.

      L’écart entre les support numériques et analogiques est plus visible du côté de l’image
      pour des raisons de mémorisation plus stable de ce côté que du côté du son
      on y voit très bien à quel point ce qui était perçu comme une qualité aux tout début de « l’innovation numérique »
      à savoir le lisse et le lumineux
      est en fait un défaut, une pauvreté du rendu, analogue à la différence entre le chêne et le formica.

      C’est ce « trou » perceptif plus ou moins consciemment perçu qui finit par se révéler dans le goût de plus en plus prononcé pour le réel à texture
      d’où la dévalorisation de ce qui ... a effectivement bien moins de valeur _(et qui pourrait se mesurer d’ailleurs du côté de la théorie de l’information en « bit »
      la morale de l’histoire est que « l’on ne comprime pas impunément » (analogue à « diluer la soupe »)
      il y une limite au-delà de laquelle une réaction du client apparaît.

      (Développement à suivre, notamment pour répondre à l(’)a(musante) distinction son/bruit)

      Luc Comeau-Montasse

      du fagot des Nombreux


    • claro (---.---.198.243) 20 avril 2006 01:01

      @Demian West

      Cher Monsieur, ne voudriez pas attendre avant de faire vos commentaires en moins de deux minutes sur chaque article ?

      Il devient tres lourd de vous lire, à la longue, et votre présence démesurée ainsi que celle de quelques autres, avec « private jokes » à l’appui, dénature complètement ce journal citoyen en une sorte de blog pour amis intimes passant leur journée sur le net.

      Par pitié pour tous les lecteurs, merci de vous faire plus discret et peut-être, de retirer votre photo qu’on voit partout. Vous comprendrez qui l’en va de l’intérêt général de ce journal, car en remplaçant le discours unique des média de masse par le votre et celui de vos amis ou ennemis, on finit par ne pas gagner grand chose, et je reste poli.

      Merci d’avance et bonne continuation.


  • Antoine (---.---.227.187) 18 avril 2006 11:35

    difference entre musique et bruit ?


    • Antoine (---.---.227.187) 18 avril 2006 12:41

      euhhhh....je sais qu’Agoravox est un média sérieux mais ma vieille âme d’étudiant permanent me suggère ceci....la musique rend sourd, l’onanisme aussi smiley) enfin tout est une question de choix ......


  • Bernard Dugué (---.---.115.50) 18 avril 2006 11:41

    Salut cher confrère blogueur,

    Juste une remarque, pourrais-tu mettre le lien conduisant vers l’article d’Attali.

    Pour le reste, effectivement, l’argent, qui pourrit tout et surtout la pensée des élites. A noter aussi Villepin qui se porte au chevet des artistes contemporains dont le marché semble en berne, ah, ces pauvres artistes qui n’arrivent pas à vendre leurs merdes à 10 000 euros.


  • Bernard Dugué (---.---.115.50) 18 avril 2006 16:16

    Sacré Démian, manichéen assumant l’héritage de cette insipide querelle des années 1990. L’art contemporain est éclairé, incarnant la lumière et l’avant-garde. Ceux qui le critiquent sont d’affreux populistes votant Le Pen.

    Bon, plus sérieusement, je suis persuadé qu’il y a quelque chose à sauver dans l’Art contemporain mais l’ensemble reste tout de même une belle escroquerie. Ayant eu l’occasion de parcourir le CAPC de Bordeaux, je pense pouvoir donner un avis sur ce sujet.


    • Antoine (---.---.227.187) 18 avril 2006 16:23

      oui, touchant de lieux communs, je vais finir par le penser...

      Perso je n’ignore pas l’art dit contemporain par contre je souhaite que l’art contemporain m’ignore....d’ailleurs l’art contemporain peut il être sauvé ? Qu’il se sauve lui mme avant que je ne me sauve smiley)


    • Marsupilami (---.---.166.235) 18 avril 2006 16:49

      Ouaf !

      Ce qui fait l’art de notre temps, c’est toi D.W. vu que tu es à la tête de l’art !

      Entartage immédiat !

      Houba houba !


    • Bernard Dugué (---.---.113.86) 18 avril 2006 17:59

      Art du Temps ? Mais le Temps existe-t-il mon cher ?

      l’Art est en voie de disparition. Bientôt, comme l’ours des Pyrénées on procèdera à une réintroduction de l’artiste dans son milieu naturel. Ira-t-on le chercher en Lituanie ou en Tchéquie ? Retour de l’étrangeté, ma foi, l’Art ne connaît que le grand style et fuit la quotidienneté. Restent les quelques groupes de rock progressif. Les States savent protéger leurs artistes et accueillir ceux qui feront oeuvre, comme Anna Pavlova ou Réza Vali, sans égaler les Debussy et Scriabine.

      Au passage, il faudra réintroduire l’esthète, espèce indispensable au développement de l’artiste. Attali ne me paraît pas en être. Un type qui rafolle de Michel Berger me paraît suspect, moins qu’un fan de Sardou mais suspect


    • Bernard Dugué (---.---.113.86) 18 avril 2006 18:05

      Hey Luke,

      Pour les solos de batterie, Grand Funk ou Led Zep, voyons, quoique, Palmer soit appréciable mais rien ne vaut le solo dans Earthbound de Crimson, dommage que le son ne soit pas à la hauteur


    • Antoine (---.---.240.58) 18 avril 2006 19:28

      Qui a dit « La peinture est l’art du silence », je ne le sais plus...

      « Peignez, peignez, il en restera bien quelque chose.... »

      Le temps fait il l’affaire ? Le peintre peint sans espoir de retour en ces temps de cacophonie planétaire...

      Où est l’homme, où est l’oeuvre ?

      Mais il faut manger et plus rusé que le renard, l’artiste d’aujourd’hui doit surprendre à la fois ses contempteurs et ses admirateurs possibles....il doit pénétrer le marché et les fabricants de la mode....


  • simplet simplet 18 avril 2006 17:21

    D’1 coté être mélomane a un prix, à 15 ou 20€ le cd çà fait réfléchir ( comme 8€ la place de cinéma... ) moi perso je préfère de loin un concert, posé à observer les musiciens qu’une intègrale de 10 cds téléchargée sur internet en qqs heures.

    Mais comme dit, la culture a un prix... et pour pouvoir s’ouvrir au maximum de styles et de groupes, il m ’arrive fréquemment de télécharger qqs oeuvres en prenant garde de tjrs acheter les disques des petits groupes qui débutent par rapport aux monstres des majors américaines ! ensuite pour se les passer dans la voiture, faut il avoir une qualité parfaite ???

    Chaque support a son interet, mais il a aussi son prix... et n’en déplaise à certains, perso avec le peu d’argent que je gagne je n’ai aucune envie de me lobotomiser devant la star ac un soir de WE pour cause de vache maigre... heureusement « la culture à la portée de tous » a encore un sens pour certains créateurs de festival ( ex : un festival de spectacle et musique à 2€ la semaine passée durant 5 jours à strasbourg... avec plusieurs artistes.. )

    avec 1 cd à 5€ ( donc beaucoup moins d’argents pour SONY EMI et les autres... ) le téléchargement n’aurait pas autant d’avenir devant lui !!!

    Savoir user du MP3 à bon escient est encore rare, et notre gouvernement nous inscite à sa façon à laisser celà de coté !


  • Le bateleur Le bateleur 18 avril 2006 17:47

    Le pari que je fais dans cet article est un pari réellement post industriel

    Celui que les générations qui viendront ne se contenteront plus (voir pire ou mieux) des produits standardisé

    cette madeleine qui a le même goût de la première à la millième ce coca, identique d’un bout à l’autre de la planète

    ce solo de baterie de Iron Butterfly (in agadadavida) excellent, mais qui finit par gonfler (ou gaver)

    Personnellement, lorsque je reconnais à la radio un air que j’ai déjà entendu ne serait-ce qu’une fois (dans l’interprétation donnée) je change de station (ce qui me conduit souvent à éteindre au bout de trois ou quatre tentatives ... quoic par chez nous en Lorraine il y ait l’excellente classic21 - radio belge ! qui distille préférentiellement de l’excellent rock en époussetant et suçant la moelle de la longue traîne - )

    Le son emprisonné sur des supports de plus en plus pauvres (on dit « limpides » !) et reproduit à l’identique ne peut servir que de fond sonore (papier à tapisserie cérébral)

    Ceci dit, qui « écoute » encore vraiment de la musique ?

    90% de ce qui est consommé joue le rôle de « papier peint »

    Luc Comeau-Montasse

    du fagot des Nombreux


    • Bernard Dugué (---.---.113.86) 18 avril 2006 18:06

      Hey Luke,

      Pour les solos de batterie, Grand Funk ou Led Zep, voyons, quoique, Palmer soit appréciable mais rien ne vaut le solo dans Earthbound de Crimson, dommage que le son ne soit pas à la hauteur


    • Antoine (---.---.240.58) 18 avril 2006 19:59

      ben de la muzak....pour les grandes surfaces, le métro etc....


  • Roberto (---.---.20.174) 19 avril 2006 02:18

    1) Le niveau sonore de tels concerts est inuspportable pour nes oreilles normalement constituées qui entendent le rester durablement...

    Je ne comprends pas comment on peut APPRECIER la musique dans de telles conditions. Musique ? Bruit !!

    2) la qualité sonore des artefact audionumeriques est.. redoutable d’autant qu’elle REPRODUIT le grain des sons analogiques maintenant.. Allez faire la différence entre un orgue B3 in situ et un logiciel ! Entre un ampli de guitre vintage et un son tire d’un modelisateur d’ampli cosm..

    Allez je vous le dis.. vive le MP3 et le son artificiel.. c’est comme la glace ou les tomates.. ont peu se plaindre du manque de gout.. a l’inifini !

    Et vives les tomates pour ces grande réunions qui n’ont rien de musicales.. mais qui sont des évenement sociaux forts.. (je sens que je vais m’en prendre une !)


  • Le bateleur Le bateleur 19 avril 2006 21:54

    Mais non, ici la non violence est de mise.

    Je comprends la réaction
    mais il me semble qu’il faut comparer dans les zones médiantes et pas au bord, dans les excès.

    Oui les amplis qui hurlent ... pas glop !

    Mais le débat n’est pas vraiment là.

    L’informatique voudrait nous faire croire que l’on l’on peut retirer de l’information tout en conservant le stimus

    les paris sont à prendre
    mais en ce qui me concerne, je suis tout à fait persuadé que sur le long terme, la pauvreté fondamentale du « son lavé » (j’engage chacun à creuser un peu le principe des algorithmes de compression, tant dans le domaine de la photo que dans celui du son ...) sera payée en retour.

    A moins que l’on parvienne à rapprocher suffisamment l’homme de la machine (le contraire ayant échoué) et qu’il devienne incapable de s’éloigner des goûts standard sur lesquels on le projette. (voir ce qu’écrivait à ce propos - projets des sciences cognitives - Philip N. Johnson-Laird dans « L’ordinateur et l’esprit »)
    Ce qui est tout à fait possible pour ceux que l’on « éduque » de plus en plus précisément dans les « systèmes éducatifs » de plus en plus normés.

    Pour les autres, je pense (j’espère vivement ?) qu’une réaction énergique s’imposera qui fera danser les « majors » sur un mode « mineur » (diabolique ?)

    Je préfère 100 fois écouter un pote gratter sur une guitare désaccordée
    que de ré-entendre pour la 200 ème fois
    même cet excellent concert à Cologne de Keith Jarret


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